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II
ОглавлениеC’était la Saint-Michel, c’est-à-dire le grand jour de fête pour Condé, la foire la plus importante de l’année; et à dix lieues à la ronde, longtemps à l’avance on fixe à cette époque son voyage «à la ville» pour ses affaires comme pour ses plaisirs: on parle de la Saint-Michel six mois avant qu’elle arrive.
Toute la nuit les rues de la ville, ordinairement calmes et silencieuses, avaient été pleines de mouvement et de tapage; depuis minuit jusqu’au matin ç’avait été un va-et-vient continuel, surtout dans le quartier du champ de foire, un roulement incessant de charrettes, des piétinements de bestiaux, des hennissements de juments et de poulains, des beuglements de bœufs et de vaches, des bêlements de moutons, des gémissements de veaux, des grognements de cochons que de temps en temps dominaient tout à coup des cris rauques qui faisaient trembler les bêtes domestiques déjà installées sur le champ de foire,–ceux des animaux féroces d’une ménagerie dont les voitures étaient rangées sous les arbres du cours.
Ce tapage avait été particulièrement assourdissant pour les habitants du collège, qui n’est séparé du champ de foire que par un de ces hauts murs de clôture de dimensions démesurées qu’on construisait autrefois pour les couvents.
Vers le matin il était devenu tel que M. Margueritte et sa fille, ne pouvant plus dormir, s’étaient levés plus tôt que de coutume, tout en se disant cependant que la tante Tout cha ayant trois lieues à faire pour venir à Condé, n’arriverait pas dès le matin sans doute.
Mais en raisonnant ainsi, M. Margueritte se trompait. C’était mal connaître la tante Tout cha que de croire qu’ayant quelque chose à vendre, elle ne serait pas installée sur le champ de foire avant ses concurrentes.
Dès six heures la sonnette avait retenti et presque aussitôt la grande porte avait roulé lourdement en grinçant sur ses gonds rouillés.
A ce moment, M. Margueritte et Hélène, appelés par la cloche, arrivaient dans la cour; ils virent entrer une carriole découverte, moitié charrette, moitié char à bancs, traînée par une magnifique poulinière aux flancs rebondis suitée de son poulain qu’elle allaitait encore; sur le banc de devant étaient assises la tante Tout cha, le fouet et les guides en main, se carrant à son aise, et près d’elle, se faisant aussi petite que possible, madame Margueritte; derrière elles étaient superposées des grandes cages pleines de jeunes dindes qui, le cou passé à travers les barreaux, piaulaient lamentablement.
–Ho! cria la tante Tout cha.
Et jetant son fouet et les guides à sa belle-sœur, elle descendit de voiture assez légèrement, mais avec précaution cependant pour ne pas salir sa belle robe de stoff couleur bleu de roi contre le marchepied ou la roue.
–Bonjour, mon neveu; bonjour, ma nièce; c’est nous; v’la mon poulain.
La présentation n’était pas inutile, car si M. Margueritte attendait sa mère et sa tante, il n’attendait ni cette carriole, ni ce chargement de dindons, ni le poulain.
Mais sans répondre, il s’occupa à aider sa mère à descendre de voiture.
Pendant qu’il la soutenait avec précaution, car la vieille femme, ankylosée par le travail, n’était plus souple, la tante Tout cha continuait:
–Vous m’avez dit que vous aviez une écurie; alors j’ai pensé qu’on pourrait y mettre Cocotte et son poulain. Pourquoi payer un droit d’attache au Bœuf couronné quand on peut en faire l’économie? C’est toujours ça de venu, n’est-il pas vrai? et puis j’ai toujours peur qu’il arrive quelque chose à Cocotte, qui est une poulinière de prix, vous savez, et qui nous a rapporté gros avec ses primes; sans compter que les garçons d’écurie volent la moitié de l’avoine qu’on apporte et n’ont pas honte de la retirer de dessous le nez d’une pauvre bête quand le propriétaire a le dos tourné.
Tout en parlant, elle arrangeait sa toilette fripée par le voyage: sa robe à taille courte qu’elle lissait avec le plat de la main; son fichu à plis régulièrement étagés qu’elle tirait en avant; sa grosse chaîne d’or qu’elle replaçait symétriquement sur ses épaules, car elle avait mis ses atours de cérémonie autant pour faire honneur à son neveu, «M. le principal du collège», que pour qu’on n’osât pas lui marchander ses dindes en voyant qu’elle était une femme cossue qui ne vendait point ses élèves sous le coup du besoin et qui pouvait attendre.
Près d’elle, madame Margueritte, beaucoup plus simplement habillée, plus que simplement même, se tenait immobile, n’ayant pas de chaîne d’or à relever et ne pensant pas à arranger sa robe de droguet qui, datant de douze ou quinze ans, ne gardait ses plis que trop facilement, et pendant que sa belle-sœur parlait, elle la regardait presque craintivement, en tous cas avec une attention soumise comme si elle attendait un ordre; elle restait là les bras ballants et l’on voyait se détacher sur le gris éteint de sa vieille robe ses mains rouges, ridées par les ans, tannées et encroûtées par le travail.
Pendant ce temps le domestique qui avait ouvert la porte, entendant parler d’écurie, se mit à dételer la jument.
–Allons, ma sœur, dit la tante Tout cha, défaisons nos cages et portons-les au champ de foire.
Instantanément, presque automatiquement, comme si elle obéissait à un ressort, madame Margueritte s’était avancée vers la voiture, mais son fils la retint et, s’adressant à sa tante:
–Je vais vous donner quelqu’un pour vous aider.
–Ne faites point perdre le temps à vos gens, mon neveu, dit la tante. Tout cha, ma sœur et moi, nous viendrons bien à bout de porter nos cages, ça nous connaît. Allons, sœur, allons.
Mais M. Margueritte étendit la main avec un geste de dignité:
–Pardon, dit-il, je désire que ma mère ne soit pas vue au champ de foire portant des dindons.
La tante Tout cha resta un moment interloquée, le regardant; mais ce n’était point son habitude de se laisser interloquer: c’était elle, au contraire, qui interloquait les gens et leur imposait silence. Pour qu’elle fût restée bouche close devant son neveu, il fallait qu’elle eût vu en lui «M. le principal»; mais ce mouvement de respect instinctif dura peu, elle reprit vite son assurance.
–Après m’avoir obligée à vendre mes dindes, allez-vous m’en empêcher maintenant? dit-elle.
–Je ne vous ai point obligée à vendre vos dindes, ma tante.
–Vraiment! Et qu’est-ce que vous avez donc fait en m’enlevant votre mère? Pour savant que vous êtes, croyez-vous qu’on vende à la Saint-Michel des dindes maigres aussi cher qu’on les vendrait grasses à Noël? C’est une perte de plus de cinq cents francs que vous m’imposez.
–Quelqu’un n’aurait-il pas pu remplacer ma mère.
–Au prix où sont les servantes au jour d’aujourd’hui, n’est-ce-pas? Non, mon neveu. Il fallait les vendre, je les vends. Mais maintenant vous n’allez pas m’imposer une nouvelle perte; il ne faut pas mépriser la culture, mon neveu.
–Je ne méprise pas la culture, ma tante; mais je ne trouve pas convenable que ma mère se montre au marché comme votre servante, voilà tout. Je vais vous donner tout le monde qui vous sera nécessaire pour vous aider, et si vous avez besoin d’un domestique, il restera à votre disposition tant que vous voudrez.
–Si c’est comme ça.
Et comme cet arrangement faisait, en somme, son affaire, elle s’en contenta, pensant seulement tout bas et sans le dire que M. le principal était bien fier, lui qui n’était que le fils d’un père charpentier et d’une mère sans le sou.
Sans perdre de temps, elle avait pris une cage d’un côté tandis qu’un domestique du collège la prenait de l’autre, et elle était partie pour le champ de foire.
–Pourquoi n’as-tu pas voulu me laisser avec sœur Françoise? dit madame Margueritte à son fils quand la tante Tout cha se fut éloignée; ça l’a fâchée.
–Parce que tu n’as été que trop longtemps sa servante et que je ne veux plus que tu la sois, même pour une heure, même pour une minute. Pardonne-moi, maman.
–Te pardonner! Et que veux-tu que je te pardonne, mon garçon?
Il avait pris sa mère par la main et il la conduisait, accompagnée d’Hélène, à la chambre qu’ils avaient préparée pour elle.
–Ce que je veux que tu me pardonnes, dit-il, c’est d’avoir été aveugle et de m’être imaginé que tu pouvais être heureuse dans la maison de madame Tout cha parce que tu gardais tes habitudes de jeunesse et que tu étais chez ton frère. Tu étais chez ta belle-sœur, non chez ton frère, je m’en aperçois aujourd’hui. C’est cela qu’il faut que tu me pardonnes, car mon aveuglement est cause qu’on a fait de toi-une servante.
–Je ne t’ai pas adressé de plaintes.
–Non, mais tu as souffert en silence, ce qui n’a été que plus cruel encore. Que veux-tu, je m’imaginais qu’étant chez ton frère qui t’aime.
–Oh! pour sûr.
–Tu vivais en famille.
–Il ne faut pas en vouloir à François; vois-tu; il n’ose pas lever le doigt sans la permission de sa femme.
–Voilà le mal.
–Il ne faut pas en vouloir non plus à Françoise; ce n’est pas pour rendre le monde malheureux qu’elle le fait trop travailler.
–C’est pour s’enrichir.
–Elle travaille trop elle-même.
–Enfin, ta peine est finie, pauvre maman; nous allons vivre ensemble désormais, et, ma fille et moi, nous nous appliquerons à te faire oublier ce que tu as souffert. Si par malheur je venais à te manquer, Hélène serait là, et elle ne te laisserait pas retomber en esclavage.
Sans répondre, Hélène mit la main dans celle de son père et la lui serra.
Ils étaient arrivés devant la porte de la chambre que la vieille femme devait habiter:
–Voilà ta chambre, dit M. Margueritte.
Elle regarda autour d’elle d’un air ébahi, et un sourire éclaira son visage placide.
–Oh! non, dit-elle, c’est trop beau pour moi.