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L’HOMME. I

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C’est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l’on compare ses façons aux mœurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d’alors. Ce naturel est gaulois, trop gaulois, dira-t-on, c’est-à-dire peu moral, médiocrement digne, exempt de grandes passions et enclin au plaisir. Il faut reconnaître qu’il avait trouvé autour de lui des exemples, et que ces exemples n’étaient pas trop édifiants. La vie bourgeoise était gaie, avant la Révolution, dans les provinces. Faute d’issue, l’ambition était petite; faute de communications, l’envie manquait; on n’essayait pas d’imiter Paris. Les gens restaient dans leur ville, s’arrangeaient une maison commode, un jardin, une bonne cave, dînaient les uns chez les autres, souvent, joyeusement et abondamment, avec des contes salés et des chansons au dessert. Ils aimaient les gaudrioles, faisaient des mascarades, vidaient des quartauts, mangeaient des grillades, et n’avaient pas des mœurs exemplaires. «Les communautés d’arts et métiers, dit l’honnête Baugier quelque vingt ans après La Fontaine, «faisaient des emprunts dont la meilleure partie passait en buvettes,» et les particuliers allaient du même train. On cherchait à se divertir et non à autre chose. La Fontaine ne s’y ennuyait point, à ce qu’il paraît, car il y vécut jusqu’à trente-cinq ans sans souci, en bon bourgeois bien apparenté, qui a des fermes et pignon sur rue; il jouait, aimait la table, lisait, faisait des vers, allait chez son ami Maucroix à Reims, y trouvait «bons vins et gentilles galoises, friandes assez pour la bouche d’un roi.» De plus, il avait mainte affaire avec les dames du pays, même avec la lieutenante; on en glosa; il n’en devint pas plus sage. Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s’étant réfugiée dans sa maison, sa femme les surprit ensemble; «sans se déconcerter, il fit la révérence et se retira.» C’est de cette façon qu’il tournait les choses. Il n’a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il avoue fort bien qu’il a chassé sur les terres d’autrui, et semble dire que le gibier n’en est que meilleur; il le dit même et très-expressément. «Gardez de faire aux égards banqueroute:» ses préceptes n’allaient pas plus loin. A cet égard, il est étonnant, jusqu’à prendre sa femme pour confidente. Il a l’air, comme Agnès, de ne point entendre mal aux choses qu’il fait, tant il les fait naturellement. Il raconte à Mme de La Fontaine que son premier soin, en entrant dans un pays, est de s’enquérir des jolies femmes: «Je m’en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire.» Il entre dans une allée profonde et couverte, et explique (toujours à Mme de La Fontaine) «qu’il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse.» Il insiste pour plus de clarté (toujours dans une lettre à Mme de La Fontaine): «Si Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m’en passai.» Un peu plus loin, Mme de La Fontaine apprend de son mari qu’on dit des merveilles sur les Limousines de la première bourgeoisie, sur leurs chaperons de drap rose sèche et sur leurs cales de velours noir. «Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai bien m’y amuser en passant et par curiosité seulement.» Curiosité scabreuse et certes peu conjugale: l’aveu suivant ne l’est guère davantage. Il a causé avec une comtesse poitevine, «assez jeune et de taille raisonnable,» qui avait de l’esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari, «toutes qualités de bon augure; j’y aurais trouvé quelque sujet de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée. Mais sans elle, rien ne me touche; c’est, à mon avis, le principal point.» L’affaire était glissante, et ce n’est point sa faute s’il n’a pas glissé. Décidément il est aussi peu marié que possible, et il eût mieux fait de ne point l’être du tout. La moindre tentation, un joli minois, un sourire, une parure avenante le détournent; ce n’est pas pour longtemps et il ne choisit guère. A l’occasion, «la soubrette payait pour la dame.» Quand il fut vieux, «les Jeannetons» remplacèrent «les Clymènes,» et il ne se gêna pas pour l’avouer.

Il ne prenait que l’agrément chez les unes et chez les autres; il était «chose légère,» aimante, aimable, trop délicate et trop vive pour se salir dans le plaisir brutal ou pour se briser dans les émotions extrêmes. Son sentiment, à l’endroit des femmes, n’est ni passionné ni grossier. Il n’a point le cœur ni les sens profondément frappés. Il les aime toutes, et sans préférence, du moins toutes celles qui sont jolies, non point en Don Juan, mais en homme heureux. Il peut en aimer plusieurs ensemble. Qu’il les courtise ou non, il est à son aise dans leur compagnie, occupé et charmé comme au milieu d’un jardin plein de fleurs. J’imagine qu’il regarde une taille penchée, une boucle de cheveux qui flotte, une main blanche qui arrange négligemment un pli de la robe; c’en est assez pour remplir sa journée de rêveries. Il faut lire le récit du trouble où le jeta certaine visite. Il avait soixante-huit ans, et Mlle de Beaulieu quinze. Tout occupé de ce qu’il avait vu, il s’égara en route. Un domestique le remit sur son chemin; il s’égara encore, coucha dans je ne sais quel hameau, et pendant trois jours eut les distractions les plus plaisantes: «Pourquoi M. d’Hervart ne m’a-t-il pas averti? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards! Je vous en fais juge: sans parler d’autres merveilles sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue.» Ici perce la pointe de gaieté sensuelle; mais il revient et ajoute avec une grâce charmante: «Si cette jeune divinité qui est venue troubler mon repos y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai point mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, sinon à faire rire les jeunes filles?» Et il envoie à la divine Amaranthe des vers un peu risqués, pleins d’insinuations vives et d’adorations mythologiques. Ces sourires et ces rires, cette galanterie caressante, ces douceurs, ce mélange d’esprit gracieux et de tendresses fugitives composent l’amour en France; La Fontaine n’en a guère connu d’autre, et il y a passé le meilleur de son temps.

La Fontaine et ses fables

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