Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 7
I
ОглавлениеMe voici donc à l’aise, libre de rechercher toutes les causes qui ont pu former mon personnage et sa poésie; libre de voyager et de conter mon voyage. J’en ai fait un l’an dernier par la mer et le Rhin, pour revenir par la Champagne. Partout, dans ce circuit, éclate la grandeur ou la force. Au nord, l’Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l’entassement de ces eaux stériles qui assiègent l’embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s’entre-choquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du cœur des émotions tragiques; la mer est un hôte disproportionné et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l’homme un fond d’inquiétude et d’accablement. En avançant vers l’est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d’une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant plein de violents contrastes et qui répand une beauté poétique sur cette lourde fécondité. Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l’on remonte vers la France. Le magnifique fleuve déploie le cortège de ses eaux bleues entre deux rangées de montagnes aussi nobles que lui; leurs cimes s’allongent par étages jusqu’au bout de l’horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie; le soleil pose une splendeur sereine sur leurs vieux flancs tailladés, sur leur dôme de forêts toujours vivantes; le soir, ces grandes images flottent dans des ondulations d’or et de pourpre, et le fleuve couché dans la brume ressemble à un roi heureux et pacifique qui, avant de s’endormir, rassemble autour de lui les plis dorés de son manteau. Des deux côtés les versants qui le nourrissent se redressent avec un aspect énergique ou austère; les pins couvrent les sommets de leurs draperies silencieuses, et descendent par bandes jusqu’au fond des gorges; le puissant élan qui les dresse, leur roide attitude donne l’idée d’une phalange de jeunes héros barbares, immobiles et debout dans leur solitude que la culture n’a jamais violée. Ils disparaissent avec les roches rouges des Vosges. Vous quittez le pays à demi allemand qui n’est à nous que depuis un siècle. Un air nouveau moins froid vous souffle aux joues; le ciel change et le sol aussi. Vous êtes entré dans la véritable France, celle qui a conquis et façonné le reste. Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c’est que le Français.
Je revenais par ce chemin au commencement de l’automne, et je me rappelle combien le changement de paysage me frappa. Plus de grandeur ni de puissance; l’air sauvage ou triste s’efface; la monotonie et la poésie s’en vont; la variété et la gaieté commencent. Point trop de plaines ni de montagnes; point trop de soleil ni d’humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semblait maniable et civilisé ; tout y était sur un petit modèle, en proportions commodes, avec un air de finesse et d’agrément. Les montagnes étaient devenues collines, les bois n’étaient plus guère que des bosquets, les ondulations du terrain recevaient sans discontinuer les cultures. De minces rivières serpentaient entre des bouquets d’aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d’un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l’éclair passager d’un ruisseau à travers les lentilles d’eau qui l’obstruent, la teinte délicate dont l’éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de notre paysage; il paraît plat aux yeux qui se sont reposés sur la noble architecture des montagnes méridionales, ou qui se sont nourris de la verdure surabondante et de la végétation héroïque du nord; les grandes lignes, les fortes couleurs y manquent; mais les contours sinueux, les nuances légères, toutes les grâces fuyantes y viennent amuser l’agile esprit qui les contemple, le toucher parfois, sans l’exalter ni l’accabler. Si vous entrez plus avant dans la vraie Champagne, ces sources de poésie s’appauvrissent et s’affinent encore. La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s’étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. Çà et là une ligne d’arbres marque sur la campagne la traînée d’un ruisseau blanchâtre. On aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrazin en fleur: beautés légères qu’une race sobre et fine peut seule goûter. Ajoutez que le climat n’est point propre à la durcir ni à la passionner. Il n’a ni excès ni contrastes; le soleil n’est pas terrible comme au midi, ni la neige durable comme au nord. Au plus fort de juin, les nuages passent en troupes, et souvent, dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité ; l’homme n’est point alourdi ni exalté ; il n’a pas besoin, pour sentir, de violentes secousses et il n’est pas propre aux grandes émotions. Tout est moyen ici, tempéré, plutôt tourné vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n’est point prodigue; elle n’empâte pas ses nourrissons d’une abondance brutale; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du Nord, pour y prendre plaisir, le chargent d’eau-de-vie. Ceux-ci n’iront pas, à leur exemple, s’emplir de viandes et de boissons brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang grossier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe; leur vin ne met dans leurs têtes que la vivacité et la belle humeur.
Plus on les regarde, plus on trouve que leurs gestes, les formes de leurs visages annoncent une race à part. Il y a un mois, en Flandre, surtout en Hollande, ce n’étaient que grands traits mal agencés, osseux, trop saillants; à mesure qu’on avançait vers les marécages, le corps devenait plus lymphatique, le teint plus pâle, l’œil plus vitreux, plus engorgé dans la chair blafarde. En Allemagne, je découvrais dans les regards une expression de vague mélancolie ou de résignation inerte; d’autres fois, l’œil bleu gardait jusque dans la vieillesse sa limpidité virginale; et la joue rose des jeunes hommes, la vaillante pousse des corps superbes annonçait l’intégrité et la vigueur de la séve primitive. Ici, et à cinquante lieues alentour de Paris, la beauté manque, mais l’intelligence brille, non pas la verve pétulante et la gaieté bavarde des méridionaux, mais l’esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l’ironie, qui trouve son amusement dans les mécomptes d’autrui. Ces bourgeois, sur le pas de leur porte, clignent de l’œil derrière vous; ces apprentis derrière l’établi se montrent du doigt votre ridicule et vont gloser. On n’entre jamais ici dans un atelier sans inquiétude; fussiez-vous prince et brodé d’or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gros monsieur que vous êtes, et il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir.
Ce sont là des raisonnements de voyageur, tels qu’on en fait en errant à l’aventure dans des rues inconnues ou en tournant le soir dans sa chambre d’auberge. Ces vérités sont littéraires, c’est-à-dire vagues; mais nous n’en avons pas d’autres à présent en cette matière, et il faut se contenter de celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique et la précision des expériences. Il n’y a pas encore de science des races, et on se risque beaucoup quand on essaye de se figurer comment le sol et le climat peuvent les façonner. Ils les façonnent pourtant, et les différences des peuples européens, tous sortis d’une même souche, le prouvent assez. L’air et les aliments font le corps à la longue; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive: c’est là tout l’homme, esprit et corps, en sorte que du ciel et du sol dépend tout l’homme; on s’en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu’un homme d’Amsterdam à un homme de Marseille. Je crois même que l’homme, ayant plus de facultés, reçoit des impressions plus profondes; le dehors entre en lui davantage, parce que les portes chez lui sont plus nombreuses. Imaginez le paysan qui vit toute la journée en plein air, qui n’est point, comme nous, séparé de la nature par l’artifice des inventions protectrices et par la préoccupation des idées ou des visites. Le ciel et le paysage lui tiennent lieu de conversation; il n’a point d’autres poèmes; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l’entourent; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. Il n’en raisonne point, il n’arrive point à des jugements nets; mais toutes ces émotions sourdes, semblables aux bruissements innombrables et imperceptibles de la campagne, s’assemblent pour faire ce ton habituel de l’âme que nous appelons le caractère. C’est ainsi que l’esprit reproduit la nature; les objets et la poésie du dehors deviennent les images et la poésie du dedans. Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin c’est parce qu’il y a une France, ce me semble, qu’il y a eu un La Fontaine et des Français.