Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 16

III

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Table des matières

Ce ton indique la morale. Il est difficile à un homme si gai d’être un vrai précepteur de mœurs. La sévérité n’est pas sa disposition ordinaire, il ne fera pas de l’indignation son accent habituel. Tâchez de n’être point sot, de connaître la vie, de n’être point dupe d’autrui ni de vous-même, voilà, je crois, l’abrégé de ses conseils. Il ne nous propose point de règle bien stricte, ni de but bien haut. Il nous donne le spectacle du monde réel, sans souhaiter ni louer un monde meilleur. Il montre les faibles opprimés sans leur laisser espoir de secours ni de vengeance. Il reconnaît que Jupiter a «mis deux tables au monde; que l’adroit, le fort, le vigilant sont assis à la première, et que les petits mangent leur reste à la seconde.» Bien pis, le plus souvent les petits servent de festin aux autres. Au reste, peu importe «qui vous mange, homme ou loup; toute panse lui paraît une à cet égard.» Il est résigné, sait ce que vaut le roi lion, quelles sont les vertus des «courtisans mangeurs de gens,» mais croit que les choses iront toujours de même, et qu’il faut s’y accommoder. Telle qu’elle est, la vie est «passable.» «Mieux vaut souffrir que mourir, c’est la devise des hommes.» Cette morale-là est bien gauloise; nous plions sous l’énorme machine administrative qui nous façonne; nous nous souvenons qu’en vain on l’a cassée, que toujours elle s’est raccommodée, et ne s’est trouvée que plus pesante; bien plus, nous sentons que si elle se détraquait, nous ne pourrions vivre. Nous ne savons pas nous associer, comme les gens d’outre-Manche, poursuivre un but avec conduite, patiemment, légalement, par calcul et conscience. Nous ne savons marcher qu’au signal d’autrui, sous un chef, et dans les compartiments du grand établissement latin qui, par l’Église, l’État, le droit, la langue, la foi, les lettres, nous enrégimente et nous mène depuis dix-huit cents ans. Nous reconnaissons a que notre ennemi c’est notre maître;» nous nous moquons de lui, et l’amour-propre ainsi satisfait, nous nous laissons docilement conduire. Nous acceptons «les faits accomplis,» nous finissons même par admirer le succès et rire des gens battus, surtout quand le bâton a été promené sur leurs reins avec adresse. La Fontaine, le plus souvent, s’égaye de leur mésaventure. Son chien fait des raisonnements fort exacts, «mais n’étant qu’un simple chien,» on trouve qu’ils ne valent rien, «et l’on sangle le pauvre drille.» Notre Champenois souffre très-bien que les moutons soient mangés par les loups et que les sots soient dupés par les fripons; son renard a le beau rôle. Jean-Jacques disait fort justement qu’il prend souvent pour héros les bêtes de proie, et qu’en faisant rire aux dépens du volé, il fait admirer le voleur. Aussi ses maximes n’ont-elles rien d’héroïque. Ses plus généreuses sont d’obéir, d’accepter le mal pour soi comme pour autrui, parce qu’il est dans la condition humaine. Il n’eût jamais été un Alceste; je ne sais même s’il eût été un Philinte. Il conseille assez crûment la flatterie, et la flatterie basse. Le cerf met au rang des dieux la reine qui avait jadis «étranglé sa femme et son fils,» et la célèbre en poëte officiel. La Fontaine approuve la perfidie, et quand le tour est profitable ou bien joué, il oublie que c’est un guet-apens. Il représente un sage qui, poursuivi par un fou, le flatte de belles paroles menteuses, et tout doucereusement «le fait échiner et assommer;» il trouve l’invention bonne et nous conseille de la pratiquer. Enfin, chose admirable! il loue la trahison politique: «Le sage dit, selon les gens: Vive le roi! vive la Ligue!» Cette morale est celle du pauvre, de l’opprimé, en un mot, du sujet. Nous n’avons plus le mot, mais nous avons encore la chose: “Ne pas sourire respectueusement au seul nom de M. le préfet, disait Beyle, passe aux yeux des paysans de la Franche-Comté pour une imprudence signalée, et l’imprudence dans le pauvre est promptement punie par le manque de pain.» L’état des choses n’a guère changé, et les maximes qui en naissent n’ont pas changé davantage. Sauf une petite élite, les Français en sont restés à la morale de La Fontaine.

«Amusons-nous,» c’est là, ce semble, son grand précepte, et aussi le nôtre. Il ne faut pas entasser, trop prévoir ni pourvoir, mais jouir. «Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Jouis,» et dès aujourd’hui même. N’attends pas à demain, la mort peut te prendre en route. Ce conseil-là vient si bien du cœur, que La Fontaine, l’homme insouciant, indifférent, s’indigne sérieusement contre le convoiteux et l’avare. Il prêche le plaisir avec autant de zèle que d’autres la vertu. Il veut qu’on suive «ses leçons,» qu’on mette à profit cette vie éphémère. Il loue Épicure, il parle de la mort en païen, il voudrait, comme Lucrèce, «qu’on sortît de la vie ainsi que d’un banquet, remerciant son hôte.» Il ne semble pas songer qu’il y ait quelque chose au delà de la vie et du plaisir. Il demande seulement que ce plaisir soit fin, mêlé de philosophie et de tendresses. Il aime les jardins, mais parmi eux il voudrait encore «quelque doux et discret ami.» Il loue la paresse et le somme; «ajoutez-y quelque petite dose d’amour honnête, et puis le voilà fort.» Ajoutez aussi les curiosités et le vagabondage de l’esprit, le discours promené au hasard sur tous les sujets, depuis la bagatelle jusqu’aux affaires d’État et au système du monde, vous aurez la vie qu’il nous propose en exemple. Il ne voit dans les règles des docteurs sévères que des «discours un peu tristes,» dans Arnauld et Nicole que des «gens d’esprit, bons disputeurs. » Étranges sentiments dans un siècle chrétien! J’ose dire que ce sont ceux de sa race, et qu’ils apparaissent dans les mœurs régnantes comme dans les écrits populaires, depuis les fabliaux jusqu’à Rabelais et Montaigne, depuis La Fontaine et Molière jusqu’à Voltaire et Béranger. Nous ne tirons pas de nous-mêmes la règle de nos mœurs, comme font les peuples germaniques. Nous n’avons pas leur réflexion, leur tristesse; nous ne savons pas, comme eux, nous imposer une consigne et resserrer nos inclinations entre des limites tracées par nous-mêmes; nous ne sommes point, comme eux, profondément chrétiens; notre instinct n’est point moral; nous n’avons, au lieu de conscience, que l’honneur et la bonté ; nous ne prenons point la vie comme un emploi sérieux, assombri par les alarmes d’un avenir immense, mais comme un divertissement dont il faut jouir sans arrière-pensée et en compagnie. C’est en touchant ces instincts populaires que La Fontaine est devenu populaire. C’est un Gaulois qui parle à des Gaulois. Avec Rabelais, Voltaire et Molière, il est notre miroir le plus fidèle. Platon, à ce qu’on rapporte, ayant appris que le grand roi voulait connaître les Athéniens, fut d’avis qu’on lui envoyât les comédies d’Aristophane; si le grand roi voulait nous connaître, ce sont les livres de La Fontaine qu’il faudrait lui porter.

La Fontaine et ses fables

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