Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 15

II

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Le ton change dans les fables, et le vers aussi. La Fontaine n’essaye pas d’y fronder la morale, mais d’en établir une. Il s’agit de peindre toute la vie humaine, et non plus seulement les parties défendues de la vie humaine. Aussi ces fables sont notre épopée; nous n’en avons point d’autre. Je n’ai pas besoin d’ôter ce nom à l’insipide Henriade, ni au pastiche sentimental que M. de Chateaubriand a intitulé les Martyrs. Nous n’avons réussi en ce genre qu’à fabriquer de jolies machines en carton vernissé bonnes à garder sous verre à titre de curiosités historiques. Rabelais seul avait «la tête épique,» et serait le poëte national par l’espèce des idées et la grandeur des conceptions, si la folie de l’imagination, l’énormité de l’ordure et la bizarrerie de la langue ne l’avaient réduit à un auditoire d’ivrognes ou d’érudits. C’est La Fontaine qui est notre Homère. Car d’abord il est universel comme Homère: hommes, dieux, animaux, paysages, la nature éternelle et la société du temps, tout est dans son petit livre. Les paysans s’y trouvent, et à côté d’eux les rois, les villageoises auprès des grandes dames, chacun dans sa condition, avec ses sentiments et son langage, sans qu’aucun des détails de la vie humaine, trivial ou sublime, en soit écarté pour réduire le récit à quelque ton uniforme ou soutenu. Et néanmoins ce récit est idéal comme celui d’Homère. Les personnages y sont généraux; dans les circonstances particulières et personnelles, on aperçoit les diverses conditions et les passions maîtresses de la vie humaine, le roi, le noble, le pauvre, l’ambitieux, l’amoureux, l’avare, promenés à travers les grands événements, la mort, la captivité, la ruine; nulle part on ne tombe dans la platitude du roman réaliste et bourgeois. Mais aussi nulle part on n’est resserré dans les convenances de la littérature noble; le ton est naturel ainsi que dans Homère. Tout le monde l’entend; ce sont nos mots de tous les jours, même nos mots de ménage et de gargote, comme aussi nos mots de salon et de cour. Nos enfants l’apprennent par cœur, comme jadis ceux d’Athènes récitaient Homère; ils n’entendent pas tout, ni jusqu’au fond, non plus que ceux d’Athènes, mais ils saisissent l’ensemble et surtout l’intérêt; ce sont de petits contes d’enfants, comme l’Iliade et l’Odyssée, qui sont de grands contes de nourrice. Et cette épopée de La Fontaine est gauloise. Elle est hachée menu, en cent petits actes distincts, gaie et moqueuse, toujours légère et faite pour des esprits fins, comme les gens de ce pays-ci. Vingt vers leur font comprendre votre leçon, et cent vers les empêcheraient de la comprendre. Ils n’ont pas besoin de longs détails et les longs détails les fatigueraient. Un petit mot de son éclair fuyant leur dévoile tout un tableau ou tout un caractère; une clarté prolongée et forte émousserait leur regard. Ils sont agiles, mais prompts à se rebuter, et veulent arriver au but en trois pas. La fable, par sa brièveté, se proportionne à leur attention si alerte et si vite lassée. Encore faut-il qu’elle ne persévère point d’un bout à l’autre dans le même style, mais qu’elle change, qu’elle ondule par toutes sortes de tours sinueux, de la joie à la tristesse, du sérieux à la plaisanterie. La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, «toujours divers, toujours nouveau,» long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes redoublées, entre-croisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson. Son rhythme est aussi varié que notre allure. Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même sentiment. «Diversité, c’est sa devise.» J’ajoute: Diversité avec agrément. Rien de si fin que cet agrément. Toutes les grâces de ce style sont «légères.» Il s’est comparé lui-même «à l’abeille, au papillon» qui va de fleur en fleur, et ne se pose qu’un instant au bord des roses poétiques. Tous les sentiments chez lui sont tour à tour effleurés, puis quittés; un air de tristesse, un éclair de malice, un mouvement d’abandon, un élan d’éloquence, vingt expressions passent en un instant sur cet aimable visage. Un sourire imperceptible les relie. Les étrangers ne l’aperçoivent pas, tant il est fin. Il se moque sans qu’on s’en doute, au passage, sans insister ni appuyer. Il n’éclate pas; il ne dit qu’à demi les choses. Souvent il prend une mine sérieuse, continue le discours d’un ton convaincu, semble approuver son personnage; tout d’un coup, au dernier vers, une chute révèle l’ironie. Il se commente subitement, en se reprenant, et, à ce qui semble, par pure bonhomie, pour nous éviter une méprise; c’est pour nous jouer un tour et nous dire une méchanceté. S’il lâche un mot suspect et d’apparence un peu libertine, il le corrige aussitôt avec un empressement affecté ; il fait le bon apôtre pour mieux persifler les bons apôtres. Ces jolies hypocrisies sont toujours transparentes. Il s’en amuse comme d’un déguisement; la fable elle-même n’est pas autre chose. C’est railler les gens que de leur mettre sur le dos une peau de bête, d’autant mieux qu’on frappe sur ce dos en ayant l’air de frapper sur le dos d’autrui. La Fontaine semble un simple, occupé du loup, du renard, capable tout au plus de rêver parmi les prés et les basses-cours, et d’en badiner devant les grandes personnes, avec quelque profit pour les enfants. Et tout d’un coup on découvre sous cette apparence innocente un satirique, un philosophe, un connaisseur de l’homme; en sorte que de tous ses héros c’est lui qui est le plus amusant et le mieux masqué. Ce déguisement est exquis. Il ôte à la vérité sa tristesse, au badinage sa frivolité. On se divertit et on pense. On y est à la fois dans les mondes ou plutôt sur la limite des deux mondes; et l’on cueille à la fois tous leurs fruits et toutes leurs fleurs. Un vers vous porte dans la campagne, sous la ramée verte; un autre vous ramène dans les salons, au beau milieu d’une cérémonie royale. Vous entrevoyez le museau fin d’un renard, et un instant après la physionomie avisée d’un courtisan. Aucune de ces deux vues ne nuit à l’autre: elles se suivent sans s’effacer. L’agilité du charmant esprit qui va et vient de l’une à l’autre les unit sans les brouiller. Si vous voulez fixer cette peinture fuyante, vous la grossissez. Quand Grandville, pour illustrer La Fontaine, a mis sous nos yeux les bêtes en habits d’hommes, il a tout gâté ; il n’a fait qu’entasser un carnaval vulgaire, propre à faire rire des provinciaux et des épiciers. Le dessin, de sa lourde empreinte matérielle, perpétue et enfonce dans les yeux ce qui doit glisser devant l’imagination comme emporté par un éclair. La Fontaine n’a pas de visions complètes et durables: il n’est pas oppressé d’images absorbantes; il entrevoit, il quitte, il vole, il revient, il est un moment en vingt lieux et en vingt sentiments; pendant que vous achevez une de ses esquisses, il a fait le tour du monde et il est prêt à recommencer.

La Fontaine et ses fables

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