Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 11
II
ОглавлениеIl n’en a pas perdu le sommeil. Soyez sûr qu’il y a bien plutôt gagné d’agréables rêves. L’agréable, voilà son affaire; à regarder ses fines lèvres sensuelles, on devine qu’il n’a rien pris au tragique. Il l’avoue quand il invite la Volupté à venir loger chez lui, lui disant qu’elle ne sera pas sans emploi, «qu’il aime le jeu, les vers, les livres, la musique, la ville, la campagne, enfin tout.»
Il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.
En effet, toutes les occupations chez lui se tournent en plaisirs, et on le retrouve dans ses vers tel qu’on vient de le voir dans sa vie. Il veut être heureux partout, même en écrivant. Ses Fables effacent ou atténuent ce qu’il y a d’odieux et de malheureux dans le monde. Il voit la laideur aussi nettement que personne, et la marque, mais il ne s’y arrête pas. Il peint la cour comme La Bruyère; mais, au lieu d’entrer dans l’indignation, il tourne prestement du côté de la bonne humeur. Un petit mot glissé en passant change à l’instant l’accent du récit. L’enjouement remplace l’amertume. Il rit au milieu même de son émotion; ses personnages plaisantent de leur propre infortune. Il ressemble à la vive et matinale alouette «qui chante encore, quoique près du tombeau.» Il s’amuse de tout, même de ses misères, même des nôtres. Sa fable est une mascarade, et ce simple déguisement des gens en bêtes égayé tout sujet, fût-il lugubre. On ne peut pas se fâcher bien sérieusement des cruautés du roi lion, quand on se le figure un sceptre entre les pattes et une couronne sur la crinière. On oublie qu’il s’agit d’hommes, et on en retire une vérité sans emporter un chagrin. C’est aussi par cette heureuse inclination qu’il a transformé les contes de Boccace. Il n’a eu garde d’ouvrir son livre par l’atroce peinture d’une peste; il a fui à cent lieues du sérieux Italien et des barbaries du moyen âge. Que Boccace arrange des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des goûts contre nature et toutes sortes de vilenies sanglantes; qu’il mette des amants sur le bûcher, cela est bon pour des nerfs du quatorzième siècle. L’ardeur et la profondeur des sentiments, l’amour qui dessèche et qui, «sans la crainte de l’enfer, pousserait le malheureux rebuté à se donner la mort» les larmes sincères, l’invective, le vigoureux style oratoire digne de Machiavel, toute cette invention italienne nous choque et le choque par son trop de force. On n’est pas à l’aise devant cette volupté ardente; sa crudité rebute; on est inquiété par ce regard direct; on a peur d’une beauté si énergique. La Fontaine la change en piquante grisette, à figure éveillée et mutine; il l’ajuste, l’agace et court après elle. C’est de ces sortes de songes qu’il a rempli sa vie. Il les laissait venir et ne les contraignait pas. Il en jouissait, il ne faisait pas métier de les écrire. C’est pour cela qu’il écrivit si tard, à trente-huit ans. On voit bien par son poëme sur Vaux qu’en poésie comme ailleurs il prenait ses aises. Il s’était fait remettre des mémoires pour mieux décrire les beautés du château. Au bout de trois ans, il avait composé trois fragments en prose et en vers, qui font à peu près cinquante pages. Je suppose qu’il allait se promener à Vaux, regardait les cygnes et les beaux parterres, et revenait le soir content d’avoir si bien travaillé. Le lendemain il ouvrait ses mémoires, lisait six lignes de détails techniques, s’endormait; sa journée était faite. Le surlendemain, quelqu’un le priait à dîner; un autre jour, il s’oubliait à lire Rabelais ou Platon. Il atteignait ainsi la fin de la semaine, puis du mois, puis de l’année. De loin en loin quelques vers lui venaient, qui mettaient sa conscience en repos; il allait toucher sa pension, et saluer Mme la surintendante, l’appelait «merveille incomparable,» de bonne foi, et de bon cœur. Il n’a jamais fait mieux ni pis.
Tout cela ne compose pas un caractère bien digne. Il n’y a pas dans ces mœurs de quoi soutenir un cœur. A regarder ses actions, il a l’air de vivre à genoux: quand il s’agit d’un prince ou d’une princesse, il accumule et outre la flatterie. Ce ne sont que dieux ou déesses. Il se prosterne devant les bâtards; il adore Mme de Montespan; il remarque, quand le roi révoque l’édit de Nantes, que «sa principale favorite, plus que jamais, c’est la vertu.» Encore, parmi tant de génuflexions, a-t-il peur de mal louer; ayant dit du roi que «sa bonne mine ravit toutes les nymphes de Vaux,» il se reprend comme un poëte craintif du Bas-Empire, se demandant «s’il est permis d’user de ce mot en parlant d’un si grand prince.» Il quête de l’argent humblement au monarque et à d’autres. Un poëte de cour en cette cour est un bien petit personnage, sorte de joueur de luth à gages, obligé par son emploi de chanter respectueusement toutes les choses officielles, compagnon du petit chien pour lequel il fait des vers .
Regardez pourtant au fond du cœur, et dites si la vénération l’oppresse. Il a beau baisser les yeux, il voit aussi clair que personne. Il comprend ce qu’est l’égoïsme royal aussi bien que Saint-Simon lui-même. Il le perce à jour, le raille, et n’est jamais las de recommencer son persiflage. Il est sans s’en douter le plus hardi frondeur du siècle. Molière, La Bruyère et Boileau se sont couverts du monarque pour railler le reste. Il ouvre sa galerie de ridicules par le portrait du roi. Et ce portrait-là ne nuit pas aux autres. Personne n’a parlé moins respectueusement «des puissances.» Il semble particulièrement se plaire à railler les grands. Ce n’est pas assez pour lui de les décrire tout au long. Il trouve le loisir de lancer en passant des traits contre les nobles «mangeurs de gens,» contre les «volereaux» qui font les voleurs, contre les seigneurs «qui ont belle tête, mais point de cervelle,» ou «qui n’ont que l’habit pour tout talent.» S’il porte quelquefois l’habit d’un valet, il n’en a point l’âme; cette livrée n’a revêtu en lui que l’homme extérieur, le maladroit que ses amis prêchaient et menaient, le sujet fidèle, l’humble bourgeois qu’assujettissaient les convenances. Le poëte au dedans restait libre, et je crois que dans ce retranchement impénétrable nulle servitude n’eût pu l’envahir.
C’est cette liberté qui le relève, et qui, en lui, comme dans la race, ne peut être étouffée ni périr; en vain nous naissons sujets; nous restons critiques. Ajoutez encore un point, la bonté ; celui-ci a beau être épicurien, impropre aux devoirs de la société et de la famille, prompt au plaisir, inattentif aux conséquences; il n’est jamais égoïste ni dur. Au contraire, il n’y a point d’homme plus doux, plus maniable, plus incapable de rancune; sa moquerie n’est jamais de la méchanceté ; il ne veut que s’amuser, il ne veut point nuire; parfois même, au plus beau de son conte, la pitié le prend pour les pauvres dupes. Jamais il n’a fait de mal à personne; il ne semble pas qu’il en ait dit de personne, sinon en général et envers. Du moins il n’en disait jamais des femmes . Ayant écrit au prince de Conti un récit des mésaventures de Mlle de La Force, il le supplie de ne montrer sa lettre à personne. «Mlle de La Force est trop affligée, et il y aurait de l’inhumanité à rire d’une affaire qui la fait pleurer si amèrement.» Quoique distrait, et indifférent à ses propres affaires, sitôt que des gens affligés venaient le consulter, «non-seulement il écoutait avec une grande attention, mais il s’atendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait, il donnait les meilleurs conseils du monde.» Il fut l’ami le plus fidèle, et défendit devant le roi Fouquet disgracié. Vingt détails touchants montrent la sincérité de son affection et de sa peine. Il passait par Amboise où Fouquet avait été enfermé d’abord: «Je demandai à voir cette chambre, triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisit n’avait pas la clef. Au défaut, je fus longtemps à considérer la porte.... Sans la nuit, on n’eût jamais pu m’arracher de cet endroit.» Son attachement pour Mme de La Sablière fut si délicat, qu’en vérité il payait tous les services. Le pauvre homme ne pouvait pas en rendre de bien utiles; mais le sentiment suffisait à l’acquitter. «Ne montrez ces vers à personne, écrivait-il à Racine, car Mme de La Sablière ne les a pas encore vus.» Il lui gardait ainsi la seule chose qu’il pût donner, des prémices.
Ce que chez vous nous voyons estimer,
C’est un mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami.
Voilà les louanges qu’il trouvait pour elle. «Vous que l’on aime à l’égal de soi-même.» Voilà le mot par lequel il peignait son sentiment. Il y revenait à vingt reprises, en lui parlant, en parlant à d’autres. Elle était la première dans son cœur, et elle y resta toujours, ainsi que dans un temple, adorée comme une bienfaitrice, comme une amie, comme une femme, parmi les tendresses et les respects. Nul n’a parlé de l’amitié comme lui, avec une émotion si vraie et si intime. Nulle part elle n’a un élan si prompt et des ménagements si doux. Il donna à ses amis, à Pintrel, à Maucroix, le seul bien qu’il eût, tout ce qu’il pouvait donner, c’est-à-dire son temps et sa gloire, traduisant des vers pour eux, mettant son nom à côté du leur pour qu’on lût leurs ouvrages. Quand il se convertit, le point qui le heurtait le plus c’était l’éternité des peines: «Il ne comprenait pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu.» Il jugeait Dieu d’après lui-même; ce n’était pas là une si grande injure, et sa garde n’avait point tort de dire «que Dieu n’aurait jamais le courage de le damner.»