Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 18
L’ÉCRIVAIN (SUITE). I
ОглавлениеIl est rare en France de rencontrer un grand écrivain qui soit populaire. Ordinairement ceux qui sont populaires ne sont point grands, et ceux qui sont grands ne sont point populaires. La séparation est profonde chez nous entre la culture et la nature. Il y a eu toujours et il y a partout ici deux ordres d’hommes et de choses, selon que la nature gauloise ou la culture latine a prévalu. Nous n’avons qu’une civilisation artificielle, qui nous recouvre sans nous pénétrer: d’un côté, ceux qu’on nommait autrefois les lettrés, les nobles, et qu’on appelle aujourd’hui les Parisiens et les fonctionnaires; de l’autre côté, les bourgeois, les provinciaux, les paysans. Depuis les Romains, une organisation savante, qui, deux fois brisée, s’est reformée plus solide, enserre dans ses cadres brillants une masse à demi brute, et reporte toute la civilisation sur le mince groupe d’hommes qu’elle attire au centre de son mouvement. Nous avons vu ce contraste sous les Césars, sous Charlemagne, sous les Valois, sous les Bourbons, et nous le voyons encore. Consultez les récits des voyageurs anglais qui ont visité la France sous Louis XIV et Louis XV. Une cour magnifique, des bâtiments somptueux, des académies, un superbe appareil d’armées, de vaisseaux, de routes, une administration toute-puissante, une petite élite de gens parés et polis. Par-dessous, un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qu’on recrute de force et par des chasses, qui mangent du pain de fougère, qui s’accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain. Par-dessous les fêtes et les broderies de Versailles, une populace d’affamés et de déguenillés. Parcourez aujourd’hui la France; si la Révolution a diminué les différences de fortune, la centralisation a augmenté les différences de culture: une seule cité maîtresse où fourmillent et pullulent les idées engorgées qui s’étouffent et se fécondent infatigablement par le travail et le mélange de toutes les sciences et de toutes les inventions humaines; alentour, des villes de province inertes où des employés confinés dans leur bureau et des bourgeois relégués dans leur négoce vont le soir au café pour regarder une partie de billard et remuer des cartes grasses, bâillent sur un vieux journal, songent à dîner et digèrent sur des cancans; plus bas encore, des paysans qui ont pour bibliothèque un almanach, lequel est bien de trop souvent, puisque la moitié d’entre eux ne sait pas lire, qui votent en moutons, et trouvent que ce vote est une corvée, ignorants, apathiques, incapables d’entendre un mot aux intérêts de l’État et de l’Église, habitués à laisser leur conscience et leurs affaires aux mains des gens qui ont un habit de drap. Le grand lustre qui flamboie à Paris n’apparaît là-bas que comme une chandelle; toutes les lumières amoncelées au centre laissent le reste dans un demi-jour. La forme même de notre civilisation nous impose ce contraste; nous ne nous sommes développés qu’en nous disciplinant sous un gouvernement distinct du peuple, indépendant, qui absorbait toutes les idées et les forces, subsistait par sa propre énergie et nous donnait l’impulsion, au lieu de la recevoir de nous.
Cet état permanent des choses s’est peint dans les lettres d’une façon permanente. Combien y a-t-il de nos grands auteurs qui soient compris par le peuple? D’un bout à l’autre de notre histoire, la même séparation reparaît. Les Ausone, les Fortunat, les Aper scandent des vers et des périodes bien latines; au-dessous d’eux le pauvre colon gaulois murmure tout bas une prière aux dieux de ses bois et de ses fontaines, et on ne l’aperçoit que par hasard dans un barbarisme dont s’amuse un auteur curieux. Le voilà enfin qui parle, quand il a fait la langue vulgaire, dans les fabliaux, les mystères, les chansons de geste; mais toute cette littérature s’arrête au milieu de sa pousse; elle ne s’achève point; elle n’a point son Dante ou son Boccace; elle s’enfouit, s’efface de la mémoire des hommes; les écrivains du dix-septième siècle n’en savent que deux ou trois noms, et les derniers, Villon, Marot, la reine de Navarre; elle n’a été qu’un babil d’enfants malicieux et gentils. Au-dessus d’elle la culture latine a accaparé les idées générales qui pouvaient la nourrir et la développer; un petit peuple noir de théologiens et de disputeurs les a prises pour son apanage, et cet enclos ecclésiastique, en restant stérile, a imposé la stérilité au reste du champ. Nous avons une autre culture au seizième siècle, presque aussi factice; que nous a-t-elle donné, sinon une poésie emphatique et un théâtre de convention? Nul poëte national comme Shakspeare. Montaigne ne survit que pour les lettrés; le seul à demi populaire est Rabelais, à cause des gaudrioles. Voici enfin nos siècles classiques; les mots familiers s’effacent, la langue s’ennoblit; le théâtre prend pour public et pour modèles les gens de salon et les seigneurs. C’est la littérature de Versailles. Aujourd’hui nous avons la littérature de Paris; la croyez-vous plus naturelle que l’autre? Au lieu d’un public de courtisans, vous avez un public de critiques. Les livres qu’on produit là ne pénètrent point dans le peuple; ils sont faits pour des curieux et des gourmets, non pour des âmes simples. Les drames de Victor Hugo et les romans de Balzac n’entreront pas plus dans les chaumières que les tragédies de Racine ou les portraits de La Bruyère. Paris, aujourd’hui, est comme Rome sous les Césars, ou Alexandrie sous les Ptolémées, un terreau puissant, étrangement composé de substances brûlantes, capable de produire des fruits extraordinaires, maladifs souvent, enivrants parfois, mais que le sol natal ne revendique pas. En Allemagne, une servante, le dimanche, lit Schiller et l’entend; maintes fois vous rencontrez un piano dans une arrière-boutique; les mineurs flamands, leur ouvrage achevé, chantent en parties; partout en pays protestant la Bible, du moins, est lue et même sentie par le peuple. Chez nous quelques récits militaires, des chansons grivoises, çà et là dans les provinces reculées une légende locale. Hors les Parisiens et les cosmopolites, qui est-ce qui goûte notre littérature, notre peinture, notre musique, si travaillées, si savantes, si psychologiques? Nos lettres, comme notre religion et notre gouvernement, sont plutôt superposées qu’enracinées dans la nation. Toujours l’histoire de l’esprit gaulois est la même; s’il reste gaulois, il n’aboutit pas; s’il aboutit, il perd sa physionomie vraie. D’un côté sont les conteurs du moyen âge, Marot, Saint-Gelais, les buveurs, les malins, les chansonniers, qui restent au second rang; de l’autre côté sont les lettrés, Boileau, Racine, Rousseau, les théoriciens du seizième et du dix-neuvième siècle qui écrivent pour une classe et non pour la nation. Les uns sont restés au niveau du peuple, les autres n’ont plus rien de commun avec le peuple. Les uns ont avorté sur la souche natale, les autres se sont séparés de la souche natale. Trois ou quatre hommes tout au plus ont su se développer en restant gaulois; ce sont ceux qui, en prenant un genre gaulois, la chanson, le pamphlet, la farce, la comédie, l’ont élargi et relevé jusqu’à le faire entrer dans la grande littérature: Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire et peut-être quelquefois Béranger. Encore Béranger n’a-t-il qu’un syle travaillé et factice. Rabelais est trop débordant et excentrique. Presque tous les vers de Voltaire, ceux qu’il estimait le plus, sont des parades officielles. Molière, trop pressé, forcé de se plier au ton convenable, gêné par l’alexandrin monotone, n’a pas toujours atteint le style naturel. La Fontaine est, je crois, le seul en qui l’on trouve la parfaite union de la culture et de la nature, et en qui la greffe latine ait reçu et amélioré toute la séve de l’esprit gaulois.
Il va au delà de Marot, comme Béranger au delà de Collé, par le même travail et grâce aux mêmes ressources, ayant reformé son petit cadre d’après l’art ancien, et l’ayant rempli de toutes les grandes idées de son temps. Son parent Pintrel lui avait fait lire et relire Virgile, Homère, et aussi Quintilien, Horace et Térence. Il les préférait hautement aux modernes. «Art et guides, disait-il, tout est dans les Champs-Élysées. » Il avait annoté presque à chaque page Platon et Plutarque, avec profit certainement, car la plupart de ses notes sont des maximes qu’on retrouve dans ses tables. Il est rempli de Virgile, il a traduit de lui des vers suaves et passionnés; il parle comme lui des troupeaux «qui retranchent l’excès des moissons prodigues,» des boutons printaniers «frêle et douce espérance, avant-coureurs des biens que promet l’abondance.» Il entend par lui le sourd et voluptueux murmure qui sort de la campagne endormie. Il retrouve le grand sentiment de Lucrèce pour décrire «le temps où tout aime et pullule dans le monde,» et pour sentir la puissance et la fécondité de la nature immortelle. Il loue la volupté avec les mots d’Horace, et relève l’insouciance gauloise jusqu’à la dignité du paganisme ancien. «Mais son imitation n’est pas un esclavage. » «Il prend l’idée», et la repense de façon à lui rendre l’âme une seconde fois. Il prend encore «le tour et les lois que jadis les maîtres suivaient eux-mêmes.» Avec leurs règles, il se fait un art. Il n’écrit pas au hasard avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets, et l’on a vu que la fable achevée n’a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu’il «fabriquait ses vers à force de temps.» Il n’atteignait l’air naturel que par le travail assidu. Il recommençait et raturait jusqu’à ce que son œuvre fût la copie exacte du modèle intérieur qu’il avait conçu. Il suivait un plan fixe, disposait toutes les parties de la composition d’après une idée maîtresse, transformait ses originaux, développait un point, en abrégeait un autre, proportionnait le tout. Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d’Ésope qui lui sert de matière, on s’aperçoit qu’il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu’elles dépendent d’un principe, sinon exprimé, du moins senti. On tirerait de ses œuvres une poétique. Vous avez vu qu’on en peut tirer une philosophie. C’est par cette réflexion supérieure que La Fontaine, comme Rabelais ou Voltaire, surpasse les purs Gaulois et sort de la foule des simples amuseurs. Toute grande œuvre littéraire contient un traité de la nature et des hommes, et il y en a un dans ces petites fables. La Fontaine, comme les plus doctes, s’intéresse aux hautes idées qu’on agite autour de lui, lit Platon, discute contre Descartes, raisonne sur la morale des jansénistes, goûte Epicure et Horace, écrit d’avance «le Dieu des bonnes gens,» et propose une morale. Il est curieux, chercheur, amateur de conversations sérieuses. Vergier conte qu’il raisonne à l’infini, «qu’il parle de paix, de guerre, qu’il change en cent façons l’ordre de l’univers, que sans douter il propose mille doutes.» Voilà que ce bonhomme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. «Il ne faut pas juger ces gens sur l’apparence.» Il a l’air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu’aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. Vous voyez qu’il a tiré de ce siècle toutes les idées qu’il en pouvait prendre, et qu’il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c’est-à-dire l’élégance et la politesse. Ce conteur de gaudrioles, au besoin, parlait comme les plus nobles. Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait vécu au milieu d’elle et savait comment on doit s’y tenir. Il avait le goût, la correction, la grâce. Il entretenait les dames avec des ménagements, des insinuations et des douceurs dont Boileau n’eut jamais l’idée. Ses vers à Mme de La Sablière, à Mme de Montespan, à Mme de Bouillon sont le chef-d’œuvre de la galanterie respectueuse ou de la tendresse délicate. Il flatte et il amuse, il caresse et il touche, il est naturel et il est mesuré. Il exagère juste à point, il s’arrête à temps au bord des déclarations. Il atténue l’adulation par un sourire. Il esquive l’emphase par la naïveté et l’enthousiasme. On dit qu’il était gauche quand il parlait avec sa bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.