Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 19

II

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Par quel étrange don a-t-il ainsi réuni les extrêmes? Un petit mot, qu’on a déjà dit, qu’il faut répéter, explique tout: il était poëte, chose unique en France, et poëte de la même façon que les plus grands. Ce petit mot indique un homme qui peut se déprendre de soi-même, s’oublier, se transformer en toutes sortes d’êtres, devenir pour un moment les choses les plus diverses. C’est ce don qu’on attribuait à Shakspeare quand on disait qu’il avait «dix mille âmes .» Les êtres entrent dans cette âme tels qu’ils sont dans la nature, et y retrouvent une seconde vie semblable à l’autre. Ils s’y développent, ils y agissent par leurs propres forces et d’eux-mêmes; ils n’y sont point contraints par les passions ou les facultés qu’ils y rencontrent: ce sont des hôtes libres; tout le soin du poëte est de ne point les gêner; ils se remuent et il les regarde; ils parlent et il les écoute; il est comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s’est établi chez lui; il n’y intervient qu’en lui fournissant les matériaux dont il a besoin pour s’achever et en écartant les obstacles qui l’empêcheraient de se former. A ce titre un paysan l’intéresse comme un prince, et un âne autant qu’un homme. Il s’arrête devant un taudis, s’occupe des vieilles poutres enfumées, du bahut luisant, des enfants rougeauds qui se traînent par terre en grignotant des tartines, de la ménagère qui caquette, le poing sur les hanches, et gourmande son homme penaud. Il suit toutes les liaisons de toutes ces choses, voit l’épargne et les querelles, sent les odeurs et la cuisine, et sort attristé, égayé, la tête comblée d’histoires villageoises, prêt à déverser le trop-plein de ses imaginations sur l’ami ou la feuille de papier qui va tomber sous sa main. — Le coche l’emporte à Versailles; il aperçoit un seigneur qui, au bord d’une pièce d’eau, fait une révérence et offre la main à une dame. Que cette révérence est belle! Que l’habit est galant! Et comme l’air avenant de la dame, son sourire complaisant et tout à la fois noble lui sied bien! Cependant les jets d’eau montent alentour effilés comme des bouquets de plumes; les charmilles égalisées ressemblent à une haie de Suisses; les colonnades arrondissent leurs décorations comme un salon champêtre. Certainement la vie de cour est ce qu’il y a de plus beau au monde. Voilà son imagination remplie de figures majestueuses, de discours ornés et corrects, de politesses condescendantes, d’airs de tête royaux. — Sans doute un roi est beau, mais un chien l’est davantage. Justement en voilà un qui passe. Il y a toute une comédie dans ses allures. Quel être indiscret et pétulant! Il se jette dans les jambes, reçoit des coups de pied, heurte, flaire, lève la patte, curieux, hasardeux, bruyant, gourmand, fort en gueule, aussi varié dans ses accents, aussi prompt à donner de la voix qu’un avocat au parlement. On peut le prendre pour héros aussi bien que M. le Prince. — Cette promptitude aux métamorphoses intérieures fait l’artiste véritable. Il n’est d’aucune classe ni d’aucune secte; il n’a ni préjugés ni parti pris; il est accessible à toutes les émotions, aux plus hautes comme aux plus basses. Il trouve sa matière dans les bouges comme dans la salle du Trône, dans l’adoration pure, comme dans le plaisir grivois. La même main a écrit les Troqueurs et à côté les Deux Pigeons. Le même homme persifle en gamin les petites gens qu’on foule, et dans le Paysan du Danube atteint le style d’un Démosthènes, pour invectiver contre les tyrans. Le même conteur gambade parmi les drôleries irrévérencieuses, et peint en vers magnifiques la majesté des dieux dont le regard perce en un éclair tous les abîmes du cœur. Il ressemble à la nature qui produit tout, le sublime, le vulgaire, et toujours les contraires, sans préférer l’un à l’autre, impartiale, indifférente, ou plutôt amie de tous, et, comme disent les anciens, mère et nourrice des choses, incessamment occupée à conduire les vivants de tout degré et de toute espèce sous la clarté du jour.

De là le charme de son style. Il n’a pas l’air d’un écrivain; il est à mille lieues des habitudes oratoires qui font loi autour de lui. Ce n’est pas lui qui apprendrait de Boileau à faire le second vers avant le premier pour remplir ensuite le premier d’oppositions redondantes et d’épithètes explicatives. Il laisse ses voisins ordonner leurs tirades; il sent bien que par ces alignements d’idées on n’imite pas la nature. Il ne la force pas, il se livre à elle; il lui abandonne le détail de son vers comme l’ensemble de sa conception. Quelqu’un lui souffle tout bas ce qu’il met sur son papier. Il entend des accents nuancés, une voix qui se hausse et se baisse; il voit des bouts de paysages, des gestes, des figures comiques, touchantes, et tout cela comme dans un rêve. Pendant ce temps, sa main écrit des lignes non finies, terminées par des syllabes pareilles; et il se trouve que ces lignes sont la même chose que ce rêve; ses phrases n’ont fait que noter des émotions. Voilà pourquoi nous voyons des émotions à travers ses phrases. Il n’y a rien de plus rare en France que ce don. Notre style si exact et si net ne dit rien ou delà de lui-même; il n’a pas de perspective; il est trop artificiel et trop correct pour ouvrir des percées jusqu’au fond du monde intérieur, comme fait la langue des artistes ou des simples, telle qu’on la trouve dans l’Imitation ou dans Shakspeare. Pascal et Saint-Simon seuls au dix-septième siècle, et encore dans des écrits secrets qui sont des confidences, ont traversé la froide et brillante enveloppe des mots pour aller troubler le cœur. La Fontaine est le seul qui, sous prétexte de négligence, la traverse ouvertement. Sont-ce des vers que vous lisez ici ou un tableau que vous avez sous les yeux, mieux qu’un tableau, puisque le sentiment y est avec les couleurs? On n’a pas besoin d’aller à Vaux regarder la peinture de la Nuit; la voici, et digne du Corrége:

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,

La tête sur son bras et son bras sur la nue,

Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

Lisez encore ces trois lignes, vous emporterez avec leur souvenir de quoi songer toute une heure, car elles enferment toute une vie:

J’étais libre et vivais content et sans amour;

L’innocente beauté des jardins et du jour

Allait faire à jamais le charme de ma vie.

Alfred de Musset est le seul qui, depuis La Fontaine, ait retrouvé des vers de ce genre, une douzaine de mots ordinaires, assemblés d’une façon ordinaire et qui ouvrent un monde. C’est ce qui met à part et au-dessus de tous, les pauvres fous, malheureux ou naïfs, qui les trouvent; on appellera les autres «grands hommes si l’on veut, mais poètes, non pas.» Nous en avons eu un (ce n’est guère), un seul, et qui, par un hasard admirable s’étant trouvé Gaulois d’instinct, mais développé par la culture latine et le commerce de la société la plus polie, nous a donné notre œuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale; c’est pour cela que j’en ai parlé si longuement, trop longuement peut-être. Et pourtant je ne voudrais pas finir ainsi, conter qu’il est mort, qu’il s’est confessé, et le reste. Cela ne convient pas pour achever le portrait d’un poëte, surtout le portrait de celui-ci. J’aime mieux copier une page de son Platon, une page que certes il a bien souvent lue, et qui le peint comme il voudrait l’être. Quand on pense à ces vers si gracieux, si aisés, qui lui viennent à propos de tout, qu’il aime tant, à ce doux et léger bruit dont il s’enchante et qui lui fait oublier affaires, famille, conversation, ambition, on le trouve semblable aux cigales de Phèdre.

«On dit que les cigales étaient des hommes avant que les Muses fussent nées. Lorsqu’elles naquirent et que le chant parut, il y eut des hommes si transportés de plaisir, qu’en chantant ils oublièrent de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que naquit la race des cigales, et elles ont reçu ce don des Muses, de n’avoir plus besoin de nourriture sitôt qu’elles sont nées, mais de chanter dès ce moment, sans manger ni boire, jusqu’à ce qu’elles meurent. Ensuite elles vont annoncer aux Muses quels hommes ici les honorent.»

Il faut tâcher de croire que c’est là aujourd’hui le sort de La Fontaine.

La Fontaine et ses fables

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