Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 8

II

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En tous cas, il y a un moyen de s’assurer de ce caractère que nous prêtons à la race. La première bibliothèque va vous montrer s’il est en effet primitif et naturel. Il suffit d’écouter ce que dit ce peuple, au moment où sa langue se délie, lorsque la réflexion ou l’imitation n’ont pas encore altéré l’accent originel. Et savez-vous ce que dit ce peuple? ce que La Fontaine, sans s’en douter, redira plus tard. Quelle opposition entre notre littérature du douzième siècle et celle des nations voisines! Quel contraste entre nos fabliaux, nos romans du Renard et de la Rose, nos chansons de Gestes, et les Niebelungen, le Romancero, Dante et les vieux poëmes saxons? Au lieu des grandes conceptions tragiques, des rêveries sentimentales et voluptueuses, des générosités et des tendresses du vieux poëme allemand; au lieu de l’âpreté pittoresque, de l’éclat, de l’action, du nerf des récits espagnols; au lieu de la farouche énergie, de la profondeur lugubre des hymnes saxonnes, vous rencontrez des épopées prosaïques et des contes frondeurs. Leur style n’a pas de couleur et ne donne pas de secousses. Les subites et éclatantes visions, les violentes accumulations de sentiments concentrés ou épanchés, toute passion, toute splendeur y manque. Ils écrivent sans images ni figures, aisément, tranquillement, avec la suite d’une eau claire et coulante. Ils trouvent à l’instant et sans effort l’expression juste, et atteignent du premier coup l’objet en lui-même, sans s’empêtrer dans le magnifique manteau des métaphores, sans être troublés par l’afflux trop grand des émotions. Bien plus, ils voient aussi nettement les liaisons des choses que les choses elles-mêmes. Jamais leur discours ne dévie ni ne bondit; ils vont pas à pas, de degré en degré, d’une idée dans l’idée voisine, sans omissions ni écarts. Ils portent partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet triste, de pousser l’émotion jusqu’au bout; ils évitent les grands mots. Souvenez-vous comment Joinville conte en six lignes la fin de «son pauvre prêtre malade, qui voulut achever de célébrer la messe et oncques puis ne chanta et mourut.» Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la fille du roi de Hongrie; quand on veut la brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers «sur cette douce rosée qui est un si pur innocent,» et puis c’est tout. Prenez un fabliau, même dramatique: lorsque le chevalier pénitent qui s’est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès de l’ermite, il ne lui demande qu’un don suprême:

Que vous mettiez vos bras sur mi,

Si mourrai aux bras moy ami.

Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d’une façon plus sobre? Il faut dire de leur poésie ce que l’on dit de certains tableaux: Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux que les vers amoureux de Guillaume de Lorris? L’allégorie y enveloppe les idées pour leur ôter leur trop grand jour; des figures idéales à demi transparentes flottent autour de l’amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiments nuancés jusqu’à la rose dont «la suavité replenist toute la plaine .»

Cette délicatesse va si loin que dans Thibault de Champagne, dans Charles d’Orléans, elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Toutes les impressions s’atténuent; le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses; ils aiment avec esprit et politesse; ils arrangent ingénieusement en bouquets «les paroles peintes,» toutes les fleurs «du langage frais et joli;» ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les plus aimables abbés du dix-huitième siècle: tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi les révérences et sous les douillettes musquées de la dernière cour! Vous la trouverez dans leur coloris aussi bien que dans leurs sentiments. Ils ne sont point frappés par la magnificence de la nature; ils n’en voient guère que les jolis aspects; ils peignent la beauté d’une femme d’un seul trait, qui n’est qu’aimable, en disant «qu’elle est plus gracieuse que la rose en mai.» Ils ne ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement du cœur que montrent les poésies voisines; ils disent discrètement «qu’elle se mit à sourire, ce qui moult lui avenoit.» Ils ajoutent quand ils sont en humeur descriptive, qu’elle eut la a douce haleine nette et savourée,» et le corps aussi blanc «comme est la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé.» Ils s’en tiennent là ; la beauté leur plaît, mais elle ne les transporte pas; ils goûtent les émotions agréables, ils ne sont pas propres aux sensations violentes. Le profond rajeunissement des êtres, l’air tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu’un couplet gracieux; ils remarquent en passant que «déjà est passé l’hiver, que l’aubépine fleurit et que la rose s’épanouit;» puis ils vont à leurs affaires. Légère gaieté, prompte à passer comme en celle que fait naître un de nos paysages d’avril; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des saules, la riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin; puis, quand il a chantonné un refrain, il revient à son conte. Ne craignez pas qu’il s’attarde aux descriptions, il aime mieux les événements que les peintures; il n’est pas contemplatif et solitaire. Les deux qualités de son esprit, qui sont la sobriété et la finesse, le détournent bien vite de l’exaltation et de la poésie, pour le conduire à la prose, à la raillerie et au récit.

Voici donc les fabliaux, l’épopée du Renard, les contes qui naissent. Sujets et style, c’est là proprement notre littérature. Le poëte n’y a d’autre objet que de s’amuser et d’amuser le lecteur. Il est grivois et malin, se plaît aux bons tours et aux histoires lestes. Ne cherchez pas ici le profond instinct moral que la froideur du tempérament et l’imagination sérieuse engendrent chez les Germains. Dès l’origine et dans les pays où la race s’est gardée pure, on trouve nos Gaulois sensuels, enclins à faire bon marché du mariage. Et croyez que nos fabliaux en font bon marché. Non qu’ils peignent la volupté comme les Italiens et Boccace. Boccace prend le plaisir au sérieux; la passion chez lui, quoique physique, est véhémente, constante même, fréquemment entourée d’événements tragiques et médiocrement propre à divertir. Nos fabliaux sont bien autrement gais. L’homme y cherche l’amusement, non la jouissance. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il prend l’amour comme un passe-temps, non comme une ivresse. C’est un joli fruit qu’il cueille, goûte et laisse. Encore faut-il noter que le meilleur du fruit, à ses yeux, c’est d’être un fruit défendu. Il se dit qu’il dupe un mari, «qu’il trompe une cruelle, et croit gagner des pardons à cela.» Il veut rire; c’est là son état préféré, le but et l’emploi de sa vie. Surtout il veut rire aux dépens d’autrui. Le petit vers des fabliaux trotte et sautille comme un écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées ou respectables, daubant sur les femmes, l’Église, les grands, les moines. Gabeurs, gausseurs, nos pères ont en abondance le mot et la chose. Et la chose leur est si naturelle, que sans culture et parmi des mœurs brutales ils sont aussi fins dans la raillerie que les plus déliés. Ils effleurent les ridicules, ils se moquent sans éclat et comme innocemment; leur style est si uni, qu’au premier aspect on s’y méprend, on n’y voit pas de malice. On les croit naïfs, ils ont l’air de n’y point toucher. Un mot glissé montre seul le sourire imperceptible; c’est l’âne, par exemple, qu’on appelle l’archiprêtre, à cause de son air grave et de sa soutane feutrée, et qui gravement se met à «orguenner.» Au bout de l’histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous sachiez par où il est entré en vous. Ils n’appellent pas les choses par leur nom, surtout en matière d’amour; ils vous les laissent deviner; ils vous jugent aussi éveillés et avisés qu’eux-mêmes. Sachez bien qu’on a pu choisir chez eux, embellir, épurer peut-être, mais que leurs premiers traits sont incomparables. Quand le renard s’approche du corbeau, pour lui voler son fromage, il débute en papelard, pieusement et avec précaution, en suivant les généalogies; il lui nomme «son bon père, dom Rohart, qui si bien chantoit;» il loue sa voix qui est «si claire et si épurge.» «Au mieux du monde chantissiez, si vous vous gardissiez des noix.» Renard est un Scapin, un artiste en inventions, non pas un simple gourmand; il aime la fourberie pour elle-même; il jouit de sa supériorité, il prolonge la moquerie; quand Tibert le chat par son conseil s’est pendu à la corde de la cloche en voulant sonner, il développe l’ironie, il la goûte et la savoure; il a l’air de s’impatienter contre le pauvre sot qu’il a pris au lacs, l’appelle orgueilleux, se plaint de ce que l’autre ne lui répond pas, qu’il veut monter aux nues, et aller retrouver les saints. Et d’un bout à l’autre cette longue épopée est pareille; la raillerie n’y cesse point et ne cesse point d’être agréable. Renard a tant d’esprit, qu’on lui pardonne tout. Le besoin de rire est le trait national, si particulier, que les étrangers n’y entendent mot et s’en scandalisent. Ce plaisir ne ressemble en rien à la joie physique, qui est méprisable parce qu’elle est grossière; au contraire, il aiguise l’intelligence et fait découvrir mainte idée fine ou scabreuse; les fabliaux sont remplis de vérités sur l’homme et encore plus sur la femme, sur les basses conditions et encore plus sur les hautes; c’est une manière de philosopher à la dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n’a rien non plus de commun avec la franche satire, qui est laide, parce qu’elle est cruelle; au contraire, il provoque la bonne humeur; on voit vite que le railleur n’est point méchant, qu’il ne veut point blesser; s’il pique, c’est comme une abeille sans venin: un instant après, il n’y pense plus; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie; tout son désir est d’entretenir en lui-même et en vous un petillement d’idées agréables. Telle est cette race, la plus attique des modernes, moins poétique que l’ancienne, mais aussi fine, d’un esprit exquis plutôt que grand, douée plutôt de goût que de génie, sensuelle, mais sans grossièreté ni fougue, point morale, mais sociable et douce, point réfléchie, mais capable d’atteindre les idées, toutes les idées, et les plus hautes, à travers le badinage et la gaieté. Il me semble que voilà La Fontaine presque tout entier décrit, et d’avance. Vous êtes remonté à la source de l’esprit gaulois; vous y avez vu le grand réservoir primitif d’où tous les courants sortent, et vous avez trouvé que l’eau est la même dans le réservoir et dans les courants.

La Fontaine et ses fables

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