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L’ÉCRIVAIN. I

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Il est amusant de voir combien l’esprit gaulois chez La Fontaine a eu de peine à se dégager du courant public qui l’emmenait ailleurs. Le goût régnant portait les gens du côté du bel esprit, de l’éloquence, des règles classiques, de l’imitation latine; il y cède vingt fois, mais toujours il revient à lui-même. Dans ce pays artificiel et correct, il n’est pas à son aise; il y va parce qu’on l’y mène, parce qu’il est convenable d’y aller; mais il y est gêné et n’y profite point.

C’est pour cela sans doute qu’il écrivit si tard. Il se cherchait, et, faute de chercher où il fallait, il ne se trouvait pas. Il essayait d’arranger l’Eunuque de Térence, et flottait assez maladroitement entre deux genres, sans atteindre la fidélité d’une traduction ni l’intérêt d’une imitation. Ensuite il se guinda de tous son effort pour composer une bonne fiction mythologique à l’éloge de Vaux; il expliquait sa fiction dans une préface, tout au long, avec des précautions qui auraient fait honneur aux pédagogues Bossu et Rapin. Pendant trois ans il travailla et retravailla cette malheureuse fiction qui est un plaidoyer entre les déesses du jardinage, de la peinture, de l’architecture et de la poésie, et n’en tira pas grand’chose. Plus tard, quand il imite la Psyché d’Apulée, il n’atteint qu’un style faux, à demi naïf et à demi fade. Sa gaieté et sa galanterie percent à travers le masque antique, mais timidement, sans oser se montrer, avec toutes sortes d’incertitudes et de disparates. Son roman est une pastorale de courtisans modernes habillés à la grecque, occupés à disserter longuement, à rire froidement et à sourire mignardement. Psyché était trop déesse pour être à sa place entre les mains de La Fontaine; il n’ose être familier avec elle; quant à être grave et respectueux, c’est ce qu’on ne lui demandera jamais. Son Adonis n’est guère moins terne; il ne faut pas le lire quand on a contemplé la sensualité ardente, la couleur tourmentée et magnifique qui éclatent dans celui de Shakspeare. La Fontaine n’est que gracieux, galant; il fléchit sous le poids des personnages divins; ses passions sont trop douces. Le génie enflammé de la Renaissance, la nudité, la sérénité héroïque de l’antiquité grecque, sont hors de sa portée et de ses prises. Pour son poëme de saint Male, c’est un éloge de la chasteté ascétique; on devine qu’il n’y a pas réussi. Il l’avait fait de commande, comme ses autres pièces religieuses; il ne pouvait guère être pieux que sur une invitation étrangère. En général, quand il entre dans les grands vers, il y est comme dans l’habit d’autrui. Cet habit-là ne va pas à sa taille. De temps en temps, surtout dans les épîtres, dans les élégies, deux ou trois vers naturels se détachent; c’est un geste vrai qui s’est montré en dépit des broderies roides et des longues manches. Mais les hémistiches distincts, les rimes régulières, le ton soutenu, la friperie mythologique ou galante, Vénus et l’Amour, les pleurs et les ardeurs, reprennent bientôt leur empire. La poésie s’en va sous les conventions et les convenances. Ces maudits alexandrins ont toujours fait dans notre langue l’office de justaucorps. Sitôt qu’on les endossait, on devenait roide; l’étiquette vous prenait; vous vous retranchiez tous les mouvements prompts et abandonnés; vous deveniez digne; vous ne parliez plus la langue ordinaire; vous vous réduisiez à un certain nombre de mots et de tours approuvés; les autres étaient écartés comme familiers et roturiers; vous deveniez un personnage de représentation ou d’antichambre, à la longue un mannequin. Tous vos gestes étaient réglés, compassés. Il fallait ici une césure, là une épithète, plus loin un rejet. Personne ne ressemble plus à Claudien que Delille. Encore aujourd’hui nous souffrons de cette discipline; le vers naturel nous manque; celui d’Alfred de Musset est un tapageur; celui de Victor Hugo un épileptique. Ils ont déchiré ou bariolé le vieil habit classique avec une verve d’écoliers ou une rancune de réformateurs; mais leur mode débraillée est aussi arbitraire que la mode correcte. Ils ont pris simplement le contre-pied de l’ancienne, et notre poésie, entre les oripeaux et les guenilles, attend encore le vêtement qui lui convient. La Fontaine en a essayé plusieurs avant de trouver celui dont il avait besoin. Il en approchait pourtant en maniant le vieux français, en lisant Rabelais, Marot, la reine de Navarre. Il essayait des dizains, des ballades, des rondeaux, des virelais; il revenait à la source gauloise, au style naïf, au petit vers leste et campagnard, qui aime les mots francs, qui dit en courant toutes les choses vraies. C’est ainsi qu’à la fin il rencontra les fables et les contes.

«M. de La Fontaine, dit l’abbé Poujet, son confesseur, ne pouvait s’imaginer que le livre de ses Contes fût un ouvrage si pernicieux. Il protestait que ce livre n’avait jamais fait sur lui, en l’écrivant, de mauvaises impressions, et il ne comprenait pas qu’il pût être si fort nuisible aux personnes qui le lisaient.» Je le crois; il l’avait fait trop naturellement pour y voir du mal. On ne trouve pas de crime en des idées qui reviennent si fréquemment et d’elles-mêmes. Il était si loin de la règle qu’il ne l’apercevait plus. C’est ici que le franc naturel gaulois éclate. Au-dessus de lui résonne la grave mélodie du style noble et des grands vers. Les prédicateurs, les philosophes, les poëtes se forment en chœur pour chanter la beauté imposante des mœurs réglées, et la littérature est un motet solennel accompagné par l’orgue écclésiastique. Bossuet le mène, et les spectateurs contemplent avec respect l’auguste étalage des robes violettes, des chapeaux à plumes et des jupes lamées qui s’ordonnent en belles rangées sous les yeux du roi. Dans un coin est un bonhomme qui bâille ou rit. Ce sermon l’ennuie; il n’aime pas les cérémonies, trouve les alignements trop droits et l’orgue trop ronflant. Il pose sur son prie-Dieu le saint Augustin qu’on lui a mis dans la main, tire furtivement un Rabelais de sa poche, fait signe à ses voisins Chaulieu et le grand prieur, et chuchote tout bas avec eux quelque drôlerie. Il court risque d’être «averti,» et réprimandé tout haut; il le sera; en attendant, il s’amuse lestement comme un écolier qui fait une escapade. Vous pouvez croire qu’en semblable occasion un conteur ne fait pas de longues phrases et ne cherche pas les mots d’apparat. Celui-ci prend justement le contre-pied du ton officiel. Par ennui de la régularité imposée, il quitte l’air de cour, se fait vulgaire, emploie les mots des paysans, des ouvriers, les tours osés, vieillis, la conversation triviale qui rabaisse les belles choses jusqu’au niveau des mains sales. Il amène des commères, des paysans qui troquent, des tonneliers avec leur langage risqué et leurs instincts de bas étage. Ses récits ressemblent à des magots de Téniers parmi les perruques de Versailles. On voit enfin par lui les franches repues, les façons grivoises et goguenardes du bon peuple de France. Et remarquez que, dans ces contes, seigneurs et vilains sont du même acabit, aussi gouailleurs et aussi égrillards les uns que les autres. Ce qui par-dessus tout leur déplaît et déplaît à La Fontaine, c’est la règle. Il semble ne la regarder que comme une convention et une parade. C’est pain bénit que de s’en moquer. A son avis, la nature va au plaisir, ainsi que l’eau à la rivière; elle y va (ce n’est pas moi qui parle), quelles que soient les digues, religion ou mariage. Ceux qui les bâtissent sont les premiers à ne pas les respecter. Ils les établissent pour autrui, non pour eux-mêmes. Songez, pour excuser cette morale gauloise, que le Gaulois n’a jamais fait sa règle et qu’il l’a toujours subie; ecclésiastique ou civile, elle lui vient d’ailleurs et d’en haut. Il n’est point l’auteur de sa foi ni de sa loi; l’Église et l’État ne sont pour lui que des gendarmes. Ils le mènent et il se laisse faire. Tout au plus, en de certains moments insupportables, il ramasse des pierres pour leur casser la tête. Mais d’habitude il se range sous leur baguette, en se dédommageant par un brocard. Il ne leur accorde guère qu’une obéissance extérieure et machinale; à toute occasion il s’échappe en escapades; son plus grand plaisir est de remarquer qu’il n’est pas leur dupe, et de le faire remarquer à son voisin.

La Fontaine et ses fables

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