Читать книгу La Fontaine et ses fables - Hippolyte-Adolphe Taine - Страница 12

III

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On voit bien déjà, par les excès et les singularités de ses qualités et de ses fautes, que, sans quitter le caractère gaulois, il le dépassa. C’est qu’il était poëte. Je crois que de tous les Français, c’est lui qui le plus véritablement l’a été. Plus que personne, il en a eu les deux grands traits, la faculté d’oublier le monde réel, et celle de vivre dans le monde idéal, le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes. Si vous regardez sa conduite, il a l’air d’un enfant distrait qui se heurte aux hommes. On l’appelle «le bonhomme. » En conversation, il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, «rêve à toute autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve.» Il paraît «lourd, stupide.» Il ressemble à «un idiot,» ne sait raconter ce qu’il vient de voir, et «de sa vie n’a fait à propos une démarche pour lui-même.» Sa sincérité est naïve; il pense tout haut, montre aux gens qu’ils l’ennuient. Il est crédule jusqu’au bout, et, de son propre aveu, toujours le même «enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours.» Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c’est la pure nature. Tout jeune, il avait reçu de son père un message d’où dépendait le gain d’un procès; il sort, rencontre des amis, va avec eux à la comédie; et ne se souvient que le lendemain du message et du procès. C’est à peu près de cette façon qu’il a toujours entendu ses intérêts. A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l’une et de l’autre, s’en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu’il est marié. Sitôt que M. de Harlay se fut chargé de son fils, il cessa de s’en inquiéter. Ces sortes d’esprits ont ce don d’oublier tout de suite les choses qui les ennuient. Un jour même il salua son fils sans le reconnaître; quelqu’un s’en étonna; il répondit «qu’il croyait en effet avoir vu ce jeune homme quelque part.» Il n’est pas besoin de dire qu’il fut médiocre économe; son administration se réduisit à un voyage qu’il faisait tous les ans à Château-Thierry pour vendre une pièce de terre dont il mangeait l’argent à Paris. A Paris, il fit comme ailleurs, il se laissa vivre. D’autres prenaient soin de lui. Fouquet lui donna une pension de mille francs. Plus tard, Mme de La Sablière le recueillit, lui épargna tous les tracas de la vie, le garda vingt ans. Quand elle mourut, M. d’Hervart vint le trouver et le pria de loger chez lui: «J’y allais,» dit La Fontaine. Mot admirable de candeur et d’abandon. Il se donnait à ses amis, sentant bien qu’il ne pouvait pourvoir à lui-même. Mme d’Hervart, jeune et charmante, veilla à tout, jusqu’à ses vêtements, prit soin, sans qu’il s’en doutât, de remplacer ses habits usés ou tachés, fut pour lui une mère, mieux encore, une maman. Ses autres amis faisaient de même. On le régentait, on le sermonnait «sur ses mœurs, sur sa dépense;» on sollicitait pour lui, on obtenait des secours du prince de Conti, du duc de Bourgogne; on l’envoyait à Château-Thierry pour le réconcilier avec sa femme. Il y allait, la trouvait hors du logis, et reprenait le coche sans l’avoir vue, alléguant pour excuse qu’elle était à vêpres. D’autres fois il faisait la sourde oreille, ou bien promettait de ne plus pécher, sauf à retomber le jour d’après. Chez lui, la partie prévoyante et commandante qui proportionne et règle nos actions était absente. Il ne s’appartenait pas, ne souhaitait pas s’appartenir. Il souffre qu’on le gronde et qu’on le mène. Il ne s’excuse pas, il ne dissimule rien, il n’a pas de vanité ; au contraire, il est le premier à s’accuser. Mme de La Sablière disait «qu’il ne mentait jamais en prose;» ajoutez qu’en vers non plus il ne ment jamais. Il avoue ingénûment ses fautes, son désordre, les brèches qu’il a faites à la foi conjugale, l’emploi scabreux qu’il donnera aux libéralités de Vendôme. Il pense tout haut, il vit à cœur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l’éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé ; il n’a vu tant d’intrigues et de splendeurs passer devant lui comme un spectacle. Ses yeux ont assisté à la comédie du siècle, son cœur n’y a point pris part. C’est que son esprit était ailleurs.

Il était dans ce monde charmant où les hommes sensés n’entrent jamais, qui n’est ouvert qu’aux simples d’esprit, aux gens un peu fous, aux rêveurs. Il n’avait pas besoin de se guinder pour y monter. Il s’y trouvait tout porté et de naissance. C’est cette faculté qui transformait et embellissait en lui toutes les autres; c’est elle qui, prenant la sensualité, la moquerie, la gaieté, toutes les qualités gauloises, les rendait innocentes et charmantes; c’est elle qui écartait de lui la médiocrité, la sécheresse, la vanité et l’affectation, qui ordinairement gâtent notre genre d’esprit. Il était enthousiaste. Il oubliait tout de suite le vrai caractère des choses, et les voyait telles qu’il se les figurait. Il s’oubliait lui-même, il s’enfonçait si bien dans ses personnages fictifs, qu’il s’intéressait à eux, leur parlait, revenait à eux comme à d’anciens amis, leur donnait une place dans sa vie, s’effaçait devant eux, et mettait au jour de véritables êtres. Vis-à-vis des personnages réels, il se perdait dans l’admiration et dans la louange, élevait les gens jusqu’au ciel, les y installait à demeure. «Savez-vous bien que pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin.» En toutes choses il exagérait, et sincèrement. Il se prenait tout d’un coup et se donnait sans réserve. A vingt ans, la lecture de quelques livres pieux l’avait jeté au séminaire. Deux ans après, la lecture d’une ode de Malherbe le ravit; il ne lit plus autre chose, il passe les nuits à l’apprendre par cœur, il va déclamer son poëte à l’écart. Quand Platon l’eût pris, désormais à table il ne voulait plus parler que de Platon. On se rappelle le jour où par hasard ayant lu Baruch, il aborda tout le monde avec ce nom sur les lèvres. Lorsqu’il cause, il suit son idée avec une préoccupation si grande, qu’il n’entend pas Boileau tout à côté de lui qui l’injurie pour s’amuser. Il a beau dire aux dames des galanteries convenues; l’adoration perce sous les oripeaux mythologiques; il est heureux de les louer; pour lui, elles sont vraiment déesses; un sourire de leurs lèvres roses le comble et l’enchante. Il rêve toute une nuit de la princesse de Conti qu’il vient de voir parée et prête à partir pour le bal:

L’herbe l’aurait portée, une fleur n’aurait pas

Reçu l’empreinte de ses pas....

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs;

Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,

Les champs se vêtiront de roses.

L’illusion le prend, sa raison s’en va, les choses se transfigurent, une lumière divine se répand sur le monde, le vieux moqueur atteint l’accent, le ravissement de Platon et de Virgile. C’est parmi ces émotions qu’il faut le voir si on veut le connaître. Elles sont tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’homme. Peu importe leur source: une grande conception, une noble action peut les soulever aussi bien qu’un élan d’amour; mais celui-là n’a pas vécu qui ne les a pas eues. Nous mangeons, nous dormons, nous songeons à gagner un peu de considération et d’argent; nous nous amusons platement, notre train de vie est tout mesquin, quand il n’est pas animal; arrivés au terme, si nous repassions en esprit toutes nos journées, combien en trouverions-nous où nous ayons eu pendant une heure, pendant une minute, le sentiment du divin? Et ce sont pourtant ces heures si clair-semées qui donnent un prix à notre vie. Une grosse toile vulgaire, uniforme, sur laquelle de loin en loin on aperçoit une belle fleur délicatement peinte, voilà l’image de notre condition; celui-là seul est à envier qui peut montrer sur sa trame beaucoup de fleurs pareilles. Ni l’extérieur, ni le rang, ni la fortune, ni la conduite ou le caractère visible ne font l’homme; mais le sentiment intérieur et habituel. Il peut être pauvre, maladroit, négligent, sensuel. Il peut prêter à la moquerie, être la risée des sages, «effaroucher les jeunes filles» : ces apparences n’y font rien; il a peut-être eu plus de bonheur, il est peut-être plus digne d’admiration que le personnage le plus correct et le plus éclatant. C’est par ce côté et dans ce fond intime qu’il faut regarder La Fontaine. C’est par là que la vie d’un poëte vaut quelque chose. Celui ci s’est donné sans cesse le concert que ses vers nous offrent encore. Il a erré parmi des milliers de sentiments fins, gais et tendres; son cœur lui a fourni une fête, la plus piquante, la plus gracieuse, toute nuancée de rêveries voluptueuses, de sourires malins, d’adorations fugitives. Il s’est promené à travers tous les sentiments humains, quelquefois parmi les plus nobles, d’ordinaire parmi les plus doux. En ce moment, on n’aperçoit plus sa basse condition, ses mœurs irrégulières; bien des gens ne changeraient pas son cœur ni sa vie contre le cœur ou la vie du grand roi.

La Fontaine et ses fables

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