Читать книгу La haute canaille - Jules Lermina - Страница 12

IX
L’APPEL DU PASSEUR

Оглавление

Table des matières

Laissant Neigatte pleurant auprès du pauvre Braco, brave bête d’ailleurs et dure au mal, car un quart d’heure après il léchait les mains de la jeune fille, le père Ambroise s’était élancé sur les Lraces de Jacques.

Il n’avait pas raisonné tout d’abord: le suivre, l’atteindre, l’interroger, le sauver d’un péril qu’il ne connaissait pas, mais qu’il devinait imminent et terrible, c’était sa seule pensée. Et il courait au hasard, sur la berge, l’appelant:

–Jacques! Jacques!

Il avait cru que sa voix serait toute-puissante pour arrêter le jeune homme. Mais c’était en vain qu’il avait jeté son appel.

L’ombre de Jacques s’était rapidement perdue dans les méandres ombreux de la rive.

Le père Ambroise avait couru longtemps, droit devant lui, espérant toujours.

Mais bientôt force lui avait été de s’arrêter. Il devinait qu’il avait fait fausse route.

Il s’était laissé tomber sur une pierre, la tête entre ses mains: do lourdes larmes roulaient sur son visage.

–S’il lui arrivait malheur! continua-t-il. Non! cette dernière torture ne peut pas, ne doit pas m’être réservée. Je le sens, j’ai tant souffert que mon cœur n’a plus de place pour de nouvelles douleurs…

Il était là, abattu, ne sachant quelle décision prendre. L’angoisse sinistre lui serrait le cœur. Il tendait l’oreille, cemme s’il eût dû entendre quelque cri, une lamentation étouffée.

Soudain,–il y avait déjà longtemps qu’il était là et la nuit obscure s’était épaissie autour de lui,– des pas retentirent sur la déclivité de la côte. C’étaient ceux d’un homme qui se hâtait vers la rive.

Sans réfléchir, possédé tout entier par son idée absorbante, le père Ambroise se leva comme mû par un ressort, et courant au-devant du bruit:

–Jacques, cria-t-il, est-ce toi?

Celui qui venait s’arrêta brusquement et ne répondit pas.

Le père Ambroise distinguait à peine la silhouette noire dans les ténèbres.

Il répéta les mêmes mots:

–Qui êtes-vous et qui appelez-vous? répondit une voix qu’il ne connaissait pas.

–Je vous demande pardon, repritle passeur. Mais j’attends ici mon… un jeune homme qui est allé ce soir à Nogent, je crois… et j’espérais que c’était lui.

–Ce n’est pas lui, répliqua l’homme.

Mais se rapprochant du vieillard:

–C’est ce jeune homme qui s’appelle Jacques? demanda-t-il plus doucement.

–Oui.

–Et c’est votre fils, sans doute?

–Non, non, fit vivement le père Ambroise; c’est un ami seulement… Mais le connaîtriez-vous? l’auriez-vous vu?… Je vous en prie, répondez-moi.

–Ecoutez, dit l’autre qui se tenait assez éloigné du passeur pour que celui-ci ne pût pas distinguer ses traits, je ne connais point la personne dont vous parlez; mais il y a environ une heure, j’ai croisé sur la route, un jeune homme… des allures d’artiste…

–Oui, oui, c’est cela, c’est lui!… Vous avez rencontré… et où allait-.il?.

–Il se dirigeait promptement du côté de la gare… il me semblait fort pressé… sans doute il est maintenant sur la route de Paris.

–Sur la route de Paris! exclama le passeur. Ce n’est pas possible!

–Ah! après tout, je n’en sais rien! c’est une simple supposition. en tout cas, si vous l’attendez ici, je crains que vous n’en soyez pour votre peine. Car, ce qui est certain, c’est qu’il allait d’un tout autre côté. Bonsoir, mon brave homme!

–Bonsoir, monsieur, fit tristement le père Ambroise, tandis que l’autre–c’est-à-dire Lazare–décrivait autour de lui, en passant, un cercle assez grand pour rester dans l’ombre.

Resté seul, le passeur secoua tristement la tête.

Evidemment cet homme disait vrai. Mais pourquoi Jacques allait-il à Paris?

Ainsi il lui faudrait rester dans cette douloureuse incertitude, garder au fond du cœur ces craintes qui le déchiraient!.

Rien n’est plus atroce que le sentiment de l’impuissance! Le père Ambroise eût été prêt à affronter tous les périls, à donner sa vie pour. Jacques, et pourtant voici qu’il se heurtait à l’impossible! Cette chose banale–l’avance de quelques pas que Jacques avait prise sur lui–élevait devant son dévouement une barrière infranchissable!

–Malédiction sur moi! fit le vieillard avec un geste désespéré.

Puis réfléchissant tout à coup:

–Mais cet homme peut s’être trompé! Jacques peut être revenu à la maison par une autre route! Oui, je vais le retrouver, il m’expliquera tout… et s’il faut le défendre, j’arriverai…

Et si vite on se rattache à l’espérance, que le père Ambroise, redressant sa haute taille, se remit enmarche pour retourner au bac.

Au moment où il revenait à la rive, un bruit bien connu frappa son oreille.

C’était celui des rames fendant l’eau. Il était bien rare qu’à cette heure avancée du soir quelque barque fût en Marne.

Les avirons étaient maniés par une main exercée. La barque traversait, à peu près en face de la pépiniére de la Ville de Paris, qui marque la limite des habitations de Bry-sur-Marne.

Sans se rendre compte de l’impression qui le saisissait, le père Ambroise s’était arrêté, plongeant son regard dans la nuit, suivant des yeux le sillon blanchâtre qui s’ouvrait dans le flot.

Quel était ce tardif personnage qui traversait la rivière?… Etait-ce l’homme qui lui avait parlé tout à l’heure?

Un soupçon inexpliqué traversa le cerveau d’Ambroise. Il lui sembla qu’il avait eu tort de ne pas chercher à voir son visage, de ne pas le questionner avec plus de détail. Cet homme avait semblé comprendre bien vite quel était celui qu’il cherchait.

Mais, en vérité, c’était folie de s’arrêter à ces idées, qui n’avaient aucune signification.

La barque avait atteint l’autre rive. On n’entendait plus les rames. Sans doute l’homme avait abordé. Ambroise reprit sa route, mais lentement, comme s’il s’éloignait à regret. Et poussé par une curiosité instinctive, il tournait malgré lui la tête en arrière.

Or, au bout de quelques instants, il s’arrêta, tressaillant.

Un détail singulier le frappait encore.

Comme ses yeux habitués à l’obscurité distinguaient mieux le miroitement de l’eau, il voyait que la barque, mal attachée peut-être ou plutôt abandonnée par celui qui venait de passer, s’en allait maintenant à la dérive, les rames traînant dans la Marne.

–C’est singulier, murmura-t-il: on dirait de quelque malfaiteur qui a pris au hasard une des barques amarrées à la rive… Bah! sans doute quelque braconnier!

Et, se contraignant à l’indifférence, le père Ambroise se hâta vers sa demeure.

Quand il entra, il regarda rapidement autour de lui.

Ncigette était assise auprès de son lit sur lequel elle avait étendu Braco, qui, les yeux grands ouverts, semblait heureux d’être dorloté: les chiens ont leurs paresses.

Mais Jacques n’y était pas.

–Il n’est pas revenu? cria le passeur.

–Non, père… Ne l’avez-vous pas rejoint?

–Non, je n’ai pas pu. Ah! malheur à nous!

Puis, voulant faire diversion à ses inquiétudes, il s’approcha du chien.

–La pauvre bête va mieux? dit-il.

–Oh! Braco a le crâne solide. Voyez, dit Neigette, je l’ai soigneusement pansé.

–Voyons.

Le père Ambroise souleva la tête de Braco qui ouvrit ses grands bons yeux.

–C’est étrange, dit-il, on dirait un coup de feu…

–Oui, reprit Neigette, c’est une balle qui lui a touché le crâne. mais les os sont durs, et elle a glissé. Dans quelques heures, il sera sur ses quatre pattes.

Et Braco–en signe de confirmation–remuait la queue.

–Mais qui peut avoir un intérêt à tuer cette pauvre bête?

Neigette se tut un instant. Puis, rougissant, comme si elle se contraignait à parler d’un sujet qui lui était pénible:

–N’oubliez-vous pas, dit-elle doucement, qu’on lui a volé un billet. de M. Jacques.

–Ah! c’est vrai! pardonne-moi; mais j’ai la tête si troublée!. Voyons, fit-il en s’asseyant auprès de la jeune fille, dis-moi tout ce. que tu sais. Tu portes à Jacques une affection de sœur.

–Oui. de sœur. murmura Neigette.

–Eh bien, tu ne peux pas comprendre les inquiétudes qui m’accablent. Je t’en supplie; dis-moi tout ce que tu sais. Je ne te reproche pas de ne m’avoir pas averti: sans doute, tu as cru bien faire. Ainsi, tu savais que Jacques écrivait à quelqu’un?

–Oui.

–Et tu ne soupçonnes pas à qui ces lettres étaient adressées?

–Non, je vous le jure. Pour les écrire, M. Jacques se cachait de vous et de moi.

–Mais comment as-tu découvert?

–Voici. Un jour, Braco, au moment où son maître lui disait: Va, mon chien!… se mit à courir dans la direction de Nogent. Mais tout à coup il poussa un petit cri et s’arrêta subitement. J’allai à lui. M. Jacques était rentré auprès de vous. Je m’aperçus alors qu’un caillou tranchant s’était engagé dans la patte de Braco. je l’en débarrassai. Comme j’avais passé –pour le mieux maintenir–la main dans son collier, je sentis un papier… Machinalement, je l’attirai… c’était un billet, fermé…

–Sans adresse?

–Oui, je vous l’assure. Je ne songeais pas d’ailleurs à l’examiner soigneusement, j’avais peur d’avoir commis une indiscrétion grave. Je le remis à sa place sans rien dire, et Braco partit comme une flèche. Voilà tout. Seulement, toutes les fois que je voyais partir Braco, je devinais bien qu’il portait une lettre.

–Il faudra savoir à qui ces lettres étaient adressées.

Le père Ambroise songeait. Après tout, il ne s’agissait peut-être là que d’une amourette sans importance. Il arrive bien souvent-que la jeunesse voit des drames là où l’expérience plus calme découvrirait à peine une comédie.

Ce moyen de correspondance était enfantin. Le désespoir de Jacques, quand il s’était aperçu de la disparition du billet, avait cette exagération qui s’attache, pour les amoureux, à tout incident, même futile.

Mais ce coup de revolver! Cette attaque contre Braco!

Ici, il n’y avait pas à douter. Quelqu’un avait voulu s’emparer de cette lettre à tout prix. Un mari, peut-être, soupçonnant la fidélité de sa femme.

–Ah! les enfants! faisait le vieillard en haussant les épaulés avec dépit.

Et Jacques ne revenait touj ours pas.

Pâle, ayant peine à comprimer les battements de son cœur, Neigette allait à tout instant à la porte. Le vent s’était élevé. De gros nuages noirs couraient dans le ciel, chassés par des rafales qui faisaient craquer les arbres.

En vain, la jeune fille regardait, en vain elle écoutait… rien…

Elle se sentait trembler. Une douloureuse constriction serrait son cœur.

C’est que, dans sa naïveté d’enfant, ignorante de l’amour, elle avait voué à Jacques une de ces affections qui n’ont point de nom, mais qui emplissent l’âme tout entière.

Sa pensée, son image remplissaient toutes les heures de sa vie. Quand il entrait, son doux visage s’éclairait d’un sourire divin. Quand il partait, une ombre de tristesse passait sur son front.

Savait-elle seulement qu’il en aimait une autre? Etait-elle jalouse? Non. Aucune de ces expressions nettes ne saurait rendre les émotions vagues qu’elle ressentait.

Quand elle avait découvert le billet, quand elle avait vu Braco s’élancer à toutes pattes en messager consciencieux, elle éprouvait des langueurs douloureuses.

Elle ignorait le mot d’amour.

Mais elle savait que pour Jacques elle eût joyeusement donné sa vie. Elle savait que pour le voir heureux, elle se fût sacrifiée sans hésiter. Elle n’eût pas songé à désirer un baiser de lui. Mais quand il lui serrait franchement et loyalement la main, elle se sentait bien heureuse. Elle aimait ce qu’il aimait. C’est pourquoi elle .avait même pardonné à Braco, bien que le pauvre chien–à son insu–lui fît de la peine…

La nuit passait. Minuit avait sonné depuis long temps.

La pluie tombait à flots.

Ni Neigette ni le père Ambroise n’avaient songé à se mettre au lit. Sans se l’avouer, ils étaient obsédés de la même pensée qui leur mettait la fièvre au cerveau.

Tout à coup à travers le bruit du vent, le froissement de la pluie qui battait la Marne, une voix retentit;

–Passeur! père Ambroise!

C’était un cri lent, sonore. C’était l’appel.

–M. Jacques! s’écria Neigette se dressant.

Déjà le père Ambroise avait bondi vers la porte. Et Braco, lui aussi, avait bien reconnu la voix. Il voulait déjà courir dehors. Comment Jacques se trouvait-il sur l’autre rive, du côté de Noisy-le-Grand? Par où avait-il franchi la Marne? Qu’importaient toutes ces questions?

Ambroise et Neigette avaient couru sur la rive.

Tandis que Neigette détachait le lourd bachot, Ambroise, dans la nuit, mais avec son expérience consommée, avait sauté dans le bateau et saisi les avirons.

La pluie lui fouettait le visage.

Il avait répondu:

–Passeur! voilà le passeur!

Jacques devait l’avoir entendu. Oh! ce ne serait pas long. il serait arrivé en trois coups de rame. voilà! déjà la moitié de la distance est franchie.

–Me voilà! Jacques! crie-t-il encore.

Mais Jacques ne répond pas. Sans doute le vent l’a empêché d’entendre… un dernier effort! Le bachot touche la rive. D’un élan, le père Ambroise saute sur la berge:

–Vite, Jacques! vite!

Quoi! Jacques n’est pas là… allons! c’est impossible; c’est bien lui qui a appelé!… Jacques! Jacques! les mains étendues en avant, le père Ambroise cherche, appelle… rien!…

Voyons! est-ce qu’il devient fou! pourtant ils ont bien entendu, tous les deux, là, il n’y a qu’un instant…

Et pourtant c’est bien vrai!. Jacques ne vient pas, Jacques n’entend pas les cris d’appel.

Sous l’avalanche d’eau qui l’inonde, le père Ambroise se sent comme affolé. En ce moment il n’a plus son sang-froid. Que faire? rester encore, attendre?… Quoi?

–Jacques! Jacques! c’est le passeur! c’est moi… Ambroise!

Et toujours… toujours, rien!…

La haute canaille

Подняться наверх