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II
NEIGETTE

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Revenons maintenant en arrière, vers l’écluse de Neuilly-sur-Marne.

Pour ceux qui n’ont pas fréquenté ces parages, nous devons dire tout d’abord que le village de Neuilly se trouve à environ une portée de fusil de la berge, si bien qu’on le devine facilement, les passants sont des plus rares.

Et cependant, il y a là, sur le bord de l’eau, une petite masure, qui s’appelle la maison du passeur, et qui en effet est le domicile de l’homme qui fait traverser sur son bachot, moyennant un péage modeste de dix centimes, ceux qui d’aventure veulent aller de la rive de Neuilly à celle de Noisy-le-Grand.

Dire qu’il y a foule et que le métier de passeur à cet endroit rapporte des rentes de lord anglais, ce serait quelque peu farder la vérité.

Mais la pêche et cent petites bricoles, comme réparations ou garde de canots, suppléaient à l’insuffisance de ce revenu, et le père Ambroise,–qu’on ne connaissait dans le pays que sous ce nom–paraissait très satisfait de son sort et trouvait au besoin le mot pour rire et pour égayer le. voyageur qu’il passait sur son canasson, ainsi qu’il appelait le bachot plat et lourd qu’il manœuvrait vigoureusement.

Car les avirons ne semblaient pas lui peser aux mains, quoiqu’il eût au moins passé la soixantaine. C’était un singulier personnage que le père Ambroise, et dont l’arrivée dans le pays, il y avait quelque six ans, avait éveillé la curiosité des voisins,–du voisin, pour mieux dire. Mais comme cet unique voisin était un maître de lavoir, et que dans son édifice flottant, tout odorant d’eau de javelle et de vapeur chaudes, toutes les commères de Neuilly venaient tour à tour manier le battoir, ledit voisin pouvait compter pour une centaine, et dont les langues n’étaient pas inactives, je vous jure.

Le père Ambroise était un grand vieillard, droit comme un i, long et maigre. Les cheveux blancs coupés en brosse, les moustaches épaisses se courbant aux coins des lèvres, le tout avait une allure quasi-militaire, accentuée encore par une propreté méticuleuse.

Le passeur se rasait tous les jours; les mains, fines et longues, quoique durcies par le maniement des rames ou des outils de menuisier, avaient conservé une forme presque aristocratique.

Le père Ambroise ne vivait pas d’ailleurs tout à fait seul.

Il y avait à peine six mois qu’il avait fixé sa résidence au bord de la Marne, et qu’il avait obtenu de la mairie le droit de passage, lorsqu’un soir d’hiver, par un temps de neige et de brouillard, il lui avait semblé entendre, de sa cabane, des cris de détresse poussés par une voix d’enfant.

Il s’était élancé dehors et avait plongé son regard dans la nuit, prêtant l’oreille.

Plus rien. S’était-il donc trompé? Son hésitation ne dura que quelques secondes, et, obéissant à un instinct plus fort que sa volonté, il se jeta dans sa barque et se lança au large, criant:

–Qui appelle?

Soudain un de ses avirons heurta un corps lourd; Ambroise se pencha, plongea son bras dans l’eau et sentit sous ses doigts la forme d’un corps humain, un corps d’enfant. D’un effort robuste, il l’enleva et le déposa au fond du bachot; puis, en trois coups de rame, regagna la rive.

Un instant après, il était dans sa cabane et, à la lueur d’un feu de sarment qui pétillait et claquait, le vieillard, penché sur l’être qu’il venait de sauver miraculeusement l’examinait avec curiosité.

C’était une petite fille de huit ou neuf ans, et si blanche, si blanche, qu’on eût dit que sa peau était tissée de ces fils qui, par l’automne, volent à travers les arbres; elle était plus pâle que le linceul de neige qui, au dehors, couvrait la rive: c’était pour cela que, par la suite, le vieillard l’appela Neigette.

Ce détail rassure déjà le lecteur. La petite n’était pas morte.

Elle avait ouvert les yeux.

Mais, chose étrange, en vain le vieillard l’interrogeait, cherchant à savoir d’elle par quelle singulière aventure elle avait couru ce grand danger, et surtout s’il y avait là crime ou accident.

Tout d’abord le père Ambroise crut que la terreur l’empêchait de parler, et pensant qu’un peu de sommeilla rendrait plus calme et plus communicative, il s’écarta du lit et se mit à examiner soigneusement les vêtements dont l’enfant était couverte, et que, dans sa précipitation, il avait jetés dans un coin de la cabane.

C’étaient de véritables haillons, couverts de boue, lacérés par l’usure.

La petite était sans souliers et ses petits pieds, que l’eau avait lavés, portaient des traces de blessures comme si elle eût marché longtemps sur un sol rocailleux.

C’était une énigme dont le père Ambroise connut bientôt le mot.

Le lendemain jaloux, de se mettre en règle avec l’autorité, le passeur alla à la mairie déclarer ce qui s’était passé. Il apprit alors qu’une vieille femme, vivant seule avec une enfant, était morte la veille dans un dénûment absolu. On ne savait au juste qui elle était, sinon une ivrognesse qui maltraitait l’enfant et la tenait dans une sorte de séquestration. L’enfant, affolée de terreur, s’était enfuie. Sans doute, par accident, elle était tombée à l’eau. Etait-ce tout? Chez la vieille femme on ne trouva aucun indice de plus, rien même qui fît connaître le nom de l’enfant.

La petite, d’ailleurs, se renfermait dans un mutisme absolu. Elle semblait à peine avoir la notion du langage humain. Les mots les plus usuels lui paraissaient étrangers. Aussi fut-elle déclarée idiote et fut-il question de la placer dans un hospice.

Pauvre petite! Elle semblait si douce, si bonne! Idiote!. était-ce bien vrai? On en pouvait douter, à regarder ses yeux intelligents, vivaces!

Le père Ambroise n’était pas riche. Il gagnait bien juste de quoi subvenir à ses propres besoins. Mais il en avait si peu!

Bref, il offrit à la commune de se charger de l’enfant.

Et, de ce jour-là, la maisonnette du passeur compta un hôte de plus. Et quel hôte! le plus gracieux, le plus charmant et le meilleur!

Neigette–car bien que l’autorité lui eût donné le nom de Philomène, sainte qu’on fête le14novembre, c’est-à-dire le jour où le passeur l’avait trouvée, le père Ambroise lui avait conservé le doux surnom choisi,–Neigette, donc, s’était développée avec une rapidité extraordinaire.

On eût dit d’une fleur qui jusque-là avait été sevrée d’air et de lumière, et maintenant, baignée de soleil, s’épanouissait dans toute la plénitude de sa nature. Quel était son âge exact? Le fait est qu’à l’époque où commence ce récit, Neigette paraissait au moins quinze ans.

Son teint était resté aussi blanc, en dépit du hâle de l’air; et comme elle était forte, ayant les cheveux bruns tordus sur la nuque, les bras. nus, elle prenait bien souvent les avirons pour suppléer le vieillard, et ils ne semblaient pas trop lourds à ses mains d’enfant.

Etait-elle jolie? Non; plutôt originale, ou mieux encore étrange!

Maintenant, une singulière énergie animait ses yeux d’un bleu profond. On devinait la vitalité sous la timidité de la jeune fille.

Son intelligence s’était éveillée. Mais il y avait en elle quelque chose de singulier. Il semblait que sa vie eût commencé seulement à partir de la nuit terrible où elle avait échappé à la mort.

Elle avait oublié, elle affirmait ignorer tout ce qui était antérieur à cette date.

Et le père Ambroise n’insistait plus.

Il nous reste maintenant à présenter au lecteur deux nouveaux personnages. et nous reprendrons le cours de notre récit.

La haute canaille

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