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III
PAUVRE BRACO!
ОглавлениеUn jour que Neigette, à l’appel d’une voix hélant le passeur de la rive de Noisy, avait traversé la Marne, elle s’était trouvée, en face d’un garçon de vingt-cinq ans environ, bien découplé, portant le chapeau de paille et la vareuse de l’artiste.
Un carton, une boîte à couleurs et un parapluie-siège complétaient l’attirail bien connu des peintres à la recherche de sites pittoresques.
Or, le jeune homme, à la vue de Neigette, avait laissé échapper un geste de surprise:
–Comment! s’était-il écrié, c’est vous qui êtes le «passeur»?
–Mon Dieu, oui! fit la jeune fille en souriant, ou à peu près.
–Ce qui veut dire?
–Que le père Ambroise est fatigué et que je le remplace.
–Votre père, voulez-vous dire sans doute?
–Non, dit Neigette devenue sérieuse; c’est mon ami.
Le jeune homme l’examina attentivement:
–Savez-vous bien, reprit-il, pendant que le bachot filait vers la rive, que vous êtes fort jolie et que je donnerais beaucoup pour faire votre portrait?
Nous l’avons dit, «jolie» n’était peut-être pas le mot exact.
Mais elle avait un goût surprenant; à l’aide du moindre ruban, à la façon dont était drapée sa simple robe de toile grise, elle semblait habillée par nos meilleures faiseuses.
Et puis, ses yeux étaient si beaux! Sa peau était si blanche! Ses bras potelés se cambraient si gracieusement sur les rames!
Elle n’était pourtant pas habituée à ces sortes de compliments. Et elle fronça légèrement le sourcil sans répondre.
Le jeune homme se reprocha sa légèreté, et, n’ajoutant pas un mot jusqu’à ce qu’il eût abordé, il sauta légèrement à terre et saluant la jeune fille:
–Mademoiselle, lui dit-il, je suis artiste peintre… et je vous affirme sincèrement que j’ai été on ne peut plus frappé de votre physionomie… M’autorisez-vous à demander à celui que vous appelez le père Ambroise la permission de faire votre portrait?
–Oh! comme cela, dit la jeune fille en rougissant, je veux bien.
A ce moment, le vieillard ayant vu de sa fenêtre qu’un inconnu parlait à Neigette, s’était avancé sur le seuil de sa porte.
–Justement voici le père Ambroise, reprit Neigette, en le désignant de la main.
Le jeune homme se tourna du côté qu’elle lui indiquait.
Mais alors il se passa un fait singulier.
Brusquement, le père Ambroise–ayant aperçu l’inconnu–se rejeta en arrière et rentra dans la maison, comme s’il eût voulu se dérober à tout examen.
Mais déjà le jeune homme l’avait vu, et, d’un bond, s’élançant vers la porte, il l’avait ouverte et avait pénétré dans la maison.
Neigette, stupéfaite, était restée immobile… A travers les fenêtres du rez-de-chaussée, elle vit le jeune homme saisir dans ses bras le vieillard qui semblait se débattre et protester. Puis il était tombé à genoux, et le père Ambroise, les yeux levés au ciel, avait posé sur ses cheveux ses mains tremblantes.
Neigette était restée à l’écart, craignant d’être indiscrète.
Elle ne comprenait pas. Pendant plus de deux heures, les deux hommes restèrent enfermés ensemble. Parfois, vers Neigette assise sur la rive, le vent apportait l’écho de leurs voix, mais sans qu’elle pût distinguer un seul mot. Elle ne cherchait pas d’ailleurs à entendre.
Elle avait dû passer plusieurs voyageurs et chaque fois qu’elle revenait, elle regardait la porte qui restait close.
Enfin elle se rouvrit.
D’un signe, Ambroise appela la jeune fille:
–Neigette, lui dit-il, le hasard fait bien les choses; M. Jacques est un ancien ami que je n’avais pas revu depuis longues années et qui viendra quelquefois me rendre visite. Si on t’interroge sur lui, tu diras que c’est un peintre que j’ai connu à Paris, dans une maison où j’étais employé. Tu m’as bien compris?
–Oui, père Ambroise.
Pendant qu’il parlait, Neigette avait regardé les deux hommes. Le vieillard, avait pleuré et, maintenant encore, semblait avoir peine à contenir ses larmes.
Mais Neigette savait que la plus grande preuve d’affection qu’on peut donner à quelqu’un, c’est de respecter ses secrets, c’est-à-dire de ne pas chercher, pour sa propre satisfaction, à les découvrir.
M. Jacques était un ami, Ambroise le disait. Donc, c’était vrai, et Neigette n’avait pas à douter.
Comme l’avait dit le passeur, l’artiste revint souvent à la petite maison de l’écluse. Il s’était installé dans un modeste chalet à la pointe de Noisy; et son séjour surtout depuis près de deux ans, y était si fréquent, que le père Ambroise lui-même, tout en semblant heureux de la présence du jeune homme, paraissait cependant s’en étonner.
Le portrait de Neigette avait d’abord été commencé avec ardeur; mais soudain, il y avait dix-huit mois de cela, Jacques l’avait abandonné. Jusque-là, il avait témoigné à Neigette une sympathie cordiale, familière, sans cependant se départir du respect qu’il devait à sa jeunesse et à sa position.
Soudain, des préoccupations nouvelles paraissaient l’avoir assailli. Il ne regardait plus Neigette dont le cœur était gros et qui quelquefois pleurait en secret.
Il est temps de revenir maintenant à la soirée dont nous avons raconté un incident dans le premier chapitre de ce récit.
Huit heures venaient de sonner, et les échos de l’horloge de Noisy mouraient encore sur la rive, quand Neigette, qui s’était assise dans la barque, regardant l’eau profonde et verte, tressaillit tout à coup et tourna la tête vers la berge.
Un gémissement lent, plaintif, avait frappé son oreille et avait douloureusement résonné dans son cœur.
Sans hésiter, elle avait sauté sur le sable, et, bien que l’obscurité fût profonde maintenant, elle s’était dirigée vers le point d’où venait le bruit.
Là, se courbant, à tâtons, elle cherchait sur le sol, répétant doucement:
–Braco! Braco! est-ce toi?
Et une voix lui répondit, triste, douloureuse, la voix d’un animal blessé, mourant. la voix de Braco, le chien de Jacques, qu’il avait acheté d’un braconnier, d’où son nom de Braco.
Et voici que Neigette est arrivée auprès de la pauvre bête. Elle l’a touchée et elle a senti ses mains moites de sang.
Alors elle a soulevé doucement l’animal et l’a pris dans ses bras.
Il gémit, il appuie sa tête sanglante sur l’épaule de la jeune fille, qui, sans le voir, la couvre de baisers, rougissant ses lèvres à sa plaie.
Elle court vers la maison:
–Père! Père! M. Jacques! cria-t-elle, on a tué Braco!
Et elle apparaît sur le seuil, devant les deux hommes qui se sont dressés.
A la lueur de la lampe, Jacques a vu le chien aux bras de Neigette, et s’est élancé vers lui.
–Tué! As-tu dit!…
–Voyez! il a la tête brisée!…
Mais déjà, d’une main fiévreuse, le jeune homme a cherché sous le collier de l’animal.
–Grand Dieu! s’écrie-t-il avec angoisse, volé! il a été volé!.
–Que voulez-vous dire, Jacques? demande Ambroise.
–Rien! je ne puis. balbutie le jeune homme.
Puis s’adressant à la jeune fille:
–Où Braco a-t-il été frappé? Par qui?… Parle… mais parle donc!
–Je ne sais… Je l’ai entendu gémir, je suis allée… Je l’ai rapporté ici…
Le jeune homme l’interrompt avec un geste d’impatience.
Puis, courant à la porte et l’ouvrant, il bondit dehors:
–Jacques! crie le passeur. Où vas-tu?…
Mais le jeune homme ne répond déjà plus; il s’est perdu dans la nuit.
Ambroise s’adresse à Neigette:
–Voyons, mon enfant, dis-moi… que signifie tout cela?… Si tu savais quelles sont mes angoisses!
–Mon père! dit gravement Neigette. Je ne sais rien… Je ne puis rien savoir… sinon qu’on a voulu tuer Braco pour lui voler…
–Quoi donc?…
Neigette hésite.
–Parle, je t’en supplie! Ah! s’il arrivait malheur à Jacques!… As-tu deviné quelque chose?… Fou que je suis, je n’ai rien vu, moi, rien compris!… Neigette, je t’en prie…
–Eh bien! dit Neigette à voix basse, je sais que depuis longtemps déjà Braco va porter quelque part des lettres que M. Jacques place sous son collier…
–Des lettres! Mais à qui?…
–Oh! dit Neigette en rougissant, je n’ai pas cherché à le savoir…
Puis, comme si elle voulait changer de sujet à tout prix:
–Mais, notre pauvre Braco! dit-elle en s’agenouillant et en étendant le chien devant la cheminée. Il faut le soigner. Il a pu sans doute se traîner jusqu’ici.
Mais le vieillard l’a à peine entendue.
Il ne songe qu’à celui qni n’est plus là et qui peut-être a couru au-devant d’un danger. Il veut savoir, lui; il saura. Il a pris son chapeau, il a mis un bâton à son poignet…
–Quoi! Vous partez? demande Neigette.
–Je ramènerai Jacques. à tout à l’heure, enfant, à tout à l’heure!
Il sort. Il est sorti. Neigette est seule. Alors de grosses larmes roulent sur ses joues. Elle prend dans ses mains la tête du chien qui fixe sur elle de yeux ternes:
–Je vais te soigner, moi! dit-elle; car on nous oublie!
Puis, soupirant, elle ajouta
–Pauvre Braco!
Etait-ce bien le chien seul qui fût à plaindre?…
Suivons maintenant le misérable qui avait frappé l’animal et lui avait volé lle billet dont la disparition semblait si fortement épouvanter celui que nous avons désigné sous le nom de Monsieur Jacques.