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INTRODUCTION.

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Table des matières

De tous temps certains littérateurs, qui rédigent leurs impressions de voyage dans leur cabinet de travail, ont semblé prendre à tâche de présenter la Savoie sous un aspect défavorable. Cette manie d’abaisser le peuple savoyard aux yeux du reste de l’humanité est d’autant plus incompréhensible, qu’elle est ordinairement le propre d’écrivains français, qui commettent de la sorte un crime de lèse-nation. En effet, les Savoyards forment et ont toujours formé une branche de la grande famille française: Français et Savoyards parlent la même langue et ont des habitudes, des coutumes et des mœurs à peu près semblables: pendant de longues années leurs destinées ont été les mêmes, et si le sort a voulu que la Savoie fût séparée de la France, ses enfants, dans leur isolement, ont conservé tous les signes distinctifs de la race commune: les instincts généreux, le courage et le dévouement à la patrie.

D’où vient donc que nos frères semblent parfois ne pas nous reconnaître? Aurions-nous manqué aux devoirs que nous imposait notre origine? Non. Que nos mains aient tenu la plume ou qu’elles aient serré de leurs robustes phalanges le mousquet et l’épée, elles ont tracé leur part des rayons de gloire qui couronnent le nom français.

On a oublié souvent, ou on a feint d’oublier que du sang savoyard coulait dans les veines de saint Bernard de Menthon, du cardinal de Brogny, de François de Sales, d’Eustache Chappuis, conseiller de Charles-Quint, de Pierre Fenouillet, prédicateur ordinaire de Henri IV, de Claude de Seyssel, l’historien, de Vaugelas, le grammarien, de Saint-Réal, l’historien; de Guillaume Fichet, qui introduisit l’art typographique à Paris; du poète Ducis, du cardinal Gerdil, de Joseph de Maistre, de Xavier de Maistre, de Tochon, le numismate, de Berthollet, des frères Michaud, de Bouvard et de Nicollet, astronomes, de Fodéré et de Dacquin, médecins, et de tant d’autres que je nommerai en temps et lieu.

On a oublié souvent que la Savoie est le berceau de cette forte race de princes, ancêtres de Victor-Emmanuel II, dont l’écusson, qui est aussi le nôtre, brille aujourd’hui d’un vif éclat dans les riches plaines de la Péninsule italique.

On a gratté un peu, sur les tables où sont tracées les fastes militaires de la France, les noms des nombreux officiers supérieurs que la Savoie a fournis aux armées de la République et de l’Empire, et parmi eux, Doppet, Dessaix, Songeon, Dupas, Chastel, l’un des officiers de cavalerie les plus remarquables de son époque, Decoux, Curial, Pacthod.

On oublie parfois aujourd’hui l’origine de MM. Dupanloud, de l’Académie française, Henry Murger et Jules Favre.

Je passe sous silence un grand nombre d’hommes qui se sont distingués dans différents Etats de l’Europe et sous les princes de Savoie, et je ne note qu’en passant les milliers d’enfants de nos vallées dont le sang s’est mêlé, sur les champs de bataille, à celui des soldats de la France.

Cependant il s’est trouvé, je dois le dire, quelques hommes sérieux qui ont rendu justice à la Savoie, et parmi eux je citerai M. Sayous: «Les Savoisiens,

«écrit-il, ont peuplé au loin les armées de militaires

«distingués, le clergé d’esprits supérieurs, les collèges

«d’excellents instituteurs, les académies de savants,

«les capitales de l’Europe d’hommes intelligents et

«actifs, de négociants heureux .» Mais ces témoignages d’estime sont rares, et à l’étranger la Grâce de Dieu résume notre histoire nationale; la marmotte et la vielle y sont considérées comme nos seuls attributs. Certains Parisiens sont tout étonnés d’apprendre que l’on parle le français en Savoie; ils se prennent à rire, eux qui ont toujours entendu dans la bouche des Savoyards de vaudeville un charabia incompréhensible, ils se prennent à rire si on leur dit que notre langage est plus correct et plus pur que celui de la majorité des populations de l’ancienne France; et grand est leur ébahissement lorsqu’on leur prouve que le premier qui apprit aux Français à parler correctement leur langue, Vaugelas, était Savoyard!

Mais il y a mieux, la Savoie possède les plus beaux sites des Alpes et les plus célèbres; ils sont bien à elle, à moins que la géographie ne soit une chose imaginaire; le Mont-Blanc lui appartient. Eh bien! tandis que des biographes impartiaux font naître Berthollet dans le département de la Sarthe , des éditeurs d’albums transportent, de leur propre autorité, Chamonix et le Mont-Blanc en Suisse, sans plus de façons que d’écrire au-dessous de leurs vues lithographiées: Chamonix (SUISSE)!

Et si d’aventure on parle de nos lacs et de nos montagnes, voulez-vous savoir en quels termes on le fait? Ecoutez un homme d’esprit qui se promène sur le lac Léman; ab uno disce omnes: «Si vous aimez les con-

«trastes, contemplez ces deux rives. Sur la rive suisse,

«des maisons de plaisance, des villages coquets et pro-

«pres, l’aspect du bonheur et du bien-être; sur la rive

«de Savoie, des masures, une population déguenillée

«et sale. Le bateau fait escale à Thonon: tout le village

«est sur le bord du lac; mais la misère est empreinte

«sur tous ces visages. Je croirais volontiers que ces

«hommes mal vêtus, qui se pressent sur la berge, sont

«d’anciens ramoneurs en proie à la douleur nostalgi-

«que, et qui regrettent les cheminées de Paris .»

Vous qui connaissez la nature pittoresque et riante du Chablais, ainsi que la belle et forte race qui habite cette province, que dites-vous d’une pareille description faite à distance? Une simple lunette d’approche eut suffi à l’auteur pour reconnaître son erreur. Je ne finirais pas si je devais relever ici toutes les sottises qui se débitent chaque jour sur notre compte: je ne citerai plus que deux faits. Un critique écrivait en 1859, en parlant d’un jeune littérateur genevois:

«M. Charles Dubois est de cette école suisse qui,

«depuis quelque temps, jette un certain éclat, et c’est

«un nom de plus à ajouter aux noms de Toppfer, de

«MM. Vinet, LANFREY, etc.»

M. Lanfrey était à peine venu au monde, que déjà on cherchait à nous l’enlever!

Enfin, et pour montrer jusqu’à quel point on est parvenu à nous annihiler aux yeux des peuples, il y a quelques années (octobre 1859), un jeune Américain s’écriait, après avoir été sauvé d’une mort certaine sur le lac de Genève et en voyant que son sauveur allait au secours de son camarade: «Bah! laissez-le donc, c’est un Savoyard!»

En résumé, les Savoyards ne sont pas des hommes mais des brutes, au dire de certaines gens.

Les Suisses, nos voisins, ont eu une chance meilleure; quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, on l’accepte comme bien dit et bien fait; on chante quand même la patrie de Guillaume Tell. Et cependant que de choses drolatiques il se passe dans certains petits cantons encore soumis à des lois féodales! En 1859, à l’époque de la fête de Schiller, le conseil d’une commune de l’Oberland décidait que Monsieur Schiller eût à se présenter en personne pour recevoir le droit de bourgeoisie dans cette commune! Si un pareil fait s’était passé en Savoie, quel éclat de rire eût retenti du Rhône à l’Océan! Ce n’est pas que je veuille rien enlever à la Suisse, qui partage avec nous le domaine des Alpes et que j’estime, mais je proteste contre une injustice dont nous sommes exclusivement les victimes depuis des siècles.

En face de ces jugements iniques portés sur la Savoie, en face de toutes ces appréciations injustes dont on accable mon pays, un sourire de dédain effleure tout d’abord mes lèvres et je repousse l’idée de défense qui naît forcément chez l’homme lorsqu’il se sent blessé dans ses affections les plus chères. Et quel est le sentiment le plus fort, le plus inattaquable, si ce n’est l’amour de la patrie? Puis, je me dis: Un esprit sensé ne doit point prendre garde à toutes les billevesées qu’un chroniqueur soi-disant en voyage peut laisser échapper de sa plume, impatiente de commettre un bon mot, au risque de blesser un homme ou tout un peuple. Que l’on appelle la Savoie un pays de goitreux et de crétins, parce qu’une de ses vallées contient quelques malheureux atteints de crétinisme; qu’un écrivain, qui passe à juste titre pour avoir de l’esprit, ne voie sur les rives savoiennes du lac Léman que des ramoneurs et des gens sales et déguenillés; qu’on écrive sérieusement que l’on danse la bourrée au Casino d’Aix-les-Bains, peu importe! Mais, à un certain point de vue, ce parti pris de ridiculiser la Savoie n’a-t-il pas de funestes conséquences contre lesquelles nous devons réagir? Ne se peut-il pas qu’en voyant condamner leur pays au crétinisme à perpétuité, les plus faibles finissent par tomber dans le découragement et se disent: «Peut-être ne pouvons-nous rien faire par nous-mêmes; ne nous épuisons donc pas en vains efforts; vivons et mourons dans notre inutilité.»

Et qu’on le sache bien, il n’est pas nécessaire d’être un niais pour se laisser aller au doute de soi-même dans de pareilles circonstances; il suffit de faire partie de cette masse qui, partout, obéit sans réfléchir à l’impulsion qu’elle reçoit; de cette masse qui donne trop facilement raison au dernier qu’elle entend; de cette masse enfin dont l’intelligence n’a pas reçu tout le développement qu’elle peut atteindre; il suffit aussi d’être jeune.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de rappeler un de mes souvenirs d’enfance. Je faisais mes études dans un pensionnat genevois dont les élèves étaient en majeure partie Américains. Chaque année nous célébrions la fête commémorative de l’indépendance des Etats-Unis, et nous prenions tous part à cette fête, sans distinction de nationalité. Les drapeaux français, sarde, suisse, voire même l’anglais, entouraient celui de Washington. A l’une de ces fêtes, au moment où les élèves, drapeaux au vent, étaient rangés dans la grande cour, on s’aperçut que l’étendard tricolore manquait à l’appel. Le Français qui devait avoir l’honneur de le porter n’étant pas présent, je crus pouvoir le remplacer. Je saisis donc le pavillon à l’ombre duquel La Fayette avait traversé l’Océan pour aller prêter son bras à la jeune république américaine, et je le déployai avec orgueil. A peine étais-je en place, que le porte-étendard désigné arriva; c’était un Alsacien; il m’arracha brusquement le drapeau, et faisant un geste de mépris: «Donne-moi ce drapeau, s’écria-t-il, un Savoyard n’est pas digne de le porter!» A ces mots, qui m’étaient adressés par un élève d’origine germanique, et auquel, par conséquent, je croyais moins de droit que je n’en avais à revendiquer la France pour patrie, à ces mots, je pâlis, mes jambes fléchirent, et mes yeux se voilèrent; deux grosses larmes coulèrent sur mes joues, larmes de honte et de rage. Cependant, rappelant toute mon énergie, je sautai sur l’Alsacien et lui fis mordre la poussière, aux grands applaudissements des Anglais et des Américains. Ce jour-là le Savoyard fut un homme comme un autre!

Malgré mon triomphe, il me resta pendant longtemps une douloureuse impression de l’affront que j’avais reçu, et ce qui fut pis, pendant longtemps aussi je doutai de mon pays! Je n’osai dire à l’étranger le nom de ma ville natale! Rougir de sa patrie!... Existe-t-il au monde une honte pareille?

Ce résultat funeste a peu d’importance pour un seul homme, mais pour un peuple entier, combien n’est-il pas à redouter? Et s’il faut dire toute mon opinion, j’attribue en grande partie à l’influence néfaste de cet esprit de dénigrement qui pèse sur notre contrée, l’inertie et l’apathie que l’on remarque généralement chez les Savoyards tant qu’ils restent dans leur pays. Une fois sortis de leurs vallées, ils l’emportent sur les autres peuples en activité et en intelligence, par ce motif qu’alors le doute dont leur esprit était frappé s’évanouit, et qu’ils ont la conscience de leurs forces. Ils avaient devant les yeux comme un rideau qui leur voilait la vérité ; cet obstacle se déchire au contact des étrangers, leur énergie s’accroît d’autant et la nature reprend toute sa force dans ces esprits auparavant timides et indolents.

Il faut donc que l’on combatte ce doute qui naît aussi de l’ignorance des choses de la patrie et qui affaiblit le sentiment national. Pour cela, il faut apprendre au peuple savoyard ce qu’il a été et ce qu’il est, ce qu’il a fait et ce qu’il peut faire; il faut qu’il connaisse les ressources immenses dont il peut disposer sous le rapport intellectuel comme sous le rapport matériel, afin qu’il sente surgir en lui un légitime orgueil national. En même temps, on doit répondre à ses détracteurs et rétablir sa réputation faussée par quelques histrions de la bohême littéraire.

Levons enfin l’étendard de la révolte et inscrivons-y cette divise: Rends à César ce qui appartient à César; devise qui, pour être vieille, n’en détermine pas moins avec à-propos la pensée patriotique qui doit nous guider. Quant à moi, je descends aujourd’hui dans l’arène, armé de toutes pièces, plein d’ardeur pour la défense d’une noble cause. Joûteur sans peur et sans reproches, je veux relever tous les gants que l’on nous a jetés; je veux que ma patrie soit lavée de tous les affronts qu’elle a subis, et que ses insulteurs soient forcés, pour expier leur ignorance ou leur méchanceté, de venir faire amende honorable aux pieds de nos belles montagnes, aux bords de nos lacs si pittoresques, dans nos riantes et fraîches vallées, où ils trouveront pour les confondre tous les hommes illustres qui ont marqué notre passé et ceux qui répondent de notre avenir.

Il importe aussi que la France apprécie à sa juste valeur le peuple qu’elle a retrouvé.

L’entreprise est difficile, dira-t-on; je reconnais que, confiée à mes seules forces, la tâche sera rude à accomplir; mais j’aurai du moins ouvert la voie, et de plus autorisés ne tarderont pas sans doute à me suivre. En attendant, fort de mon droit et de la grandeur de ma cause, j’entre hardiment en lice. Ma faible voix ne retentira peut-être pas bien loin; mais si je puis seulement raffermir l’orgueil national chez mes compatriotes, en leur démontrant qu’ils n’ont pas à rougir de leurs ancêtres, que les sentiments du bien, du vrai et du beau ont toujours été vivaces dans leur cœur; si je puis obtenir que chaque enfant de nos Alpes s’écrie:

SAVOIE, JE SUIS FIER D’ÊTRE TON ENFANT!

Je serai assez récompensé.

P. S. Une partie de cet ouvrage a paru en articles détachés dans la Revue savoisienne pendant les années 1860, 1861 et 1862. Quelques publications sérieuses de Paris et des départements ont reproduit des fragments de mon modeste travail; qu’il me soit permis de les remercier ici de l’honneur qu’elles ont bien voulu me faire, et surtout de leur concours dans l’œuvre de réhabilitation de mon pays.

Les Gloires de la Savoie

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