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CHAPITRE III.

Table des matières

LE PREMIER GRAMMAIRIEN FRANÇAIS EST UN SAVOYARD.

Parmi les auditeurs des cours professés dans le sein de l’Académie Florimontane d’Annecy, on remarquait un jeune homme au regard intelligent, à l’air agréable, aux manières douces et de bon ton; c’était plaisir que de voir avec quelle attention il écoutait les dissertations philologiques de François de Sales et d’Antoine Favre, avec quelle ardeur il cherchait à bien comprendre les règles du bien dire posées par ces deux illustres écrivains. Ce jeune homme n’était rien moins que le futur auteur des Remarques sur la langue française, le second fils du président Favre; il se nommait Claude Favre de Vaugelas.

Né en 1585 à Meximieux (Ain), qui faisait alors partie de la Savoie, Vaugelas avait suivi son père à Annecy en 1595, lorsque le célèbre jurisconsulte était venu occuper la place de président du Conseil de Genevois. Etant dans l’âge où le travail intellectuel doit commencer son œuvre, Vaugelas suivait les cours de l’Académie, et son père exigeait qu’il en tirât un profit réel, en se pénétrant des principes du beau langage, du langage honnête et de bonne société, personnifié dans l’auteur de l’Introduction à la vie dévote. Notre jeune étudiant, travaillant sans relâche et avec fruit sous les yeux de son père, sentit alors naître en lui ce feu sacré qui ne l’abandonna plus, et qui lui valut la récompense la plus douce pour l’homme de science et d’étude: la célébrité vraie et durable.

Ainsi se formait dans une petite ville de la Savoie, de ce pays misérable et sauvage, au dire de ceux qui craignent de le flatter, l’homme qui, le premier, devait poser des règles précises à la langue française, celui qui devait mettre la première main au dictionnaire de l’Académie dont il devait être aussi un des premiers membres!

En 1618, Vaugelas alla à Paris, où son nom le fit admettre à la cour; il y jouit immédiatement d’une pension de 2,000 livres dont son père avait été gratifié par Louis XIII, et il devint chambellan de Gaston d’Orléans qu’il suivit un peu partout. Homme d’esprit et de bonnes manières, très galant auprès des dames, qualité essentielle dans une cour où la galanterie trônait en reine, bien fait de sa personne, parlant très bien, notre chambellan obtint un succès complet. Malheureusement, la pension ne fut pas toujours régulièrement payée, et comme les succès de salon ne nourrissent pas, Vaugelas dut accepter la charge de gouverneur des trois enfants de Mme de Carignan, épouse du comte Thomas de Savoie-Carignan. Deux de ses élèves étaient sourds et muets; le troisième ne l’était pas, mais sa mère, par une originalité incompréhensible, ne voulait pas qu’il parlât! Ce jeune enfant devait devenir le père de l’illustre Prince Eugène, qui fut repoussé de la cour à cause de ses difformités et qui se vengea si cruellement plus tard de ce dédain sur la France. Une pareille position, il faut l’avouer, était singulière pour Vaugelas, et elle donna lieu à cette remarque très judicieuse faite par la marquise de Rambouillet: «Quelle «destinée pour un homme qui parle si bien et qui peut «si bien apprendre à parler, d’être gouverneur de sourds «et muets!» Et cet état de choses était d’autant plus pénible, que les exigences de Mme de Carignan dépassaient les bornes de la raison, si l’on en croit Tallemant des Réaux, qui prétend que ce fut cette princesse qui fit mourir Vaugelas, à force de le tourmenter et de l’obligera se tenir debout.

Cependant, malgré toutes ses déconvenues, Vaugelas n’en avait pas moins entrepris et continué ses travaux littéraires. Il était admis à l’hôtel Rambouillet, et par conséquent il était lié d’amitié avec tous les hommes qui formaient cette petite cour de gens d’esprit, tels que Coeffeteau, Chapelain, Conrart, d’Ablancourt, Patru, etc.; et lorsque Richelieu puisa dans cette réunion pour former l’Académie française, Vaugelas fut naturellement compris dans le nombre des élus.

Quant il s’agit de dresser les cahiers du dictionnaire, œuvre nouvelle et difficile au sujet de laquelle Richelieu consulta les membres de l’Académie, ceux-ci proposèrent de charger Vaugelas de la préparation du travail; le cardinal accepta cette proposition, fit payer à notre compatriote la pension royale qu’il ne touchait plus depuis longtemps, et comme il l’avait fait appeler auprès de lui pour l’entretenir de son projet, il lui dit en souriant: «Vous n’oublierez

«pas dans votre dictionnaire le mot dé pension.» — «Et

«encore moins celui de reconnaissance,» répliqua

Vaugelas.

Mais l’œuvre du dictionnaire marchait lentement, comme on peut bien le penser; la lettre A n’avait pu être achevée qu’au bout de neuf mois, si bien que le mot de reconnaissance risquait de ne pas être écrit avant un siècle. On se plaignait hautement; le cardinal montrait de l’humeur. Vaugelas, probablement pour apaiser ce courroux, publia ses Remarques sur la langue française. Je ne puis analyser ici ce traité grammatical; qu’il me suffise de dire que ceux-là mêmes qui l’avaient attaqué le plus vertement, usèrent, sans s’en apercevoir, des règles qui y étaient posées, tant elles étaient vraies: cela arriva à Lamothe-Le-Vayer, son plus tenace adversaire. Molière lui-même, qui décocha un vers dans ses Femmes savantes à l’œuvre de Vaugelas, ne put en amoindrir le mérite, et Voltaire n’en dit pas moins plus tard que notre grammairien avait été le premier qui eût fixé les règles de la langue.

Mais tous ces succès n’enrichirent pas Vaugelas: il mourut presque de misère en 1650. Longtemps avant sa mort, il ne sortit plus que la nuit pour ne pas être vu de ses créanciers, et on le surnomma pour ce fait le Hibou. Les cahiers du dictionnaire de l’Académie, qui étaient déposés chez lui, furent saisis et ne purent être restitués qu’après une sentence du Châtelet rendue l’année suivante.

Toutefois, s’il mourut criblé de dettes, ce ne fut pas sans avoir la ferme volonté de les payer, car, par son testament, il disposa de tous ses linges et vêtements dans cette intention; puis il ajouta: «Mais comme il pourrait

«se trouver quelques créanciers qui ne seraient pas

«payés, quand même on aura réparti le tout, dans ce

«cas, ma dernière volonté est qu’on vende mon corps

«aux chirurgiens, le plus avantageusement possible, et

«que le produit en soit appliqué à la liquidation des det-

«tes dont je suis comptable à la société ; de sorte que si

«je n’ai pu me rendre utile pendant ma vie, je le sois au

«moins après ma mort.»

Deux amis de Vaugelas, Conrart et Chapelain, publièrent sa traduction de Quinte-Curce, à laquelle il travailla pendant près de trente ans. Voiture l’avait plaisanté souvent sur cet interminable ouvrage, et il lui avait dit un jour que pendant qu’il polissait et repolissait un chapitre, la langue française viendrait à changer, et que, par conséquent, il serait obligé de refaire les autres; il lui avait appliqué l’épigramme de Martial sur ce barbier qui employait un temps si long à faire une barbe, que pendant qu’il la rasait d’un côté, elle revenait de l’autre. Ce qui n’empêcha pas le Quinte-Curce de Vaugelas d’obtenir l’approbation de tous les littérateurs et de jouir d’une réputation immense: Balzac disait que l’Alexandre de Quinte-Curce était invincible, mais que celui de Vaugelas était inimitable.

L’élève de l’Académie Florimontane mourut ainsi avec la double réputation d’avoir été le premier grammairien français et un écrivain de premier ordre; il mourut pauvre de fortune, mais riche de gloire. «Né avec les qualités et les agréments qui sont des moyens de parvenir, ni le séjour des cours ne put le rendre ambitieux, ni les attraits d’une société galante ne purent le séduire, ni l’éclat de son nom devenu célèbre n’entama sa modestie inébranlable, ni enfin la misère, plus terrible que la contagion mondaine, ne put altérer la sérénité de son courage. Toujours calme et persévérant, il suivit, à travers les succès et les épreuves, la voie qu’il s’était tracée, recherchant avec ardeur ceux qui pensent et parlent sainement, recueillant partout les trésors du langage, déposant son butin jour par jour dans les notes exquises de son riche inventaire, critiquant sans amertume et toujours heureux d’admirer; homme honnête à qui l’élévation de son âme faisait chercher l’élévation du langage .»

Voilà donc une singulière coïncidence, et qui doit étonner bien des Français: c’est un Savoyard qui a introduit l’imprimerie en France; la première académie française a existé en Savoie, à Annecy; et le premier grammairien qui a donné des règles précises à la langue de Racine, de Corneille, de Boileau, de Pascal, et de tant d’autres génies, est un Savoyard! Tout cela bouleversera bien des idées; on traitera même de contes bleus, dans certaines régions, les faits que j’ai cités; les gens qui s’étonnent d’entendre les Savoyards s’exprimer en français et qui pensent que la Savoie est un pays neuf qu’il s’agit de civiliser, ne voudront pas croire que la France doit tant à cette contrée peuplée de six cent mille malheureux, suivant l’aimable et touchante expression de M. C. Dupin.

Cependant, ou l’histoire est un mensonge, ou j’ai dit la vérité.

Les Gloires de la Savoie

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