Читать книгу Le mentor vertueux, moraliste et bienfaisant - Laurent-Pierre Bérenger - Страница 22
ОглавлениеAnecdote romaine.
SABINUS était un Romain qui, durant les guerres civiles, s’engagea dans un parti contraire à celui de Vespasien, et prétendit même à l’empire. Mais, quand la puissance de Vespasien fut bien établie, Sabinus ne s’occupa que des moyens qui pouvaient le soustraire aux persécutions, et en imagina un aussi bizarre que nouveau. Il possédait de vastes souterrains, inconnus à tout le monde, et il résolut de s’y cacher; cette lugubre retraite l’affranchissait du moins de l’insupportable crainte des supplices et d’une mort ignominieuse, et il y portait l’espoir que peut-être quelque nouvelle révolution lui donnerait la possibilité de reparaître dans le monde. Mais, parmi tant de sacrifices que sa situation le forçait de faire, il en était un surtout qui déchirait son cœur; il avait une femme jeune, belle, sensible et vertueuse; il fallait la perdre et lui dire un éternel adieu, ou lui proposer de s’ensevelir pour jamais dans une sombre prison, et de renoncer à la liberté, à la société, à la clarté du jour. Sabinus connaissait là tendresse et la grandeur d’âme d’Éponine, cette épouse si chère; il était sûr qu’elle consentirait avec transport à le suivre, et à ne vivre que pour lui; mais il craignit pour elle les regrets qui trop souvent succèdent à l’enthousiasme, et dont la vertu même ne garantit pas toujours; enfin il eut assez de générosité pour ne vouloir pas abuser de celle d’Éponine, ou, pour mieux dire, il n’avait qu’une idée imparfaite de la manière dont une femme peut aimer. Il ne mit dans sa confidence que deux affranchis, qui le suivirent. Il assemble ses esclaves, leur persuade qu’il est décidé à se donner la mort; il les récompense, les congédie, brûle sa maison, et se sauve ensuite dans ses souterrains avec ses fidèles affranchis. Personne ne douta de sa mort. Éponine était absente; mais bientôt cette fausse nouvelle parvint jusqu’à elle, et l’abusa comme tout le monde. Elle résolut de ne point survivre à Sabinus; comme elle était observée et gardée avec soin par ses parens et ses amis, elle choisit à regret le genre de mort le plus lent, et refusa constamment toute espèce de nourriture. Cependant les affranchis de Sabinus, qui tour à tour sortaient chaque soir des souterrains pour aller chercher les alimens, s’informèrent, par ordre de leur maître, de la situation d’Éponine, et apprirent qu’elle touchait presque au dernier moment de sa vie: ce rapport fit connaître à Sabinus que lorsqu’il s’était cru généreux, il n’avait été qu’ingrat. Accablé d’inquiétude, pénétré de reconnaissance, il envoie sur-le-champ un de ses affranchis instruire Éponine de son secret, et du lieu de sa retraite.
Pendant que cette commission s’exécutait, quelles durent être les craintes et l’impatience de Sabinus! Son messager trouvera-t-il Éponine vivante? Si cette tendre épouse respire encore, la nouvelle qu’on lui porte ne lui causera-t-elle pas une révolution funeste? Sabinus, après avoir conduit Éponine sur le bord de sa tombe, va-t-il, par sa fatale imprudence, l’y précipiter, et devenir l’assassin du seul objet qui puisse l’attacher à la vie?..... Voilà donc le prix qu’elle recevra pour tant d’amour et de fidélité !.... Mais, tandis que le malheureux Sabinus s’abandonne ainsi à ces déchirantes réflexions, le Ciel lui prépare un moment de bonheur, fait pour dédommager d’une vie entière de souffrances: avant la fin du jour, Éponine elle-même doit paraître dans ce lugubre souterrain qui retentit si tristement des cris de Sabinus.... Ce lieu d’horreur et de ténèbres, désormais habité par la vertu la plus pure, va devenir le temple auguste de la sainte fidélité et l’asile heureux du bonheur. Comment s’empêcher de regretter que les historiens ne nous aient pas transmis le détail touchant de la première entrevue d’Eponine et de son époux, lorsqu’elle parut tout à coup à ses yeux, pâle, tremblante, arrachée au trépas par le seul désir de vivre dans un cachot avec ce qu’elle aime, et l’instant où, se jetant dans les bras de Sabinus, elle lui dit sans doute: «Je
«viens adoucir ton sort en le partageant; je
«viens reprendre les droits sacrés et d’épouse et
«d’amie; je viens enfin te consacrer la vie que
«tu m’as rendue.» Quelle admiration, quelle reconnaissance dut éprouver Sabinus! Comme dans un moment tout est changé autour de lui! Quel charme répand Éponine sur chaque objet qui l’environne! Cette vaste caverne n’offre plus rien de triste aux yeux de Sabinus; cependant, en songeant que c’est désormais la demeure d’Éponine, il soupire.... Hélas! il ne peut offrir qu’une affreuse prison à celle qui serait digne de régner dans un palais.
Éponine et Sabinus concertèrent ensemble les mesures qu’ils devaient prendre pour leur sûreté commune. Il était impossible qu’Éponine disparût entièrement du monde, sans s’exposer à des recherches dangereuses; d’ailleurs, en renonçant pour toujours à sa famille et à ses amis, elle s’ôtait les moyens de servir Sabinus si l’occasion s’en présentait. Il fut donc décidé qu’elle ne viendrait dans le souterrain que la nuit. Mais sa maison en était éloignée; il fallait faire cinq lieues à pied: comment une femme timide et délicate, élevée dans le luxe et la mollesse, oserait-elle, si belle et si jeune, s’exposer, sous la garde d’un seul affranchi, à tous les dangers d’un voyage nocturne et pénible, qui devait se renouveler si souvent? Comment enfin aurait-elle assez de discrétion et de prudence pour dérober à tous les yeux et ses démarches et son secret? Comment? Elle aimait, elle pouvait se passer d’expérience, de force et de courage; elle était guidée par les deux plus grands mobiles des actions extraordinaires, l’amour et la vertu, si rarement réunis, mais si puissans lorsqu’ils se trouvent ensemble. Éponine en effet tint avec exactitude tous les engagemens que son cœur lui avait fait prendre: elle venait régulièrement chaque soir au souterrain, et souvent elle y passait plusieurs jours de suite, ayant su prendre les précautions nécessaires pour que son absence ne donnât aucun soupçon. La vie sauvage et retirée qu’elle menait dans le monde, la douleur qu’on lui supposait, lui procuraient la facilité de dérober ses démarches au public, et d’échapper aux observations des gens curieux et désœuvrés. Pour aller voir son époux, elle triomphait de tous les obstacles; ni les rigueurs de l’hiver, ni le. froid, ni la pluie, ne pouvaient l’arrêter ou la retarder: quel spectacle pour Sabinus lorsqu’il la voyait arriver tremblante, hors d’haleine, ne pouvant à peine se soutenir sur ses pieds délicats et meurtris, et tâchant cependant, par un doux sourire, de dissimuler sa lassitude et sa souffrance, ou, pour mieux dire, les oubliant auprès de lui!... Mais un nouvel événement doit rendre encore Éponine plus chère, s’il est possible, à Sabinus; elle va bientôt devenir mère et donner le jour à deux jumeaux.... Quelle nouvelle source de bonheur pour elle, mais en même temps de crainte et d’inquiétude!.... A quel embarras vont la livrer l’obligation de cacher son état à tout ce qui l’entoure, et l’impossibilité d’avoir les secours dont une femme, dans sa situation, peut si difficilement se passer!.... Mais avec un cœur si fidèle et si passionné, Éponine est-elle une femme ordinaire? est-il une épreuve au-dessus de ses forces, et qui puisse la décourager ou l’abattre?...... Non; elle saura dérober la connaissance d’un secret aussi important à ses domestiques, à sa famille, à ses amis: pourrait-elle manquer d’expédiens et de prudence? Eh! il s’agit de conserver son honneur, sa réputation et la vie de Sabinus. Elle saura triompher de la douleur même et la supporter sans se plaindre. Absente de Sabinus, et tout à coup atteinte, d’un mal aussi nouveau pour elle que violent, elle s’enferme, invoque, au défaut des secours humains, l’assistance du Ciel, répète mille fois le nom de Sabinus, et se résigne à son sort avec autant de patience que de courage. C’est ainsi qu’elle devint mère de deux enfans, dont l’existence si chère la dédommage et la récompense de tout ce qu’elle a souffert. Aussitôt que la nuit est venue, Éponine? prenant ses enfans dans ses bras, s’échappe de sa maison; et, chargée de ce précieux fardeau, elle arrive au souterrain. Qui pourrait peindre le profond attendrissement, les transports et la joie de Sabinus, en apprenant d’Éponine qu’il est père, et en recevant à la fois dans ses bras son épouse et ses enfans!.... ces enfans, gages touchans de la tendresse la plus parfaite et la plus pure, condamnés dès leur naissance à vivre et à croître dans une prison!... Cruelle pensée! faite pour empoisonner le bonheur de Sabinus, qui sans doute., en les embrassant, dut se dire: «Infortunés enfans, hélas!
«quand pourrez-vous jouir de la lumière et de
«la liberté ? Mais Éponine est votre mère, vous
«serez chéris par elle; ah! vous ne vous plaindrez
«point de votre destinée.»
Les deux enfans d’Éponine furent élevés dans le souterrain, et n’en sortirent jamais durant l’espace de neuf ans que Sabinus y resta caché. Loin que le temps eût diminué l’assiduité d’Éponine, il ne fit que pendre ses voyages plus fréquens au souterrain: elle y trouvait son époux et ses enfans; devenue étrangère au monde et à la société, l’univers et le bonheur n’existaient pour elle qu’au fond de la caverne de Sabinus. Cependant ses absences, devenant chaque jour plus multipliées et plus longues, donnèrent enfin des soupçons, et l’excès de la sécurité acheva de la perdre; elle fut observée, suivie, et l’infortuné Sabinus découvert. Des soldats envoyés par l’empereur viennent l’arracher de son souterrain, et ne conçoivent pas, envoyant cette affreuse demeure, qu’on puisse la regretter et verser des pleurs en la quittant. Dans cette extrémité, Eponine, ne démentant ni sa vertu, ni le courage dont elle avait donné tant de preuves, se rend an palais de l’empereur, suivie de ses deux enfans. On se précipite en foule sur son passage: chacun veut la voir et l’applaudir; tout le palais retentit des acclamations qu’elle excite, et c’est ainsi qu’on vit du moins la vertu malheureuse obtenir le tribut d’éloges qu’elle mérite. Eponine, insensible à la gloire, ne comprenant pas même qu’on puisse admirer sa conduite, et plaignant ceux qu’elle étonne, s’avance tristement à travers la foule qui l’environne, et arrive enfin à l’appartement de l’empereur. Tout le monde se retire: alors Éponine, se jetant avec ses enfans aux pieds de Vespasien, lui parla en ces termes:
«Voyez, César, à vos genoux, la femme et les:
«enfans de l’infortuné Sabinus, ces enfans innocens,
«élevés dans un lugubre cachot, et qui,
«pour In première fois, jouissent aujourd’hui de
«la vue du soleil. Eh quoi! cet astre radieux
«qui ne luit pour eux que depuis si peu d’instans,
«doit-il éclairer le supplice de Sabinus?
«et ce jour qui les arrache des ténèbres et de la
«captivité, doit-il être enfin le dernier des jours
«de leur père?... Mais quel fut le crime de Sabinus?
«L’ambition. César, si cette passion n’eût
«pas dominé dans votre âme, feriez-vous le
«bonheur de l’univers, seriez-vous l’arbitre du
«sort de mon époux?... Vous avez prouvé jusqu’ici
«que la fortune ne fut point aveugle en
«vous favorisant; achevez de la justifier par votre
«clémence.... Tout vous est soumis; vous
«régnez. Ah! connaissez le plus doux charme
«de ce haut rang où vous a placé le sort; plaignez
«les malheureux, et sachez pardonner.
«Pourriez-vous être insensible aux pleurs d’une
«épouse, d’une mère, aux gémissemens de ses
«enfans? Vous êtes souverain, vous êtes père,
«et l’innocence et la nature auraient en vain
«versé des larmes à vos pieds! Hélas! le Ciel
«ne s’est-il pas chargé lui-même du châtiment
«de Sabinus? Ne vous a-t-il pas ôté le droit de
«le punir, en ne le livrant en vos mains qu’après
«neuf ans de captivité ?... Souffrirez-vous
«qu’on puisse vous reprocher un jour cet excès
«de rigueur, si peu nécessaire à votre sûreté ?
«Ah! César, songez-y, votre inflexibilité ne
«peut ravir à Sabinus qu’une vie obscure et languissante,
«tandis qu’elle ternirait aux yeux de
«la postérité cette gloire si brillante et si pure,
«heureux et juste fruit de vos travaux et de vos
«exploits.»
On demandera sans doute, après la lecture de cette anecdote intéressante, si Vespasien se laissa toucher: hélas! non; et ce prince, peu sensible à tant de vertus, condamna à la mort l’époux. d’Éponine, qui, engagé dans un parti contraire au sien, avait manifesté des prétentions à l’empire. Au reste, l’héroïsme d’Éponine ne se démentit pas jusqu’au dernier instant, et elle accompagna son mari au supplice. (Par Madame de Genlis. )