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PRÉCIS DE LA VIE D’AGRICOLA.

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Table des matières

CE grand capitaine, ce vertueux citoyen, naquit à Fréjus, colonie romaine qui était alors très-florissante. Son père, qui en avait régi la police et les finances, fut massacré par l’ordre de Caligula, pour avoir refusé de se rendre le délateur de Silanus. Le fils, privé de ses exemples domestiques, fut élevé par les soins d’une mère vertueuse, qui mit sa complaisance à cultiver le fruit de son amour. Marseille, qui avait l’urbanité de Rome, sans en avoir adopté le luxe et la dissolution, fut le lieu que cette mère vigilante choisit pour le soustraire à la contagion qui infectait les sources publiques. Son penchant l’entraînait vers la philosophie; l’amour de l’étude devint une passion qui asservit toutes les autres. Sa mère crut devoir corriger cette intempérance de savoir qui le détournait des connaissances nécessaires à l’homme public.

Ce fut sous les ordres de Suétone qu’il fit son apprentissage de guerre. Ce capitaine sage et expérimenté démêlait en lui la semence des talens qui s’empressaient d’éclore, et ce fut pour les mieux cultiver qu’il le reçut dans sa maison. La gloire des grands maîtres est d’avoir des élèves qui leur ressemblent: supérieurs à l’envie, ils se voient sans chagrin surpassés par eux.

L’Angleterre, où se faisait cette guerre, était agitée par des tempêtes: les vétérans massacrés, les colonies dévorées par les flammes, les armées défaites, annonçaient la ruine prochaine de la domination romaine dans cette île. Ce fut au milieu de ces orages qu’Agricola fut mis à la tête d’une cohorte; il vit dans ce commandement moins un titre de décoration qu’un fardeau dont il fallait apprendre à soutenir le poids. Il s’instruisit de ses devoirs, il parcourut toute l’Angleterre, et se trouva dans toutes les actions les plus meurtrières. Courageux sans faste et sans ostentation, il ne refusa aucun poste périlleux, et n’eut jamais la vanité de les briguer. Les exemples de Suétone jetèrent dans son cœur un germe fécond d’émulation; et, lorsque son devoir ne le retint plus dans la province, il se rendit à Rome, où il épousa Domitie, dont la naissance illustre lui fraya un chemin à toutes les dignités. Époux tendre et fidèle, il lui déféra le sceptre domestique, dont elle était digne par la pudicité de ses mœurs.

Pendant sa questure d’Asie, il fit admirer son esprit d’ordre et de détail. Les exactions furent punies; son désintéressement opposa un frein à la cupidité du proconsul, qui cessa d’être coupable dès qu’il n’eut plus de complices. Il revint pauvre et chargé de gloire. Sa modération fut récompensée par le tribunat; mais il ne fit rien de mémorable dans l’exercice de cette charge, ni dans celui de sa préture, parce que Néron punissait l’éclat des talens, et qu’il y avait plus de sûreté à ne rien faire, qu’à exécuter des choses utiles qui auraient été la censure de l’administration du tyran. Ses emplois lui imposèrent l’obligation de donner des jeux et des spectacles; il s’en acquitta avec modération, et, magnifique avec décence, il prévint le reproche d’avarice et de profusion. Sa maxime était de s’assujettir aux usages, et d’en éviter les abus. Son intégrité le fit choisir par Galba pour s’opposer à l’avidité sacrilége de ceux qui enlevaient les offrandes des temples; il apporta dans cette recherche une exactitude religieuse. Tandis qu’il pouvait jouir à Rome de toute sa gloire, sa piété filiale l’en arracha pour aller rendre les devoirs funèbres à sa mère, qui avait été massacrée par les soldats d’Othon. L’héritage des nations était successivement disputé par des ambitieux, qui ne semblaient monter sur le trône que pour être précipités dans l’abîme. Il était alors impossible à l’homme de bien d’agir par principes, et de marcher d’un pas ferme sur ce théâtre mobile. Agricola, jaloux de son obscurité, en fut arraché par Nutien, qui gouvernait l’empire, tandis que Domitien, jeune encore, s’abandonnait aux plus sales débauches. Chargé de nouvelles levées, il les fit avec tant de succès, qu’il en fat récompensé par le commandement de la dixième légion, qui avait été la dernière à reconnaître Vespasien. L’Angleterre, où il avait commencé à développer ses talens, en fut encore le théâtre; il y servit sous les ordres de Petitius Cerealis, qui voulut l’associer à sa gloire en lui confiant les expéditions importantes. Des succès sans aucun mélange de revers ne lui causèrent point cette ivresse qui égare les favoris de la fortune. Toujours simple et modeste, il fit honneur à son chef de ses victoires; et, comme il était sans ostentation, il n’excita point l’envie. Vespasien, après l’avoir élevé au rang de patricien, lui confia le gouvernement d’Aquitaine, qui était un degré au consulat. Sa franchise militaire semblait incompatible avec la dextérité qu’exige le secret des affaires. Quiconque est plus accoutumé à se servir de son bras que de son esprit, manque souvent de cette souplesse artificieuse qui assure le succès de la politique. Agricola, né pour les emplois, n’eut point cet orgueil insultant que le guerrier exhale sur le citoyen pacifique, ni cette austérité rebutante qu’on contracte dans l’embarras des affaires. Le travail lui devint facile, parce qu’il sut se régler; la variété de ses occupations fut son délassement. Grave sans être austère, il inspirait sur son tribunal le respect et la confiance; et, dès qu’il en était descendu, il avait cette simplicité décente, qui est le plus noble attribut de l’homme public. Jaloux des prérogatives de sa place, il n’avait pas la vaine ambition d’en passer les limites, et il n’usait de son pouvoir que pour conserver à chacun ses priviléges. Au bout de trois ans, il fut appelé à Rome, où la voix publique le nommait au consulat: c’était attester qu’il en était digne. Cette dignité à laquelle il fut élevé, ne fut pas la seule récompense dont on honora son mente; il fut nommé pontife et gouverneur d’Angleterre.

Dès qu’il eut débarqué dans cette île, il dédaigna les réceptions pompeuses qu’on avait faites à ses prédécesseurs; et, quand on le croyait occupé à recevoir des hommages et à donner des fêtes, il signalait les premiers jours de son commandement par une victoire: il releva l’éclat de ce succès par la précaution qu’il prit de le cacher. Il ne mit point, selon la coutume, des feuilles de laurier sur ses faisceaux, ni dans la lettre qu’il écrivit à l’empereur. La plupart des grands généraux semblent tous jetés dans le même moule; les peindre, c’est multiplier les copies. Il n’y a que les génies supérieurs qui offrent des traits particuliers, dignes de passer à la postérité. Agricola, pour faire rétablir la discipline militaire tombée dans le relâchement, crut devoir commencer par une réforme dans sa maison, entreprise aussi difficile que de régir un empire. Ses domestiques, traités avec douceur, n’eurent aucune influence dans la distribution des grades et des récompenses; il n’y eut plus d’autres recommandations que les services. Les plus courageux et les plus fidèles furent les mieux récompensés. Doux et clément, il excusait les fautes légères, et punissait avec éclat et sévérité les crimes. Le poids des impôts fut diminué par l’égalité de la répartition. La police, qu’il introduisit dans les affaires, le fit regarder moins comme un général que comme le législateur de la nation.

Il mit cet esprit d’ordre dans son armée à l’ouverture de la campagne. Le soldat convaincu de pillage fut sévèrement puni. Cette discipline le rendit cher aux barbares, et plusieurs peuples, qui combattaient pour conserver leur liberté, mirent bas les armes, et se crurent libres avec son alliance. Ce fut ainsi qu’également craint et respecté, il rassembla des peuples sauvages dont il adoucit les mœurs farouches, en leur faisant goûter les délices de la paix. Il subjugua plus de pays par sa douceur que par ses armes. Les Anglais, sans besoins, languissaient sans industrie: il leur fit concevoir qu’ils n’étaient que des barbares; et, rougissant de l’être, ils sortirent de leur engourdissement, et sentirent naître l’émulation créatrice des grandes choses. Leurs enfans reçurent l’éducation des Romains, dont ils prirent les habits et les usages; et ce fut par le vernis des mœurs polies qu’on leur déguisa les fers de la servitude.

La troisième année fut une continuité de prospérité, de sorte que la quatrième ne fut employée qu’à mieux assurer ses conquêtes. Ces insulaires étaient trop sauvages pour se familiariser avec le joug: souvent vaincus et toujours rebelles, Agricola n’avait pas plus tôt remporté une victoire, qu’il fallait tenter la fortune d’un nouveau combat. Il marcha contre les Écossais, plus faciles à vaincre qu’à être subjugués. Il fut attaqué dans sa marche par ces barbares; la mêlée fut meurtrière: la neuvième légion fut taillée en pièces. Il rétablit l’ordre parmi les troupes épouvantées, et les barbares, pliant à leur tour, se précipitèrent dans les bois et les marais, qui favorisèrent leur retraite. Ce revers n’abattit point leur courage, et la dernière campagne fut la plus meurtrière et la plus glorieuse pour Agricola, puisqu’elle termina une guerre dont l’issue assura la domination de cette île fameuse aux Romains. La relation qu’il en écrivit à Domitien fut reçue avec l’extérieur d’une joie reconnaissante. Ce monstre couronné, jaloux de la gloire d’autrui, ne vit dans le courage actif de son général que la censure de sa paresse et de ses débauches. Dévoré du poison de l’envie, il se rendit inaccessible. Jamais il ne se livrait à la réflexion du cabinet, que pour méditer quelque attentat contre la vertu qui offensait ses yeux. La crainte de soulever le soldat lui fit dissimuler sa haine. Il lui fit décerner les ornemens du triomphe, avec une statue couronnée de lauriers. Mais Agricola, au lieu d’entrer dans Rome en triomphateur, eut ordre de se rendre de nuit chez le prince, qui le reçut avec froideur, en le laissant confondu dans la foule. Il connaissait trop le cœur du tyran, pour ne pas prévoir ce qu’il devait en attendre. Il crut devoir se soustraire à ses fureurs, en se condamnant à l’obscurité ; il ne se montra qu’avec un extérieur simple et modeste, qui faisait méconnaître le grand homme dans une cour où l’étalage du luxe usurpait la considération due à la supériorité du génie. Des délateurs calomnièrent ouvertement son innocence, sans pouvoir en obscurcir l’éclat. Les courtisans plus adroits préparaient sa perte en exaltant son mérite en présence de l’empereur bassement jaloux. Les fléaux dont l’empire fut frappé sur le Danube et sur le Rhin, rappelèrent le souvenir de la valeur du vainqueur d’Albion; alors il s’éleva un cri pour le mettre à la tête des armées. C’était déclarer que lui seul en était digne; mais en même temps c’était aigrir contre lui un monstre farouche, qui frémissait au bruit des acclamations dont la multitude honorait la supériorité des talens, et qui ne laissait jamais la vertu impunie: ce fut dans ces circonstances qu’il fut attaqué de la maladie qui le ravit à la terre. La douleur publique fut le plus bel éloge des actions de sa vie, et en même temps un témoignage que Rome corrompue conservait, par un reste de pudeur, quelque attachement pour les gens de bien; la sensibilité était d’autant plus vive, qu’on le croyait empoisonné. L’empereur, pour dissiper des soupçons que lui-même avait fait naître, l’envoyait chaque jour visiter par ses médecins et ses affranchis; mais il était trop abhorré pour séduire la crédulité. Il était peut - être innocent, et l’on s’obstinait à le croire coupable. Il ne trouva pas même son apologie dans le testament d’Agricola, qui l’instituait son héritier conjointement avec sa femme et sa fille. C’était alors une maxime avouée, qu’il n’y avait que les méchans princes qui fussent les héritiers d’un bon père. Agricola mourut âgé de cinquante-six ans, et l’histoire n’a pas dédaigné de nous transmettre tous ses traits. Sa taille, sans être extraordinaire, était régulière et bien proportionnée, sa physionomie douce et affable tempérait l’éclat de ses talens, et il ne manqua à son bonheur et à sa gloire que d’avoir vécu sous un Trajan. La mort lui enleva plusieurs enfans; il eut de grands motifs de consolation dans une fille qui lui survécut, et qui fut l’épouse de Tacite, qui transmit à la postérité les choses louables qu’il avait su exécuter. (Tacite. Par M. Robinet, censeur royal.)

Le mentor vertueux, moraliste et bienfaisant

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