Читать книгу Le mentor vertueux, moraliste et bienfaisant - Laurent-Pierre Bérenger - Страница 4
ОглавлениеLE MÉDECIN D’ALEXANDRE.
ALEXANDRE-LE-GRAND, poursuivant l’armée de Darius par la Cilicie, se rendit maître de la ville de Tarse, au travers de laquelle on voyait passer le Cydne, rivière moins renommée pour la grandeur de son canal que pour la beauté de ses eaux, qui sont extrêmement claires, mais aussi extrêmement froides, à cause de l’ombrage dont ses rives sont couvertes. On était alors vers la fin de l’été, dont les chaleurs sont très-grandes en Cilicie; c’était encore au plus chaud du jour; et comme le roi arrivait tout couvert de sueur et de poussière, voyant cette eau si claire et si belle, il lui prit envie de s’y baigner. Il n’y fut pas sitôt entré , qu’il se sentit saisi d’un frisson si grand, qu’on crut qu’il allait mourir. On l’emmena dans sa tente, ayant perdu toute connaissance. La consternation fut générale dans tout le camp. Les soldats fondaient tous en larmes; et s’oubliant bientôt eux-mêmes et les malheurs qui les menaçaient, ils ne firent entendre que des regrets et des plaintes de ce que, dans la fleur de sa jeunesse et dans le cours de ses plus grandes prospérités, celui qui était leur roi et leur compagnon tout ensemble, leur était ainsi enlevé et comme arraché d’entre les bras.
Cependant il reprenait ses esprits; et peu à peu revenant à soi, il reconnaissait ceux qui étaient autour de lui, quoique son mal ne semblât s’être relâché qu’en ce qu’il commençait à le sentir. Mais l’esprit était encore plus agité que le corps n’était malade; car il avait reçu la nouvelle que Darius pourrait bientôt arriver. Il ne cessait de se plaindre de sa destinée, qui le livrait sans défense à son ennemi, et lui dérobait une si belle victoire, le réduisant à mourir dans une tente d’une mort. obscure, et bien éloignée de cette gloire qu’il s’était promise. Ayant fait entrer ses confidens et ses médecins: «Vous voyez, mes amis, leur dit-il, dans quelle extrémité pressante la fortune me réduit. Il me semble déjà entendre le bruit des armes ennemies, et voir arriver Darius. Il était sans doute d’intelligence avec ma mauvaise fortune, quand il écrivit à ses satrapes des lettres si pleines de hauteur et de fierté à mon égard. Mais il n’en est pas où il pense, pourvu que l’on me traite à mon gré. L’état de mes affaires ne souffre pas de remèdes lents, ni des médecins timides. Une prompte mort m’est meilleure qu’une guérison tardive. Si les médecins croient avoir quelque ressource pour moi dans leurs remèdes, qu’ils sachent que je ne cherche pas tant à vivre qu’à combattre.»
Cette impatience précipités du roi alarmait tout le monde. Les médecins qui savaient qu’on les rendrait responsables de l’événement, n’osaient hasarder un remède violent et extraordinaire, d’autant moins que Darius avait fait publier qu’il donnerait mille talens à quiconque tuerait Alexandre. Philippe, un des médecins d’Alexandre, Arcananien de nation, qui l’ayant toujours servi dès son bas âge, l’aimait tendrement, non-seulement comme son roi, mais comme son nourrisson, s’élevant, par affection pour son maître, au-dessus de toutes les considérations d’une prudence humaine, offrit de lui donner un remède qui ne serait pas fort violent, et qui ne laisserait pas de faire un prompt effet. Il demandait trois jours pour le préparer. A cette offre chacun trembla, excepté celui qui y était le plus intéressé, et que le délai seul de trois jours affligeait, dans l’impatience où il était de paraître à la tête de ses armées.
Sur ces entrefaites, Alexandre reçut une lettre de Parménion, qui était resté en Cappadoce, celui de tous les grands de sa cour en qui il se fiait le plus, par laquelle il lui mandait de se garder de Philippe; que Darius l’avait corrompu, en lui promettant mille talens et sa sœur en mariage. Cette lettre le jeta dans une grande perplexité, ayant tout le temps de peser en lui-même les raisons de craindre et d’espérer qui s’offraient à son esprit. La confiance en un médecin dont il avait connu et éprouvé des sa première enfance le tendre et fidèle attachement, l’emporta bientôt, et dissipa tous ses doutes. Il referma la lettre, et la mit sous son chevet, sans la communiquer à personne.
Le jour venu, Philippe entre avec son remède. Alexandre tirant la lettre de dessous son chevet, la donne à lire à Philippe; en même temps il prend la coupe, et, les yeux attachés sur lui, il. l’avale sans hésiter, et sans témoigner ni le moindre soupçon, ni la moindre-inquiétude. Philippe, en lisant la lettre, avait témoigné plus d’indignation que de surprise et de crainte; et la jetant sur le lit du roi: Seigneur, lui dit-il d’un ton ferme et assuré, votre guérison me justifiera bientôt du parricide dont on m’accuse. La seule grâce que je vous demande, est que vous mettiez votre esprit en repos, et que vous laissiez opérer le remède, sans songer à ces avis que vous ont donnés des serviteurs pleins de zèle à la vérité, mais d’un zèle peu discret, et tout-à-fait hors de saison. Ces paroles ne rassurèrent pas seulement le roi, mais lui remplirent l’âme de joie et d’espérance; et prenant Philippe par la main: Soyez vous-même en repos, lui dit-il, car je vous crois doublement inquiet sur ma guérison et sur votre justification.
Cependant la médecine le travailla de telle sorte, que les accidens qui s’en suivirent fortifièrent l’accusation de Parménion. Le roi perdit la parole, et tomba dans de si grandes syncopes, qu’il n’avait presque plus de pouls, ni d’apparence de vie. Philippe n’oublia rien de ce qui était de son art pour le secourir: et, quand il le vit revenu à lui, il se mit à l’entretenir de choses agréables, lui parlant tantôt de sa mère et de ses sœurs, tantôt de cette grande victoire qui s’avançait à grands pas pour couronner ses premiers triomphes. Enfin la médecine s’étant rendue maîtresse, et ayant répandu dans toutes les veines une vertu salutaire et vivifiante, l’esprit fut le premier à reprendre sa vigueur, et le corps ensuite, beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait espéré. Trois jours après il se fit voir à son armée, qui ne pouvait se lasser de le contempler, et qui avait peine à croire ce qu’elle voyait, tant la grandeur du danger l’avait consternée et abattue. Il n’y eut point de caresse qu’elle ne fit au médecin, chacun venant l’embrasser, et lui rendre grâces comme à un Dieu qui avait sauvé la. vie au prince.
COMMENTAIRE PHILOSOPHIQUE DE L’ANECDOTE PRÉCÉDENTE.
L’HISTOIRE n’est pas toujours, comme on le pense communément, à la portée des enfans: voici une anecdote qui Je prouve; c’est R** qui la rapporte dans son Traité de l’éducation. J’étais, dît-il, aller passer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille, qui prenait grand soin de ses enfans et de leur éducation. Un matin, j’étais présent aux leçons de l’aîné : son gouverneur, qui l’avait très-bien instruit de l’histoire ancienne, reprenant celle d’Alexandre, tomba sur le trait connu du médecin Philippe, qu’on a mis en tableau, et qui sûrement en valait bien la peine. Le gouverneur, homme de mérite, fit, sur l’intrépidité d’Alexandre, plusieurs réflexions qui ne me plurent point: mais j’évitai de le combattre, pour ne pas le décréditer dans l’esprit de son élève. A table, on ne manqua pas, selon la méthode française, de faire beaucoup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, et l’attente d’un applaudissement sûr, lui firent débiter mille sottises, à travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint l’histoire du médecin Philippe; il la raconta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après l’ordinaire tribut d’éloges qu’exigeait la mère et qu’attendait le fils, on raisonna sur ce qu’il avait dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d’Alexandre; quelques-uns, à l’exemple du gouverneur, admiraient sa fermeté , son courage; ce qui me fit comprendre qu’aucun de ceux qui étaient présens ne voyait en quoi consistait là véritable beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me paraît que, s’il y a le moindre courage, la moindre fermeté dans l’action d’Alexandre, elle n’est qu’une extravagance. Alors tout le monde se réunit, et convint que c’était une extravagance. J’allais répondre et m’échauffer, quand une femme, qui était à côté de moi, et qui n’avait pas ouvert la bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas: Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas. Je la regardai; je fus frappé , et je me tus. Après le dîner, soupçonnant, sur plusieurs indices, que mon jeune docteur n’avait rien compris du tout à l’histoire qu’il avait si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec lui un tour de parc; et l’ayant questionné tout à mon aise, je trouvai qu’il admirait plus que personne le courage si vanté d’Alexandre. Mais savez-vous où il voyait ce courage? uniquement dans celui d’avaler, d’un seul trait, un breuvage d’un mauvais goût, sans hésiter, sans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui l’on avait fait prendre médecine il n’y avait pas quinze jours, et qui ne l’avait prise qu’avec une peine infinie, en avait encore le déboire à la bouche: la mort, l’empoisonnement ne passaient dans son esprit que pour des sensations désagréables, et il ne concevait pas pour lui d’autre poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté du héros avait fait une grande impression sur son jeune cœur; et qu’à la première médecine qu’il lui faudrait avaler, il avait bien résolu d’être un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircissemens qui passaient évidemment sa portée, je le confirmai dans ses dispositions louables, et je m’en retournai, riant moi-même de la haute sagesse des pères et des maîtres qui pensent apprendre l’histoire aux enfans. Quelques lecteurs mécontens du tais-toi, Jean-Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans l’action d’Alexandre! Infortunés! s’il faut vous le dire, comment le comprendrez-vous? C’est qu’Alexandre croyait à la vertu; c’est qu’il y croyait sur sa tête, sur sa propre vie; c’est que sa grande âme était faite pour y croire. Oh! que cette médecine avalée était une belle profession de foi! Non, jamais mortel n’en fit une si sublime. S’il est quelque moderne Alexandre, qu’on me le montre à de pareils traits.