Читать книгу Le mentor vertueux, moraliste et bienfaisant - Laurent-Pierre Bérenger - Страница 10
LE TYRAN POÈTE.
ОглавлениеDENIS le tyran avait quelquefois la manie de faire des vers, et celle de les croire excellens; mais, peu content de ses propres suffrages, il poussa la tyrannie jusqu’à extorquer des applaudissemens de tous ceux auxquels il lisait ses poèmes. Un essaim d’insipides flatteurs et de poètes faméliques se faisait un devoir de le confirmer dans la haute idée qu’il avait de ses productions. Philoxène, poète d’une grande réputation, et qui excellait surtout dans le genre dithyrambique, fut le seul qui ne se laissa point entraîner à ce torrent de louanges et de flatteries. Denis l’ayant régalé un jour d’une pièce de vers de sa façon, et l’ayant pressé de lui en dire son sentiment, Philoxène lui parla avec une entière franchise, et lui en fit remarquer tous les défauts. Le tyran, qui n’était pas accoutumé à ce langage, en fut très-blessé ; et attribuant une telle audace à la jalousie, ordonna qu’on le conduisît aux carrières; cette peine répondait à celles de nos galères. Toute la cour, affligée et alarmée, s’intéressa pour le généreux prisonnier: on obtint sa délivrance. Il fut élargi le lendemain, et rentra dans les bonnes grâces du prince. Dans le repas quel Denis donna ce jour-là aux mêmes convives, qui fut comme le sceau de la réconciliation, et dans lequel la joie et la gaieté régnèrent plus que jamais, après qu’on eut fait bonne chère, et longuement, le prince ne manqua pas de faire entrer parmi les propos de table ses vers, qui en faisaient le sujet le plus ordinaire. Il choisit surtout certains morceaux qu’il avait travaillés avec grand soin, qu’il regardait comme ses chefs-d’œuvre, et qu’il ne pouvait lire sans une sensible, complaisance, et sans une vraie satisfaction de lui-même: mais pour mettre le comble à sa joie, il avait besoin du suffrage et de l’approbation de Philoxène, dont il faisait d’autant plus de cas, qu’il n’avait pas coutume de les prodiguer comme les autres. Ce qui s’était passé la veille était une bonne leçon pour ce poète. Denis lui demanda donc ce qu’il pensait des vers qu’il venait de lire. Philoxène ne se déconcerta point; et, sans lui répondre un mot, se tournant vers les gardes, qui étaient autour de la table, il dit d’un ton sérieux mêlé de gaieté : Qu’on me remène aux carrières. Le prince ne put s’empêcher de rire de ce qui, dans une autre occasion, l’aurait offensé vivement, et ne lui en sut point du tout mauvais gré.