Читать книгу Le Prix de la vie - Léon Ollé-Laprune - Страница 12
ОглавлениеL’ŒUVRE DE LA VIE
Nos premières études n’établissent encore qu’un point, mais un point important: c’est que la vie est chose sérieuse. La vie est action. Je ne suis pas en ce monde à une fête, j’ai autre chose à faire qu’à me divertir et à m’amuser. J’ai une occupation, une fonction, une tâche, comment dirai-je? une œuvre à faire. Et cela est grave. Negotium, et non pas otium, ces mots résumeraient assez bien l’idée que ces premières réflexions me laissent de la vie. J’ai quelque chose à faire, je ne suis pas de loisir, j’ai sur les bras une affaire qui n’est pas pour rire et qui exige de moi attention et énergie.
Quelle affaire? quelle tâche? quelle œuvre?
Suffira-t-il que j’agisse et que par mon action je produise autour de moi certains effets, pour que je juge que j’ai rempli ma tâche, accompli mon œuvre, mené à bonne fin l’affaire qui me regarde? Pourvu que je dise que je suis en ce monde pour agir, penserai-je de la vie ce qu’il en faut penser? Et pourvu que j’agisse, ferai-je de la vie ce qu’il en faut faire?
Il y a bien des formes différentes de l’activité, de l’énergie et de l’efficace. Ont-elles toutes même valeur? Manifestement non. Laquelle alors sera celle qui permettra de dire que la vie vaut la peine de vivre?
Je travaille pour gagner ma vie, et puis pour fonder une famille, et l’entretenir. Il y a là énergie, expansion, fécondité.
Je sers mon pays. C’est dans l’armée, dans l’administration, dans l’enseignement. Je me soumets à un labeur incessant, et j’arrive à quelques résultats notables. Là encore il y a énergie, expansion, fécondité.
Je travaille à l’avancement des sciences. Que de labeurs d’une autre sorte! et grâce, à un travail infatigable, à une énergie persévérante, quelle fécondité !
Je suis un écrivain. Je fixe dans la prose ou dans le vers les images mouvantes ou les idées solides. Je travaille de l’esprit, et, dans la mesure de mes forces, je tente ou de charmer, ou d’instruire. Quel déploiement d’activité, si humble que soit l’œuvre! et quelle fécondité, si médiocre que soit le résultat! J’ai mis en œuvre mes facultés, j’ai employé mes ressources, et j’ai produit quelque chose où il y a comme une part de mon âme, de ma vie, de mon être, et qui porte en dehors de moi, plus ou moins loin dans l’espace et dans le temps, des sentiments par moi éprouvés, des idées nées dans mon esprit, un peu de mes réflexions, de mes joies ou de mes peines, de mes espérances ou de mes déceptions, de mes désirs, de mes ambitions, de mon vouloir!
Que si maintenant je regarde autour de moi, je trouve la plupart des hommes occupés, affairés, et quelques-uns plus que d’autres, car ils portent comme le poids de toutes les affaires, et la vie de tout un peuple, la vie même de l’univers semble dépendre d’eux, reposer sur eux.
Qaum tot sustineas et tanta negotia solus...
Dans l’histoire, dans le passé lointain ou proche de l’humanité, je ne vois que mouvement, agitation, affaires de toutes sortes, œuvres projetées, entreprises, poursuivies avec ardeur, abandonnées souvent, manquées souvent aussi, mais ordinairement fécondes quand même, quoique d’une autre façon que ne l’avaient rêvé leurs auteurs. C’est un travail incessant, un incessant labeur, une universelle et perpétuelle activité. Et, au premier rang, il y a des législateurs, des conquérants, des hommes de génie qui ont mené leur pays et même l’univers, ou qui ont donné au monde leurs inventions. Ce sont les princes de l’humanité. Ils sont premiers dans leur ordre.
Partout je vois des œuvres humaines. J’en vois de mesquines et d’obscures, de grandes et d’éclatantes, d’utiles aussi ou de nuisibles, de bienfaisantes ou de malfaisantes. S’il y a eu énergie, expansion, fécondité, l’homme a été homme: il a vécu d’une vie intense, abondante, débordante; il a reçu et il a donné. Est-ce assez? Vais-je dire: Il a traité la vie comme une chose sérieuse, il a agi, il a fait quelque chose; c’est bien un homme; il a fait son œuvre?
J’hésite, je suis embarrassé. Et, chose étrange, devant tel personnage historique, je dis tout de suite: c’est un grand homme; et je n’ose décider que c’est l’homme. Il a fait de très grandes choses. Je le reconnais, et je n’ose dire qu’il a fait son œuvre d’homme.
Ce que je cherche, en effet, c’est l’œuvre que toutes ces diverses formes d’activité énumérées tout à l’heure expriment, sans qu’aucune soit vraiment elle; et chacune l’exprime plus ou moins heureusement, plus ou moins fidèlement; quelques - unes l’expriment mal et la faussent.
Très diverses et très variables sont les circonstances où l’homme déploie ses facultés. Je cherche ce qui demeure dans toutes, ce qui ne tient à aucune, ne dépend d’aucune, mais au contraire les domine toutes, s’exprimant dans toutes et par toutes, plus ou moins, se faisant d’elles toutes des moyens et, au besoin, tournant en moyens les obstacles mêmes. Alors, ce que je considère, ce n’est plus l’ouvrier, ni le conquérant, ni l’homme d’État, ni le père de famille, ni le savant, ni l’écrivain, ni l’artiste, ni le penseur. C’est l’homme, en tant qu’il est homme et parce qu’il est homme.
Aristote a dit un beau mot, difficile à traduire en notre langue: Tò α̉νθρωπεύεσθαɩ. Faire l’homme, dirons-nous, et faire œuvre d’homme.
Mais qu’est-ce que faire l’homme et faire œuvre d’homme?
Je vois que c’est être homme et non animal, vivre et se conduire en homme et non en animal, et avec la conscience que c’est ce qui convient.
Je vois aussi que c’est être bien soi, puisque toute vie forte et puissante est une vie recueillie et non dispersée, comme la physiologie même le montre, n’y ayant de vie puissante que là où l’organisme est constitué d’une manière solide et nette, et l’individu bien tranché.
Je vois encore que c’est sortir de soi, puisque toute vie forte et puissante est par cela même une vie généreuse et féconde, comme la physiologie aussi le montre, n’y ayant pas de vie complète, arrivée à la maturité, à l’apogée, qui ne soit portée à se communiquer, et le vivant, une fois parvenu à la plénitude de la vie, engendrant un autre vivant.
Je vois que devenir pour autrui source de bien, source de vie et d’être, c’est le degré le plus intense et le plus parfait épanouissement de la vie; et, dès lors, je conçois celui qui fait bien l’homme comme vivant d’une vie intense et proportionnée d’abord, déployant, développant les puissances humaines, toutes, mais chacune en son rang et selon la mesure qui convient; et, quand il est ainsi lui-même d’une façon complète, agissant autour de lui, menant les choses et, quand il le faut, les hommes même, en la manière qui lui est possible, tirant des événements et de ses ressources propres le meilleur parti, faisant de la matière que sa nature et les circonstances lui fournissent l’œuvre la plus belle, suscitant par son action d’autres actions, énergiques et fécondes comme la sienne, suscitant des hommes parce qu’il sait être homme lui-même, et faisant tout cela avec le sentiment vif, que dis-je? avec la conscience claire que c’est faire ce qui convient, car c’est faire honneur à sa nature d’homme.
Serait-ce donc là l’œuvre vraiment humaine? serait-ce là l’œuvre de la vie? Mais que d’obscurités encore, et que de difficultés, que de questions!