Читать книгу Le Prix de la vie - Léon Ollé-Laprune - Страница 6
ОглавлениеLES DONNÉES ET LA MÉTHODE
Je commence: mais par où et avec quoi? Où prendre mon point de départ? et qu’ai-je à ma disposition en commençant?
Il faut que ma première affirmation soit telle que pour être posée elle n’en suppose aucune autre. Cela est clair. Mais que puis-je affirmer qui ne suppose, pour être affirmé, aucune proposition antérieure?
Des faits, et ma pensée avec certaines exigences (j’emploie à dessein ce mot pour ne rien préjuger).
C’est la situation du savant qui a recours à l’observation et à l’expérience, et qui se sert de sa raison.
Des faits incontestables, indéniables, positifs, constituent un terrain solide sur lequel on peut, tout d’abord, mettre le pied, et si nous invitons les autres à s’y placer avec nous, qui donc osera dire qu’il ne le veut pas, s’il a son bon sens et s’il est de bonne foi? Voilà donc bien un commencement, un vrai et légitime commencement.
Quant aux exigences de la pensée, pour se convaincre qu’il y en a en effet, il suffit de se dire ceci: Puis-je penser n’importe comment? Puis-je affirmer n’importe quoi? Mais non, ce n’est pas possible. Je puis rêver à ma fantaisie, je puis divaguer, je puis faire le sot ou le fou, si bon me semble; mais je n’appellerai pas cela penser. Du moment qu’il s’agit de penser tout de bon, il y a lieu d’affirmer ceci ou cela, et ce n’est pas de mon caprice que l’affirmation dépend; elle est valable ou non, et cette valeur n’est pas en mon pouvoir: ce qui est en mon pouvoir, c’est de faire tout ce qu’il faut pour voir comme il faut, pour juger comme il faut. Il y a donc bien de certaines exigences de la pensée contre lesquelles rien ne saurait prévaloir. Je ne dis rien de plus. Je ne cherche aucune explication de cela, je ne tente aucune théorie. Ce serait prématuré. Mais je constate l’existence de ces exigences, et je dis: Voilà encore le commencement, le vrai et légitime commencement. Si je me mets en présence de faits certains et si j’use de ma raison, en tenant compte de ces exigences auxquelles je ne pourrais me soustraire sans divaguer, je trouverai des propositions que j’affirmerai d’emblée sans supposer aucune autre proposition antérieure; et personne ne pourra les contester, à moins de manquer de sens ou de bonne foi.
Dans la question de la vie, le premier fait que je note, c’est que, en un sens, je puis faire de ma vie ce que je veux, et, en un autre sens, je ne puis pas faire de ma vie ce que je veux.
Je laisse de côté les difficultés auxquelles ces deux affirmations peuvent donner lieu, les mille questions qu’elles suscitent, les explications tentées, les théories édifiées. Prenons les faits eux-mêmes: ils sont incontestables.
C’est un fait que de ce que j’appelle la vie je puis, en un sens, faire ce que je veux. Et si d’ailleurs je ne pensais pas que je puis faire de ma vie ce que je veux, toute question relative à l’usage à faire de la vie serait superflue, oiseuse.
C’est un fait aussi, et non moins incontestable, que de ce que j’appelle la vie je ne puis pas faire ce que je veux. Il y a les mille empêchements que je rencontre à l’accomplissement de mes désirs et de mes projets. Il y a autre chose encore. En effet, si tous les usages de la vie se valent, si c’est chose entièrement indifférente que je choisisse celui-ci et que je rejette celui-là, si ceci n’est pas à rechercher et cela à éviter, s’il n’y a pas de raisons de préférer ceci à cela, à quoi bon poser la question de la vie? C’est perdre le temps: il n’y a qu’à se taire.
Voilà donc deux faits, ou, si l’on aime mieux, un double fait impliqué dans le fait même de la. question posée et partant hors de cause, et tel qu’il est naturel et légitime de l’affirmer dès le début. Partant encore, si je veux proposer aux autres mes idées ou examiner celles des autres, j’ai là en commençant un point pris pour accordé, donc quelque chose de commun entre les autres et moi, quelles que soient d’ailleurs nos divergences d’opinions, et, dès lors, la discussion sera possible: car, pour discuter, il faut qu’il y ait au moins une chose qu’avant toute discussion l’on entende de la même manière des deux côtés.
Je note, en même temps, que certaines propositions rencontreront, je le prévois, une résistance. D’où peut venir cette résistance? D’un préjugé, dira-t-on. Sans doute, car ce ne peut être que quelque chose qui précède le jugement actuel.
Mais ce qui précède tel jugement actuel est préjugé au sens fâcheux du mot, si la source en est dans quelque habitude de l’esprit née sans réflexion, dans quelque influence inaperçue de la coutume, de l’exemple, dans quelque passion qui inspire insensiblement la pensée. Alors l’énoncé de certaines propositions provoque la résistance de l’homme esclave de la routine, de l’homme aveuglé, de l’homme passionné, parce que ces propositions contrarient ses vues accoutumées, ou ses préventions. Mais, s’il se trouvait que certaines propositions touchant la vie provoquassent la résistance de l’homme qui se sent et se sait homme, faudrait-il encore crier au préjugé ? Ne conviendrait-il pas plutôt de reconnaître là quelqu’une de ces exigences dont nous parlions plus haut, et contre lesquelles rien ne prévaut?
Se sentir et se savoir homme, et non pas chose et animal, c’est un sentiment et c’est une notion où assurément il y a bien de l’acquis. Je le reconnais. Il ne serait pas malaisé de montrer ce qui y entre de résultats de l’éducation, de l’hérédité, de la culture reçue, de la civilisation. Mais, si je considère le fond, je le retrouve partout; et là où il n’est pas, là du moins où il est par trop rudimentaire, je dis: Ce n’est pas vraiment l’homme. Et je parle, s’il s’agit d’un individu, d’exception, de monstruosité ; s’il s’agit d’une race, de dégénérescence, d’état embryonnaire: je ne veux plus voir là qu’un vestige effacé de l’humanité, ou qu’une ébauche informe. Et quiconque a son bon sens et est de bonne foi voit comme moi et parle comme moi.
Telles sont les ressources naturelles que j’ai tout d’abord à ma disposition pour juger de la vie et pour examiner et discuter toute proposition relative à la vie: un double fait indéniable, et une certaine notion de l’homme, qui me permet d’en appeler de l’homme à l’homme, je veux dire d’en appeler du penseur distrait ou ébloui à l’homme même.
Ainsi, que l’on me propose un épicurisme éhonté (j’emploie le mot épicurisme pour abréger, au sens vulgaire). Tout de suite, d’emblée, je dirai: Ce que vous me proposez, c’est une vie bestiale. Et je rejette la vie bestiale, βoσϰημάτων βɩ́oν, comme disait Aristote, par la très simple raison que je ne suis pas une bête, mais un homme.
Si l’on répond: Mais cela me plaît; je répliquerai: Mais cela ne doit pas vous plaire. Et, si l’on me presse, la réponse que je pourrai donner sera celle-ci: Cela ne doit pas vous plaire comme cela ne doit pas me plaire à moi non plus, parce que cela ne convient pas à l’homme. Non est hominis, non est humanum, non decet hominem. L’homme ainsi compris, l’homme dans cet état, ce n’est plus l’homme.
Est-ce parler au nom d’un préjugé que de parler ainsi? Assurément non; ou si l’on tient à nommer cela un préjugé, il faut dire que c’est un préjugé fondé sur la nature humaine, ayant dans la nature humaine sa racine, donc une exigence de la nature humaine, une exigence de la raison humaine en présence du fait de la vie.
Maintenant, muni et armé de la sorte, quel ordre vais-je me faire pour l’investigation que j’entreprends? Quel sera mon premier objet d’étude? Il me semble que ce doit être une première idée de la vie qui m’est suggérée par la question même. Je constatais tout à l’heure que, puisqu’il y a une question de la vie, dans un certain sens je fuis de la vie ce que je veux, et dans un autre sens je n’en fais pas ce que je veux. C’est dire que, dans la vie, il y a bien des choses que je subis et bien des choses qui, dans une certaine mesure, dépendent de moi. Cela seul suffit à donner à la vie je ne sais quoi de grave. Je constatais aussi que certaines choses me paraissent convenir à l’homme et d’autres ne lui point convenir. L’idée de l’homme m’apparaît, dès mes premières réflexions, avec un certain caractère de grandeur, et voilà encore de quoi faire de la vie quelque chose de sérieux. Bien vite se présentent à moi les mots les plus nobles et les plus imposants: le devoir, la dignité humaine, la responsabilité. Mais je ne veux pas laisser mes pensées se précipiter. Je veux les conduire par ordre, pour voir plus clair et pour juger plus sûrement. De cette première vue sur la vie je ne veux retenir que ceci: la vie paraît quelque chose d’important, de grave, de sérieux. Est-ce vrai? Tel est le point que je dois d’abord examiner. Cela me paraît d’une bonne méthode.
Cependant une réflexion s’offre à moi: c’est que si le sérieux de la vie est la première chose qui sollicite mon attention, ce n’est peut-être pas seulement parce que cette proposition naît pour ainsi dire de la question; c’est aussi et surtout peut-être parce qu’elle répond à une des préoccupations les plus pressantes de ce temps. Je me suis recueilli en moi-même pour méditer, mais je ne veux pas pour cela demeurer étranger aux préoccupations contemporaines; je l’ai déclaré dès le début. Or, une des opinions les plus en vue sur la vie, à l’heure qu’il est, c’est celle qui la répute vaine. Beaucoup d’hommes, aujourd’hui, ne voient dans la vie qu’une sorte de jeu ou un spectacle propre à intéresser les gens intelligents et cultivés, et à leur procurer d’esthétiques jouissances. Je le sais. J’entends ces discours, et si cette idée de la vie n’est pas toujours énoncée distinctement, elle se retrouve sans cesse inspirant d’une manière tacite les jugements, les sentiments, la conduite. C’est en partie pour cela, je n’en doute pas, que le sérieux de la vie m’apparaît comme le premier objet d’examen et d’étude que je doive choisir. Le dilettantisme étant pour ainsi dire dans l’atmosphère intellectuelle et morale, il faut avant tout que je sache à quoi m’en tenir sur cette conception de la vie.
Mais, si les opinions contemporaines me sont ainsi présentes, même quand je ne songe pas à les considérer expressément, n’est-ce pas le signe que je ferais bien de les considérer, en effet, dans leur ensemble avant d’entreprendre l’examen de l’une d’entre elles? Elles constituent un grand fait que je ne puis négliger. Je suspends donc l’examen du dilettantisme, et je me livre à une sorte d’enquête pour savoir ce que mes contemporains pensent de la vie et ce qu’ils prescrivent ou conseillent d’en faire.