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FAITS DIVERS

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La chambre où me guida Zoé était un vaste salon avec alcôve, situé au fond d’un corridor presque interminable. Son mobilier, d’un facile inventaire, comprenait: un lit contemporain du maréchal de Biron, et où l’on arrivait comme au faîte d’un arbre, en grimpant; quatre fauteuils, douze chaises, un grand canapé en velours d’Utrecht jaune, sur lesquels on était assis plus durement que sur le chêne nu. L’ancien velours a de ces mystères. J’approchai mon flambeau des immenses glaces qui remplissaient les panneaux; elles étaient traversées d’exquises moulures dignes d’un Grinling Gibbons, mais la corolle des roses était noire d’une ancienne poussière. J’ouvris ma fenêtre, d’où l’on pouvait voir couler sans murmure la triste Deûle, continuellement sillonnée de ces lents et vastes bateaux chargés de bois, de charbon, de pavés, de blé, et qui sont le cauchemar des voituriers pressés. Moi, j’ai un attrait pour ces grossières machines. Des familles entières passent leur morne et laborieuse existence dans ces obscures prisons, où la vie de foyer se trahit seulement par une mince fumée bleuâtre, échappée d’une petite cheminée en bois blanc. L’homme, la femme et les enfants naissent et meurent là-dedans. Ce n’est pas en vertu de mon penchant à la rêverie que ce spectacle m’attire: d’intimes affinités en sont la cause. Mon aieul et mon bisaïeul, fils du Nord, possédaient plusieurs de ces lourds bateaux et les pilotaient eux-mêmes.

Mon père, en son extrême jeunesse, avait aussi vécu dans les bateaux domestiques, et il ne pouvait se défendre d’une vive émotion quand il se reportait vers ces jours lents et modestes.

Je vous ai souvent parlé de mon père, Marie; l’ai-je toujours fait avec la vénération et l’attendrissement que la mémoire de ce juste entretient chez moi?

Avant de vous résumer ses extraordinaires mérites, il faut vous dire que je chéris et que j’élève par-dessus tout, l’idée de paternité. Rien ne me pénètre plus doucement l’âme, que la vue réelle, ou même la représentation fictive, au théâtre ou dans les livres, d’une grande amitié entre un père et un fils. Je ne sais rien de meilleur à opposer aux faiblesses et aux calamités de la vie; et si cette noble union était bien comprise, si tous les devoirs en étaient suivis, si le charme en était goûté, il me semble que la société des hommes serait délivrée d’un grand nombre de ses maux. Mon père était un homme simple, dans ce sens qu’il avait sur les choses essentielles des principes invariables, auxquels il soumettait ses moindres actes. Cette extrême rigueur de logique s’alliait chez lui à la sensibilité la plus vraie. Quand nous perdîmes mon frère, il sanglota à fendre l’âme. Mais, pour ce qui le concernait, je le vis traverser les Révolutions, les grandes crises commerciales, et presque toucher du doigt la mort, en deux maladies terribles où toute sa connaissance lui restait, sans que son équanimité en fut altérée. Tendre pour sa femme et ses enfants (nous étions deux alors), hospitalier envers les voisins et les étrangers, je ne le vis jamais chercher la plus petite fête hors de sa maison et sans nous. Respectueux à l’extrême de tout ce qui touchait à la liberté d’autrui, également modeste à l’extrême, il mourut très aimé et très regretté de tout le monde, et loué comme un brave homme, mais je ne crois pas que tout le monde découvrit et apprécia les qualités considérables de cette âme, ennemie du bruit. Il était spécialement un homme de commerce; à cet égard nos tendances et nos aptitudes étaient absolument contraires. Mon père avait dû nourrir le rêve de me léguer sa maison. Aussitôt qu’il commença à pressentir que ce rêve était en péril d’en rester toujours un, il ne me tint point rigueur, et me dit seulement: tu est libre. Alors, j’aurais voulu me jeter à son cou, et m’écrier: «Pardonne-moi, je ne fais pas ce que je veux, je suis le moins libre de tous les hommes. Je suis plein de troubles, que nulle paix humaine ne saurait endormir. J’aime une femme et une gloire, comme il n’en est pas... mon malheur et mon bonheur font couche commune dans cette inquiétude, et j’espère en souffrant!»

J’ai bien fait de ne lui rien dire; d’ailleurs il n’était pas l’homme des épanchements. Bien qu’il vécût sans cesse avec les chiffres, c’était un contemplateur à sa manière, il aimait les longues promenades dans les champs, ou sur le bord de l’eau, au bruit des cloches du village. Son courage et sa loyauté furent toujours l’abri de mon âme, à ces heures de crise où l’adolescent ne croit plus aux hommes, et incline à les mal juger. Mais de tant de vertus, celles dont le souvenir prend la voix la plus harmonieuse et la plus tendre pour mon cœur prosterné devant cette ombre, c’était son respect pour les humbles, sa charité pour les pauvres, et son sens si pur de la justice. Économe et conservateur par nature, il ne faisait personnellement pas le moindre cas de l’argent, et il savait allier un complet désintéressement à l’ordre le plus sévère; il n’attachait pas une grande importance aux choses de pur ornement, et il y avait toujours une certaine austérité dans sa mise. Il tâchait alors de me former aux mêmes leçons, sans jamais me sermonner, moi petit collégien taché d’encre, et dont la naïveté était proverbiale par toute la place aux Bleuets: c’est là qu’était situé notre collège.

Ah! que ces temps sont loin par la distance d’idées et de chagrins parcourus, et qu’ils sont près de l’espace!

Douze ans, peut-être!

En évoquant ces chères images d’autrefois, mes regards se perdaient dans la campagne environnante, qui, d’ailleurs, n’est pas belle, et sans le mugissement d’un bœuf dans l’étable et une vague odeur d’herbe, on se pourrait croire en plein centre industriel, à cause de la poussière du charbon et de la fumée des usines. Mon cigare achevé, j’allai m’étendre entre deux grands draps blancs, d’où s’éleva quand j’y entrai un mince nuage de poussière. Évidemment, mon oncle ne pratiquait pas souvent l’hospitalité nocturne.

Au moment où j’allais m’assoupir, un aboiement féroce et subit comme un coup de tonnerre, me fit bondir dans mon lit. Puis un silence profond suivit cette désagréable alerte, je me croyais quitte, quand un autre aboiement, mais lointain et résigné cette fois, vint fournir la réplique au premier, qui semblait n’attendre que cela pour s’adonner à une tempête, à une orgie de hurlements comme jamais je n’en entendis. Dans les rares intervalles, où le violent paraissait tendre à s’apaiser, l’autre, du ton des fiévreux et des couards, semblait lui dire:

— N’avez-vous pas peur de crier aussi fort, dites?

— Peur!... moi, avoir peur!.. Peur de quoi, hé ? Allons, écoute si j’ai peur... j’en ai jusqu’à demain.

Je renonce à décrire le reste, ce fut une furie tellement assourdissante, que j’allais descendre, armé d’une des douze chaises en velours d’Utrecht, pour essayer d’en assommer ce terrible chien, quand son timide interlocuteur, comme persuadé, lui gémit de loin:

— Là, fou que vous êtes... on sait bien que vous n’avez jamais eu peur de votre vie; maintenant dormons.

Puis ils s’endormirent, ou firent semblant. Pour moi, j’eus d’assez beaux rêves. Je me promenais avec Marianne, dans le jardin de son oncle Réniez que je n’avais jamais vu, au bout d’une allée fleurie, où nous cheminions sans nous parler, se trouvait la gare du Nord, où vous m’attendiez, chère Marie, puis j’étais accosté en ces termes par un effroyable dogue: «Essaye de me frapper avec ta chaise?»

Quand je m’éveillai, le soleil inondait de lumière la chambre antique dont à Paris j’eusse fait un musée vanté, rien qu’avec les moulures dont j’ai parlé. On frappait à ma porte; c’était Zoé, qui me demandait sévèrement par le trou de la serrure, si je voulais encore des côtelettes et des œufs pour déjeuner.

— Ma brave fille, je ne veux rien qu’un supplément d’eau fraîche, et daignez vous hâter, s’il vous plaît, car je dois aller à Lille tout de suite.

Zoé revint bientôt, exécutant mes ordres. J’étais cette fois en situation de la recevoir; ses premières paroles furent:

— Je ne comprends pas, qu’on ait oublié de mettre assez d’eau sur la table de monsieur.

— La faute est réparée, dame Zoé, lui répondis-je, admirant à part moi les ressources du style impersonnel, qui permettait à cette illettrée de dédoubler son individu.

Je crus (et je fus bien inspiré) lui adresser une gracieuseté directe, en renouant ainsi l’entretien:

— Vous avez ici un bon chien, une bête vigilante.

— Ah! pour un bon chien, dit-elle avec émotion, c’est la meilleure tête du Pont-de-Canteleu; de sa niche à ma chambre il devine quand j’ai mal aux dents...

— Pardon, Zoé, mais ne vous semble-t-il pas que toutes ces brillantes qualités sont un peu ternies par son amour du bruit, et n’y aurait-t-il pas moyen de le faire taire, au moins à la nuit?

— C’est cela, pour qu’il ne bronche pas quand il viendra des voleurs! fit-elle, avec la dédaigneuse exaltation de la logique triomphante.

— Mais, s’il aboie régulièrement toutes les nuits, comment saurez-vous jamais distinguer si c’est après les voleurs, ou seulement à la lune?

— On voit bien que monsieur n’est point du pays; nous autres, nous savons ça. Monsieur me permet-il de lui demander s’il a bien dormi?

— Oui, bonne Zoé ; j’ai parfaitement dormi, j’ai même un peu rêvé de mademoiselle Marianne.

A ce nom, elle me regarda fixement, sans insolence et sans rigueur, mais avec une certaine autorité passagère, puis elle reprit:

— Ah! vous avez si bien dormi? Ce que c’est que de ne pas savoir! Hé bien, Monsieur, reprit-elle, vous pouvez vous vanter d’avoir couché dans la chambre des Chauffeurs; c’est même ici que ces canailles-là ont brûlé Julie Desmadril, une tante à moi, et...

— Ils l’ont mangée?...

— Les Chauffeurs se contentaient de brûler les dames, rétorqua Zoé, qui n’avait probablement pas encore pris sa tasse de café, car elle n’eut pas la force de rire de mon ignorance; et, croireriez-vous que c’était pour qu’on leur-z-y dise où était l’argent, poursuivit-elle, en se familiarisant, dans les souvenirs de l’épouvante, jusqu’à substituer, aux formules d’apparat, dont elle m’avait jusqu’alors gratifié, son idiôme ordinaire. Alors les j’étions et les ils escaladions, fleurirent en toute liberté sur ses lèvres; mais tout ça n’a duré qu’un temps, conclut-elle, et si on ne me demandait aujourd’hui où est caché l’argent, c’est moi qui leur rirais au nez.

Et, sur cet indirect avertissement, Zoé me laissa.

Une demi-heure après, je descendis le large escalier dont la rampe en fer, si délicatement fouillée dans sa solidité victorieuse de deux siècles, se fût facilement troquée à Paris contre des billets de banque.

Arrivée au bas, j’ouvris une porte au lieu de l’autre, et, je me trouvai dans le premier de deux vastes salons, où cinq cents personnes eussent circulé à l’aise, et dont les volets, fermés depuis vingt ans peut-être, auraient entretenu précieusement la plus noire obscurité, sans un petit trou rond, percé en haut de l’un d’eux, et qui permettait à un rayon de traverser ces ténèbres de sa diagonale lumineuse. Les chaises, les canapés et les raides fauteuils, étaient recouverts de housses en toile grise. En des temps moins sombres, la beauté de vingt jeunes filles, l’amour de vingt jeunes hommes, tout l’espoir, la richesse et l’honneur d’un grave et doux pays, avaient éclaté, sans doute, sous les rosaces vermoulues de ces plafonds, où maintenant l’araignée construisait sa toile, linceul des maisons mortes.

Il y avait là encombrement de vieux portraits, d’antiques tapis, d’épées, de cannes et de perruques. Je soulevai une enveloppe de grosse toile grise, et je demeurai à la fois émerveillé et navré, devant un riche service du Japon dont quelques pièces importantes n’existaient plus qu’à l’état de débris. Je passai ensuite à un chiffonnier en marqueterie, où il y avait pour plus de cinq mille francs en point d’Angleterre roussi et dédaigné. Tingry était, dans ce moment même, enfoui sous une demi-douzaine de couvertures. C’était sa gymnastique matinale. Zoé futchargée par moi de lui apprendre que je serais de retour à l’heure du dîner de M. Réniez.

Puis je me mis en route assez gaiement pour Lille, et je fis, un peu avant midi, mon entrée au café de l’Europe, situé à l’angle de la Grand’Place, et surtout fréquenté par des officiers. La respectable dame du comptoir, dont je saluai le bonnet plus fleuri de roses que les jardinets de Bougival, parut frappée au cœur à mon aspect, et quitta sur-le-champ son trône.

— Juste ciel! c’est M. Évariste; mais vous n’avez pas changé du tout, mon petit ami, depuis tantôt vingt ans.

Je ne m’étais pas encore envisagé moi-même de ce point de vue phénoménal.

— Je suis madame Louise, vous ne me reconnaissez pas? Votre papa m’aurait bien reconnue, lui. Quand il vous amenait ici, vous n’étiez pas plus haut que ça, et poli et obéissant comme une image. Tenez, c’est à cette table là-bas, continua Mme Louise, que vous avez attrapé dans l’œil la queue de billard du capitaine Florimond, un beau guerrier. Il est mort d’avoir tant bu, qu’il n’a pas tout payé.

Mme Louise, en veine d’expansion, se fit servir son café au lait près de moi.

— Et, vous revoilà donc parmi nous, pour longtemps?

— Non, madame Louise, je suis seulement de passage ici, comme un prestidigitateur ou un ténor.

— Descendu chez votre oncle Léonard, je suppose?

— J’ai donc un oncle Léonard?

— Je veux dire un grand-oncle, il a épousé la sœur du père de votre père. Vous êtes nombreux chez vous, surtout du côté des Delannoy.

Par parenthèse, Mme Louise me révéla que j’étais à sept ans le petit bonhomme le plus aimable du département. Il paraît qu’une de mes manies d’alors (manie servile!) consistait à disputer aux garçons l’honneur de faire flamber le punch des officiers.

— A propos, avez-vous été voir le comte de Paris? interrompit cette verbeuse personne.

Ce comte de Paris-là n’a point l’honneur d’appartenir à la branche cadette de la maison de Bourbon. En 1848, nous avions, au collège, donné ce surnom à l’un de nos jeunes condisciples, possesseur d’un petit cheval. Tous les soirs, à la sortie, les demi-pensionnaires et les domestiques, dont le règlement exigeait que chacun d’eux fût accompagné à domicile, formaient une escorte princière au petit cavalier. Vers la fin de février, le peuple se rassembla sur la Grand’Place, en groupes murmurants, parmi lesquels se répandit le bruit que le fils aîné de madame la duchesse d’Orléans venait d’arriver à Lille. Il était environ huit heures du soir. Au moment même où ce simple bruit menaçait de devenir une rumeur, notre ami à cheval et son cortège, débouchaient d’une rue voisine, et un factieux s’écria: «Le voilà, bien sûr!» L’affaire n’eut pas de suites. Puis, MmeLouise me parla avec émotion de mon père, qui avait toujours été pour elle d’une courtoisie amicale, et lui offrait, chaque soir, une prise de tabac avant de se retirer.

— Mais tout cela ne nous dit pas chez qui vous êtes logé, monsieur Evariste?

— Je ne crois pas que vous connaissiez la personne, elle mène une vie très retirée; c’est M. Paul Tingry.

— Vous me faites rire! moi ne pas connaître Paul Tingry! mais, je le connaissais, que votre papa et votre maman s’appelaient encore Monsieur et Mademoiselle. Comme vous dites, il mène une drôle de vie. Et dire que ça pend au cou de tous les vieux garçons. Si les maris ne sont pas exempts des misères de la terre (Mme Louise souligna ce dernier trait d’un clin d’œil grivois), du moins ils sont malheureux comme tout le monde. Mais ces célibataires vous ont une manière à eux de finir!... les nobles comme les autres. Exemple: le comte de Saint-Pierre, qu’il n’y a pas un roi pour avoir l’air plus comme il faut, il ne serait jamais passé devant le bureau (on ne dit plus: comptoir) sans dire: «Bonjour, madame Louise, comment va votre santé ?» N’importe, il ne doit pas faire gai pour un jeune homme, chez Paul Tingry, quoiqu’il y ait eu un temps où lui et son ami Réniez étaient les deux plus grands fashionnables de la ville.

— Vous qui savez tout, lui dis-je, qu’est-ce que Mlle Marianne (j’ignore son autre nom), qui demeure, je crois, tout près de chez mon oncle?

— Ah? vous l’avez déjà vue... et vous y pensez? ça impressionne toujours un jeune homme, la vue d’une belle demoiselle, qui héritera d’un beau château, du mobilier et de l’argenterie, hé !...

— Je vous atteste, madame Louise, que cette face de la question me laisse on ne peut plus insensible.

La bavarde hésitait.

— J’ai tort sans doute, lui dis-je perfidement, de vous parler de choses et de personnes que vous ne connaissez pas?

Elle bondit.

— Mais, mon pauvre jeune Monsieur, fit-elle non sans ironie, je pourrais vous en parler jusqu’à demain de votre belle Mlle Marianne, rien qu’à vous dire toutes sortes de choses qui ne me regardent pas, et qui sont cependant prouvées; par exemple, pourquoi il n’est pas question de mariage, bien qu’elle soit jolie et riche! pourquoi il y a ici et aux environs deux cents jeunes gens qui demanderaient volontiers sa main, et qui ne la demanderont jamais!

Comme je me repentis alors d’avoir pris Mme Louise par son faible! Songez, Marie, qu’elle était mariée au beau-frère d’une personne qui avait été sous-maîtresse d’écriture dans la pension où Marianne avait été élevée; aussi, Mme Louise possédait sur les premières années de cette jeune fille une surabondance d’anecdotes stupides, dont elle se soulagea dans mon sein, et j’y gagnai cette lourde migraine que donne le dégorgement des cheminées des steamers, une demi-heure avant le départ, et qui plus encore que le nitre de l’atmosphère marine, courbe les têtes vers les abîmes de l’Océan.

Heureusement, elle me quitta pour aller au devant d’un nouvel arrivant. C’était un jeune homme d’une figure extrêmement agréable, qui demanda si M... un tel était venu, et ajouta avec un accent étranger: dites-lui que je dîne au Pont-de-Canteleu, chez M. Réniez. — Je levai la tête à ce nom, et Mme Louise répondit au jeune homme:

— Tiens, vous y rencontrerez sans doute Monsieur (c’était moi), qui est le neveu de Paul Tingry.

Le jeune homme vint me serrer la main.

— Je regrette, ajouta-t-il, que M. Paul Tingry ne soit pas ici pour nous présenter l’un à l’autre; mais si nous devons dîner ensemble, vous verrez tantôt que j’ai l’honneur d’être de ses amis.

Ce jeune homme était Autrichien.

Il me proposa de faire à pied, avec lui, le trajet de la Grand’Place au château de M. Réniez. J’y accédai de grand cœur. Je lui dis sincèrement le plus grand bien des rives du Danube jusqu’à Pesth, à quoi il riposta par un vif éloge de Paris, et même de Lille, et il termina ainsi: «Vous avez raison, c’est beau, la patrie!... la patrie!!»

Il disait vrai. La patrie!!! Certes nos voisins, nos contemporains, et les habitants de la ville où nous sommes nés, sont loin de s’entendre tous pour nous vouloir du bien. Sans même sortir de la maison paternelle, la vie n’abdique pas sa mission d’être amère à de certaines heures pour tous les hommes: les maladies, les injustices, les répugnances, les deuils de l’âme, et la mort enfin, nous y atteignent sûrement... Hé bien! malgré tout cela, et quoi qu’on dise, il fait partie de l’honneur, de la vertu, et des meilleurs privilèges du cœur, cet amour qui nous anime pour le coin de l’univers où notre mère nous enfanta; amour qui survit à tous les autres, lorsque prévoyant l’insensibilité prochaine de la mort, nous ordonnons qu’on nous fasse reposer près des nôtres, dans leur tombe pourtant sourde et muette. En route, mon compagnon m’annonça qu’il était né dans un village près de Salzbourg, berceau de Mozart; que, son père s’étant ruiné, il avait fallu vendre le manoir natal aux cinquante chambres; elles n’étaient pas toutes meublées, jugea-t-il à propos de me faire observer avec la séduisante bonhomie de certaines gens de son pays. L’acquéreur était un riche Belge, qui avait longtemps fait le commerce à Lille, où la suite de ses affaires avait été reprise par un parent. C’est chez ce parent que le Belge offrit au jeune homme de le placer.

Tous les Autrichiens ont un filet de sang commercial dans les veines, et celui-ci, qui avait d’abord été accueilli par pure bienveillance dans la maison de Lille, n’avait pas tardé à y être regardé comme un précieux auxiliaire. Ce ne fut pas lui qui me dit cela; il ne sortit pas, durant notre entretien, des régions voilées, où habitent à la fois le regret et l’espérance d’ineffables amours.

Je ne me sentais pas à côté de tout le monde, en cheminant près de lui. Ce doux jeune homme ne me parla point de femme ni de conquêtes; mais qu’un délicieux rêve enchantât cette paisible mélancolie, cela était certain pour moi.

Schœffer (c’était son nom) comptait de nombreux amis parmi les jeunes gens de Lille; en outre, il était secrétaire d’une société musicale qui devait donner, ce soir même, une séance extraordinaire, avec le concours de Bottesini, le contre-bassiste. M. Réniez, notre amphitryon, et Mlle Marianne, avaient promis d’y assister. Il restait encore un billet que je m’empressai d’accepter. Arrivés à destination, Marianne nous accueillit avec un grand air de plaisir. Elle dit au jeune Autrichien:

— Vous êtes exact aujourd’hui; c’est bien!

Moi, je résolus d’attendre un peu avant de dire comme elle: C’est bien... Et l’on vint nous annoncer que nous étions servis.

Dans le petit désordre de notre entrée et de la prise de possession des sièges par chaque convive, on négligea de me présenter à M. Réniez, et je n’aurais pas facilement distingué l’oncle de Marianne si, à une certaine télégraphie de l’avant-bras, opérée du fond de la salle par un gentleman grêle, absolument bâti sur le modèle de M. Tingry, je ne m’étais cru autorisé à conclure à une démonstration de bienvenue de la part du chef de la maison.

Aussitôt j’allai vers lui, il m’épargna la moitié du chemin, m’embrassa sur les deux joues, et m’assigna une place non loin de lui. Marianne avait pour voisin un grand garçon de vingt-huit ans à peu près, qui me cria, à travers la table: «Bonjour, cher!» gracieuse avance à laquelle je répondis par un sourire très vague, n’en reconnaissant pas l’auteur. M. Réniez surprit mon hésitation: — C’est M. Vandemissel, me dit-il; n’avez-vous pas été autrefois en classe ensemble? — C’était possible, mais à cette école-là, M. Vandemissel n’avait pas appris la simplicité. Il apportait, jusque dans l’acte si ordinaire de passer un plat à sa voisine, des grâces stupides, où perçait une telle conscience de son indubitable supériorité, que je protestai par des regards étonnés, et en faisant semblant de ne jamais l’entendre, lorsqu’il m’interrogeait. Tout son être exprimait l’avarice, la fausseté et la jalousie. Je devinai tout de suite, dans la société, les gens de fortune médiocre, rien qu’à l’air impertinent dont il les regardait en face. Non moins aisément je devinai encore, qu’au mérite accidentel d’être jolie, Marianne (on ne l’appelait jamais autrement), joignait le mérite durable d’être une riche héritière, à en juger par les attentions que lui prodiguait Vandemissel, et ses efforts pour l’intéresser. Marianne ne tourna pas une seule fois les yeux de son côté, et je ne sais rien de misérable comme les stratagèmes employés par ce fat, pour convaincre l’assistance qu’il était engagé, avec sa voisine, dans un entretien d’où celle-ci aurait grand’peine à rapporter un cœur indépendant. Il s’avisa d’être drôle et moqueur. Je vis naître l’explosion. Marianne ne se contenant plus, dit d’abord froidement au domestique: «Thomas, servez le café au kiosque;» puis, en se levant, elle ajouta avec un cruel sang froid, regardant son voisin pour la première fois: «Monsieur, si je n’ai pas entendu le quart des Jolies choses que vous m’avez dites, je suis bien excusable, car elles vous ont toujours fait tant rire le premier, qu’on ne pouvait vous comprendre.»

A ces mots, les uns éclatèrent de gaieté (je fus de leur nombre), les autres demeurèrent étonnés et anéantis (M. Vandemissel brilla au premier rang de ceux-là), et Marianne sortit de la salle, en jetant un rapide regard de triomphe vers mon compagnon de route, qui, à ce que je craignis d’abord, n’en vit rien. Je me trompais, ses yeux brillèrent, et soudain, il rougit de ce que j’eusse tout vu. Puis, nous nous dirigeâmes vers le kiosque. Dans les allées du jardin, M. Réniez passa son bras sous le mien.

— Marianne s’habille pour le concert, me dit-il. Hé bien! vous ne me parlez pas de M. Vandemissel; ne vous fait-il pas l’effet d’un bon enfant?

— Je le connais fort peu.

— Je croyais que vous aviez étudié ensemble, et je n’aurais pas été fâché de connaître les impressions d’un ancien camarade; je vous dirai le reste en confidence. Il s’agit de ma nièce et pupille. La famille et la position du jeune homme sont des plus convenables...

— Il ne sera jamais votre neveu.

— Vous moquez-vous de moi? s’écria l’oncle de Marianne, ou bien vous aurait-on dit?...

— On ne m’a rien dit. J’ai seulement vu de mes yeux que votre nièce trouve, non sans raison, M. Vandemissel absurde; qu’elle ne pourra jamais le souffrir...

— Ce n’est que cela?

— Cela est tout.

— Voyons, mon cher Évariste, avouez que vous ne vous entendez pas beaucoup à ces matières, vous autres jeunes viveurs de Paris. Rappelez-vous donc qu’il n’en est pas d’une femme qu’on garde toute sa vie, comme d’une fleurette de passage.

— Et n’est-ce pas justement une raison pour attacher mille fois plus de prix à la sympathie, à l’estime mutuelle, et à cet ensemble de mêmes manières de voir?

— Bah! vous traitez tout cela à la façon des romans, j’ai eu tort de m’adresser à vous, hé ?

— Oui, monsieur, vous avez eu tort.

Il s’apprêtait à me laisser, mais la chère cause de Marianne échauffait mon zèle, je retins M. Réniez.

— A votre tour, voyons, monsieur, pourquoi vous presser? Votre nièce est jeune; vu sa beauté, son mérite et sa fortune, il me semble que rien ne vous serait plus aisé que de remplacer avantageusement M. Vandemissel.

— Il vous semble, il vous semble! m’objecta-t-il avec une nuance d’irritabilité. Si Marianne avait connu et aimé quelqu’un avant cette demande, il est clair que je ne serais pas aussi décidé ; mais il n’en est rien; à sa pension, elle n’avait pas d’amies qui eussent des frères; en outre, elle ne sort jamais d’ici; je ne reçois en fait d’hommes libres que M. Schœffar; dès lors, vous comprenez...

— Me voici, mon oncle, toute prête, dit en débouchant vers nous, au détour d’une allée, la gentille Marianne, qui, tandis que M. Réniez nous précédait de quelques pas, me glissa furtivement à l’oreille: Je vous aime bien, vous!

Puis elle alla, en compagnie de son oncle, dire adieu à leurs invités, dont les uns s’apprêtaient à regagner leur domicile, et les autres à se rendre au concert; c’est à ce moment que M. Vandemissel m’accosta:

— On élève très-mal les filles aujourd’hui, dit-il, mais elles se corrigent en voyant le monde. Je ferai ouvrir à mademoiselle Marianne les portes des meilleurs salons de Lille. Malgré tout ce qu’on a pu dire, on tient à moi ici.

— Qu’est-ce donc qu’on a pu dire? je ne sais rien.

— Ah! dit-il en se mordant les lèvres de dépit, je n’ai pas achevé... malgré tout ce qu’on a pu dire de sa froideur envers moi.

Je ne vous ai point parlé de Paul Tingry, quoiqu’il fût du dîner, où je constatai, non sans plaisir, que deux mots d’entretien avec tous les plats sans exception n’étaient pas incompatibles avec les pratiques de son hygiène dépurative. Il rentra chez lui, comme Marianne, Schœffer, Réniez et moi, nous nous rendions à Lille, dans la voiture de notre hôte.

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