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TROP SE TAIRE NUIT.

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Réniez, Tingry et moi, nous prîmes chacun un siège, autour de la cheminée, et ce fut Réniez qui rompit le premier notre grave silence:

— Pauvre Charlotte! Ah! Tingry, si tu avais parlé, qu’un seul mot nous eût épargné de chagrins!

— Il y a quinze ans qu’elle est morte, s’écria Tingry à travers d’émouvants sanglots, et je l’aime autant ce soir, que le soir du bal qui eut lieu chez toi, à sa sortie de pension! Et quand tu t’es privé pour moi de son portrait, savais-tu que pendant quinze ans, mes yeux n’auraient pas quitté ce portrait?

— Vous venez de l’entendre, me dit Réniez, Charlotte était ma sœur; Tingry l’aimait, et fit son malheur, pour ne l’avoir pas dit. Mon père était triste, et presque toujours malade. Sans doute, il nous chérissait du meilleur de son cœur, ma mère, Charlotte et moi; mais de ces trois affections, la plus profonde, la plus délicate, la plus discrètement fière, est celle qu’il portait à ma sœur. Il aurait voulu à la fois, et ne jamais s’en séparer, et la marier au jeune homme le plus accompli de l’univers. Charlotte allait avoir dix-neuf ans, j’étais son aîné de cinq ans. Tingry, qui était de mon âge, n’avait jamais cessé d’être traité par ma sœur avec une douce cordialité ; votre oncle ne crut jamais y voir qu’une bienveillance semi-fraternelle, tandis que Charlotte était pleine du tranquille espoir qu’elle deviendrait la femme de Tingry. Elle nous le dit un soir, que chacun de nous tenait une de ses mains, deux jours avant le dernier adieu. Lorsqu’elle n’avait encore que dix-neuf ans, Tingry et moi nous étions déjà de vieux amis, et quand nous entendions parler d’amitiés inconstantes, d’égoïsme et de fausseté, c’est une langue que nous ne comprenions point, n’est-il pas vrai?

— C’est vrai, répondit Tingry.

— Alors, mon cher Évariste, votre oncle partit pour l’Orient, où il pensait ne rester que six mois, et où il fut retenu deux ans. Cela vous permet déjà de deviner le reste, et nous épargnera un long récit. Bien que la santé de mon père allât toujours en déclinant, et que ma mère eût horreur de tout ce qui l’éloignait de sa maison, on les vit tous deux sacrifier leurs goûts, et renverser leurs habitudes, pour conduire Charlotte au bal; ma sœur ne manquait jamais d’y rencontrer, assidu auprès d’elle, un jeune homme qui n’était pas de Lille, mais dont le nom et la famille nous étaient honorablement connus: M. Chambrun, fils d’un magistrat de Douai. Personnellement, il me déplaisait; mais il faut dire que tout autre m’eût sans doute également déplu, car je ne pouvais me fier à l’inconnu, et c’est dans Tingry seul que j’avais rencontré la bonté, la franchise et le véritable amour. Je ne dis pas que M. Chambrun soit un méchant homme, je l’ai trop peu vu pour affirmer aussi nettement son indignité ; mais sa fausse élégance, sa fausse bonne humeur, son instinct trivial, sa vie relâchée, me faisaient trembler à la pensée que les plus vives espérances d’une jeune fille, et tout l’avenir d’une femme pussent être livrés aux mains de cet homme. Le danger que je redoutais prit une forme précise. Chambrun, après avoir fait présenter sa demande à nos parents par un homme vénérable, dont la grande réputation d’honneur éclaira de son auréole les côtés obscurs de son protégé, Chambrun parut vouloir s’amender et entrer dans la vie laborieuse et régulière. Mais cela était loin de me suffire: sous la peau du prétendu converti, je voyais poindre le dissipateur-né, incapable d’attachement, autant que de bon ordre, et je suppliai mon père et ma mère d’attendre.

— Attendre quoi? me fut-il répondu.

— Et le sais-je moi? Charlotte ne sera pas en peine de trouver mieux, avec ses qualités personnelles, votre nom, et la dot que vous lui destinez.

— Bref, monsieur Réniez, interrompis-je à mon tour, tout ce que je vous ai dit tantôt au sujet de M. Vandemissel et de Marianne.

Réniez n’hésita guère à me répondre:

— Ce n’est pas tout à fait la même chose, comme vous l’allez voir. Mon père me dit: M. Chambrun me paraît devoir convenir à ta sœur sous les rapports essentiels; il ne serait donc pas, à mon avis, d’une extrême sagesse de l’ajourner ou de le refuser, sous prétexte qu’on cherche une perfection qui n’a pas disparu de la terre pour se retrouver dans le cœur des jeunes hommes à marier. Et, si j’avais encore, mon cher fils, assez de foi en l’humanité, pour chercher ce phénix, avec l’espoir de le rencontrer, voici qui m’interdirait les longues recherches, acheva mon père, en mettant la main sur son cœur, oppressé par un commencement de suffocation auquel il était sujet. Il est un seul homme, ajouta-t-il avec beaucoup de peine, auquel j’eusse donné Charlotte avec une confiance et un repos absolus, c’est Paul Tingry; il est doux, courageux. et honnête, mais il mourra garçon, et ce n’est pas notre rôle de vouloir l’en empêcher.

Tout cela était irréfutable, et en outre l’ébruitement de la démarche tentée par Chambrun, et de ses chances de succès, arrêta ceux qui auraient pu être dans les mêmes intentions vis-à-vis de Charlotte. Quant à moi, j’étais accablé de mélancolie et de pressentiments mauvais. Tingry était alors dans la Haute-Egypte; mais où lui écrire? D’ailleurs je n’aurais su comment le faire, sans trahir un vœu que la plus vulgaire délicatesse m’obligeait de tenir secret. Il est vrai que j’eus doublement à me repentir de cette excessive retenue, lorsque, le mariage accompli, je reçus de Tingry une lettre terrible. Il avait failli mourir, il est de ceux qui n’aiment qu’une femme dans toute leur vie.

Tingry parle très peu, comme vous savez, et plaise au ciel que vous ignoriez toujours combien sont rigoureuses les tristesses qui saignent sans relâche au fond des cœurs silencieux! Au retour de Tingry, c’est-à-dire moins de deux ans après le mariage de Charlotte, mon père était mort, ma mère allait mourir, Marianne venait de naître. Quant à Chambrun, il s’en était allé on ne sait où, après avoir, en moins de deux ans, dissipé tout l’avoir de la communauté, et risqué l’honneur de son nom et la dignité de son ménage, dans une vie molle, livrée aux fréquentations douteuses, et par suite à d’obscures entreprises. Je ne crois pas qu’il maltraita jamais sa femme, autrement que par les conséquences fatales de son triste caractère. Il était même obsédé par le sentiment de son indignité envers elle; il lui avouait qu’il ne fallait pas compter sur lui, et que les tentations du désœuvrement et de la mauvaise compagnie le vaincraient toujours. Après de longues hésitations, il recula tout-à-fait devant la terrible et sainte responsabilité que lui réservaient les événements. Charlotte allait être mère. Huit jours avant la naissance de Marianne, comme la détresse menaçait d’envahir le logis, Chambrun, avec ce misérable accent d’expiation que savent prendre les lâches coupables aux approches d’une crise, annonça à sa femme qu’il allait s’embarquer pour Melbourne, où il projetait de s’associer au travail des squatters Australiens. Charlotte avait l’âme grande; elle a légué à sa fille ce noble instinct du sacrifice de notre tranquillité au respect du devoir. Elle rappela à son mari que jamais une plainte n’était sortie de sa bouche, et elle le pria avec larmes de rester. Le malheureux partit. Ma sœur demeura trois jours sans nouvelles de lui, trois jours, où elle fit de Dieu seul le confident de son martyre. Puis, nous reçûmes d’elle une lettre simple et douce, comme un testament du cœur, où elle me priait de venir à Paris, et d’emmener avec moi Zoé. Ce fut Zoé qui reçut Marianne à son entrée dans la vie. Notre présence eut sur l’état de la jeune mère une heureuse influence qui lui permit après ses relevailles, de nous accompagner à Lille. Elle s’installa avec son enfant, dans la maison où vous avez dîné hier. Elle fit deux parts de son cœur: l’une rayonna dans l’amour de sa fille, l’autre se fondit dans l’espoir du ciel. Quand Tingry devint notre voisin, elle le revit avec une sublime joie, où sa douce jeunesse se montra vénérable. Elle savait que Tingry n’avait aimé qu’elle, et qu’il mourrait sans jamais lever les yeux sur une autre femme. Tandis qu’au sein de notre profonde retraite, nous tremblions tous sur l’incertitude d’une telle destinée, sur les menaces que chaque jour tenait en réserve contre la frêle sécurité de Charlotte, cette adorable sainte recueillie dans la paix, priait seulement pour que la volonté d’en haut fût faite, et pour que cette volonté rendît Marianne heureuse. Cela dura deux ans; et puis, un beau soir d’avril, que les petits oiseaux chantaient à sa fenêtre, et qu’une brise parfumée, accompagnant ces chants, embellissait le crépuscule de toutes les promesses de l’aurore, Charlotte enveloppée de langueur et d’harmonie, ferma les yeux et ne les rouvrit plus. Bien qu’elle eût les yeux clos; et presque déjà morte, nous vîmes son cœur monter vers ses lèvres colorées d’un soudain et fugitif éclat. Marianne sommeillait dans son petit berceau, où Tingry l’alla prendre; il posa la figure de l’enfant endormi sur les lèvres de la mère mourante, et, grâce à Tingry, le dernier soupir de Charlotte fut un baiser pour sa fille.

Depuis, continua Réniez, Marianne ne nous à pas quittés, hormi pendant les courtes années qu’elle passa au Sacré-Cœur de Lille, où son humeur triste et sa faible santé ne permirent pas qu’elle suivît régulièrement le cours de ses études. Elle les acheva parmi nous. Tingry et moi nous eûmes fort à faire, pour ne pas perdre la tête au milieu des questions dont elle nous poursuivait sans relâche, touchant son père et sa mère, et pourquoi tout le monde semblait lui faire un mystère de quelque chose. Mes dispositions étaient prises pour assurer l’avenir de Marianne. Toutefois, il restait un point noir à l’horizon. Chambrun, sur la résidence duquel nos longues et indirectes recherches n’amenèrent pas le moindre éclaircissement, Chambrun reparaissant avait le droit, sur la simple constatation de son identité, de nous ravir Marianne, et de l’emmener avec lui. Douze années de silence avaient presque anéanti nos terreurs. Elles se réveillèrent, il y a deux ans, dans les circonstances suivantes: J’avais proposé à Marianne le voyage des bords de la Loire, qui lui fut très agréable. Nous nous arrêtâmes à Tours. Un soir, que nous rentrions à notre hôtel, le concierge m’informa que dans l’après-midi, un étranger, refusant de déclarer son nom, avait demandé si parmi les voyageurs il ne se trouvait pas un monsieur Réniez, de Lille, et sa nièce. Sur la réponse affirmative du garçon, l’inconnu était remonté dans une voiture qui l’attendait à la porte. Le lendemain, je ramenai Marianne à Lille. Depuis lors, nous n’avions plus entendu parler de Chambrun, lorsque ce matin, Tingry, malgré le changement produit par les années, le reconnut en ville et pressentit un désastre. Vous avez vu le reste.

— Je puis, si vous le désirez, dis-je alors, vous fournir d’authentiques renseignements sur l’existence actuelle de M. Chambrun. A ma connaissance, il réside à Paris depuis quelques années; je l’ai rencontré dans différents milieux, où il s’est fait présenter à moi en qualité de compatriote; dans mes présomptions, l’homme moral n’a pas beaucoup changé ; cependant je ne me rappelle pas avoir entendu émettre de sérieux griefs contre lui; le bruit public lui attribue une part dans diverses affaires. En outre, je réserve cette bonne assurance pour la fin, il ne songe pas du tout à vous enlever Marianne, mais seulement vingt ou trente ou quarante mille francs dont il a besoin pour participer avec quelque gloire aux travaux des Squatters... Parisiens.

— Oh! Evariste, s’écria Tingry, si ce pouvait n’être que cela, et même le double, je connaîtrais enfin une joie parfaite, à la certitude que Marianne ne nous quittera jamais.

— Je le jure! murmura une voix sourde, qui s’éteignit aussitôt dans un silence que notre stupéfaction prolongea.

— C’est lui, dit enfin Réniez, c’est Chambrun!

A cet instant, le bruit de la chute d’un corps dans les feuilles des arbustes qui bordaieut la croisée entrouverte, et d’où était partie cette voix, nous décida tous trois d’un même mouvement à pratiquer une reconnaissance. Chambrun avait disparu.

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