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PAUL TINGRY.

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L’émissaire de Paul Tingry et moi nous traversâmes la grande place où s’élève la colonne commémorative du siège de 1792; la rue Esquermoise, la rue de la Barre; puis nous entrâmes dans le faubourg du même nom, très familier à ma jeunesse. Le paysan restait muet; son cheval trottait allègrement, mais il ne descendait pas du conducteur vers la bête cette sollicitude qui rend intéressant le spectacle des cochers de vocation; le mien ne l’était que par accident.

Vingt minutes plus tard je vis le Pont-de-Canteleu, jeté sur la Deûle; avant le pont s’ouvre une longue avenue. En la désignant, le paysan me dit:

— C’est la Joliette, là.

Tel est le nom de la résidence de Paul Tingry, vaste et silencieuse maison où j’avais moi-même, dans ma plus tendre enfance, passé une saison entière. Pour pénétrer dans l’avenue, le paysan opéra un demi-cercle non moins large que s’il se fut agi de faire le tour d’un manège; et, à ce moment, averti par un bruit soudain, je vis surgir et briller entre notre équipage et les premiers arbres, quelque chose qui rassemblait à une jeune demoiselle emportée au galop d’un double poney, dans une élégante chaise d’osier. Je ne rêvais pas, car le paysan murmura:

— C’est Marianne. Elle n’en fait jamais d’autres. On lui pardonne tout, vu que la moitié du pays sera à elle... et ça n’a pas dix-huit ans. C’est bête, la loi.

Dans les environs de Lille, on est sommaire sur la question des titres. Néanmoins, une jeune personne qui possède en perspective la moitié du Pont-de-Canteleu ne ne doit pas s’appeler Marianne tout court. Je compléterai mes notions sur ce sujet en temps propice.

L’avenue de la Joliette est princièrement longue, et toute bordée d’une double rangée de vieux ormes et de haies touffues. Par une originalité du fondateur, elle s’achève à l’entrée du petit bois, et non au perron du château, qu’on n’aperçoit pas dès l’entrée, et qui est situé à la gauche du visiteur. A droite, le petit bois se continue jusqu’aux rives de la Deûle. La séparation est indiquée seulement par une muraille à hauteur d’homme. La Joliette et moi, nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre, je le sentis à l’émotion dont sa vue me remplit. Malgré sa simplicité presque sordide et. son manque absolu de caractère monumental, cette vieille demeure imposait. Elle avait l’influence auguste des maisons séculaires, cette maison jaune à deux étages. En la voyant, il me sembla que «mon esquif retournait faire scale au port dont suis issu,» comme dit Rabelais. Elle était adossée à un fond semi-circulaire de hauts arbres, dont les faîtes se penchaient sur le toit comme des saules pleureurs sur un tombeau. Les tourelles qui manquaient au château se retrouvaient, ornant une métairie voisine et de construction récente.

Comme j’escaladais le perron, la porte principale s’ouvrit, et je fus reçu dans les termes suivants par un homme âgé de cinquante ans environ:

— Soyez le bienvenu, monsieur Évariste, car il n’y a pas moyen de s’y tromper, c’est bien vous. M. Paul Tingry ne saurait venir vous rejoindre tout de suite, mais dans cinq minutes, il sera trop heureux...

Et ce laconique personnage, après m’avoir introduit dans un petit salon tout enveloppé des brumes du crépuscule, disparut comme s’il venait de jouer son rôle dans une féerie.

Malgré l’obscurité croissante, je cherchai à me reconnaître. L’art était représenté dans ce petit salon par deux poudreux portraits à l’huile de respectables gentlemen, couverts d’hermine, en leur qualité de conseillers à la Cour de Douai. Je savais cela; un troisième portrait de plus fraîche date, et qui ne devait pas remonter à plus d’une vingtaine d’années, m’émut par son expression de morbide pâleur et de native mélancolie. C’était celui d’une jeune femme qui n’avait sans doute point dépassé, au temps où on la peignit, l’âge actuel de ce doux tableau. Enfin, sur la cheminée, un portrait-carte en photographie, entouré d’un petit cadre en chêne sculpté, représentait en simple robe d’été, une demoiselle de seize ans, dont la ressemblance et l’air de famille avec la jeune dame maladive du portrait à l’huile, sautaient aux yeux. Déjà,, je prenais un vif intérêt à cette modeste galerie, quand j’entendis un pas léger derrière moi, et les paroles suivantes:

— Bonsoir, Évariste!

Et, me retournant, je me vis, à ma grande surprise, invité à tomber dans les bras de l’honnête homme qui, cinq minutes auparavant, s’était fait passer pour l’ambassadeur de Paul Tingry, et qui n’était autre que ce célibataire estimable en personne.

— Vous ne m’aviez donc pas reconnu? fit-il, avec un drôle de petit rire.

— Vraiment non, mon cher oncle.

Si c’est en se présentant de la sorte à ses visiteurs que Tingry avait conquis le renom d’original, cela peint un climat et une époque. Mon hôte ajouta:

— Je ne mange pas le soir, mais on va vous servir à souper ici; dans trois minutes vos côtelettes seront prètes. Nous avons encore à votre disposition du jambon, des œufs, de la salade, de la bière de Lille si vous l’aimez, et du Corton 1842, que je me fais un vrai plaisir de vous offrir, parce qu’il est bon. Votre respectable père, mon excellent ami, un fin connaisseur, aimait beaucoup ce Corton-là.

Je serrai tendrement la main de Tingry. C’est une des fêtes, ou plutôt une des consolations de ce monde, d’entendre évoquer à certaines heures la mémoire d’un bon père, par un vieil ami. La mort est impuissante contre ces lumineux réveils du nom de l’homme de bien.

Alors, grâce à l’introduction nécessaire d’une lampe, il me tut donné d’examiner à l’aise Paul Tingry. Il était maigre, et de taille élancée. Et, bizarrerie presque phénoménale, ses courts favoris étaient verts comme la mousse au pied des arbres. Je lui demandai s’il se portait bien.

— Assez bien, répondit-il tout doucement, j’aurais tort de me plaindre.

— Vous vivez seul ici, mon oncle?

A cette question bien naturelle, je vis Tingry me regarder d’un air peiné.

— Mon Dieu, cher Évariste, quel volcan que votre esprit! on n’a pas le temps de répondre à une question, que vous en avez déjà posé trois autres, (mon oncle était donc porté à l’exagération). Croyez-moi, il n’est pas sain d’entretenir le cerveau dans cette fièvre; je sais bien que la carrière que vous avez embrassée...

Tingry accentua sa réticence de façon à laisser supposer, ou que la littérature conduisait fatalement à tous les délires, ou bien encore que les gens qui s’y adonnent étant fous de naissance, il était superflu de craindre qu’ils le devinssent.

— Quant aux membres de votre famille, vous ferez connaissance avec eux en dînant chez mon ami Réniez.

Ne soyez pas trop surprise, Marie, de l’air sérieux avec lequel Tingry parlait de me présenter le lendemain à ma propre famille, ni de ma gravité en l’écoutant. Songez que j’ai vécu à Lille seulement jusqu’à l’âge de huit ans, jours heureux où l’on m’envoyait au lit à sept heures du soir, quand les visites commençaient. J’en souffrais quelquefois, mais je préférais pourtant de beaucoup cet exil aux veilles plus longues où j’étais condamné à monter sur la table et à réciter par cœur le Lapin et la Sarcelle à ma grand’tante Elmire, qui était sourde; il y avait là illogisme flagrant.

Ma mère se plaignait souvent que la moindre conversation fût tout à fait impossible avec ma tante Elmire, tant celle-ci avait l’oreille dure, et cependant, elle ne manquait jamais de me faire lui réciter le Lapin et la Sarcelle. A huit ans, je fus interné au Collége-Royal de Lille, qui venait d’ouvrir ses portes (1845). A dix-sept, je fus envoyé en Allemagne, et c’est dans ce temps-là que je perdis la meilleure chose de cette vie: un père et une mère. L’un ne survécut pas douze mois à l’autre. Ils me laissaient une petite fortune dont j’employai une partie à visiter presque toute l’Europe, et en dernier lieu je m’étais fixé à Paris. Voilà pourquoi je ne connais pas Lille, tout y étant né, et comment la plupart de mes cousins me sont étrangers.

Et cependant (oh! indestructible pouvoir du sentiment de l’origine!) je connaissais, je me rappelais les effluves d’air tiède qui m’arrivaient, grâce à la fenêtre entr’ouverte, tamisées par l’immobile branchage des arbres assoupis. Avez-vous jamais saisi jusqu’à quel point l’odorat est suggestif du souvenir? Il est, chez moi, ragent le plus fréquent et le plus infaillible de l’évocation des choses passées. Pour en citer un exemple, je ne traversai jamais les magasins d’une grande librairie classique de Paris, sans que l’odeur particulière du papier affecté aux grammaires et aux dictionnaires, ne me reportât vers le temps du collège, vers les bancs de bois, les petits voisins d’étude, et les lauriers en papier vert.

Tingry et moi nous nous taisions depuis quelques minutes, moi je songeais assez tranquillement, et lui avait l’air en proie à un trouble croissant. Puis je le vis pâlir, son front se couvrit de sueur, et ce dernier symptôme (autre étrangeté !) eut l’air de lui rendre un peu de calme. Il entrouvrit la porte avec des précautions infinies, et murmura;

— Zoé, la flanelle est-elle chauffée?

— Oui, monsieur.

Et Paul Tingry me laissa. Douze minutes après il reparut et me tint ce langage:

— Ami Évariste, le corps humain est une merveilleuse machine, mais de toutes les machines imaginables, c’est la plus sujette aux détériorations et aux accidents. Les excès volontaires, l’imprévoyance de la jeunesse, contribuent les premiers à affaiblir nos ressources vitales et à diminuer nos jours, sans parler des circonstances extérieures et tout à fait insoumises à la volonté humaine. Le corps humain, neveu Evariste, est donc entouré d’ennemis, et chaque seconde qu’il vit, est, à notre insu même, furieusement disputée à mille causes de mort. Selon les naturalistes «il est limité par une enveloppe résistante, plus ou moins douée dans ses diverses parties de sensibilité et de locomotion,» c’est la peau. Son travail joue dans la santé un rôle essentiel, et il n’est pas permis de douter que la plupart de nos maladies aient, pour origine, l’engorgement des pores, et...

— D’après ce que j’entends, votre unique ambition est de suer... et je vous vois d’ici bien heureux quand viennent les feux d’août.

— Erreur, mon ami, je réprouve ces moyens violents. Il s’agit chez moi, d’un système voulu, raisonné, et surtout constamment pratiqué, sans soubresaut et sans interruption, à la minute juste.

Tandis que je regardais Tingry avec étonnement, il se fit une rumeur derrière la porte d’entrée, qui s’ouvrit tout d’un coup et livra passage, d’abord à une séduisante évaporée, qui ne fit qu’un saut jusqu’au fauteuil de Tingry, et après avoir offert sont front printanier aux chastes lèvres de cet homme faible, me dit:

— Bonsoir!

Je la reconnus tout de suite pour l’original de la photographie dont j’ai déjà parlé, et, de plus, pour la gentille amazone qui nous avait coupé si magnifiquement à l’entrée de l’avenue: Marianne, en un mot.

La personne qui l’accompagnait n’avait son portrait nulle part. C’était la ménagère de Tingry. Elle jugea à propos de s’annoncer ainsi: «J’apporte le souper.» Elle l’apportait en effet; mais par pièces et par morceaux. D’abord la salière, puis une assiette, puis deux verres, un grand et un petit, qu’on alla chercher dans deux armoires. Tingry avait l’air extrêmement gêné de l’embarras que je donnais à sa servante, et, du geste, du regard et de la voix, il encourageait celle-ci à la résignation:

— Encore un verre, Zoé, un petit verre pour le Schiedam, et ce sera tout... non, deux petits verres, pour vous trinquer avec Monsieur,

— Tout ça, c’est pour faire croire... répondit cette douce personne, vous savez bien que je ne bois jamais d’esprit.

Zoé était d’une bonne humeur relative, et cela parut charmer la belle Marianne, qui lui dit:

— C’est bien ça, gronde mon parrain, vieille grognon... je t’aime bien.

Zoé avait une figure plus que sévère et presque méchante... mais cette même figure trouva une expression de douceur délicieuse quand elle s’éclaira d’un sourire en l’honneur et à l’adresse de la jeune fille.

— Mon parrain, poursuivit Marianne, je suis venue de la part de mon oncle Carlos, vous rappeler que nous dînons demain à trois heures, et que nous vous attendons tous. Maintenant, bonsoir tout le monde.

Après son départ, j’interrogeai Tingry. Mon oncle se borna obstinément à me répondre.

— C’est une brave enfant, elle adore Zoé.

Puis il reprit, du ton qu’il eût mis à me communiquer une nouvelle importante, oubliée parmi cent autres, dans l’effarement d’une si rare.entrevue:

— A propos, j’espère bien vous voir demain matin.

Cela me renversa. Il y avait de quoi, jugez-en: être invité par le demi-frère de votre mère à passer un mois chez lui, et l’entendre le soir même de votre arrivée exprimer l’espoir qu’il vous verra le lendemain matin. Un pareil espoir va de soi. Il sonne chaque jour, pour toute maison digne de ce nom, une heure sacrée à laquelle tous les hôtes de cette maison se rassemblent, sans qu’aucun d’eux ait songé la veille à en exprimer le lointain désir: c’est l’heure auguste du déjeuner. Tingry poursuivit:

— Voyez-vous, Évariste, je me couche tous les soirs à neuf heures et demie, comme M. de Chateaubriand, qu n’y manqua jamais, pas même le soir de la première représentation de Moïse; cela me permet d’être sur pied le matin avant cinq heures.

C’est inexplicable, cette ordinaire prétention des gens qui ne font absolument rien, de vouloir devancer l’aurore, pour gagner du temps.

— Et c’est tous les jours de même, oncle Paul?

— Tous les jours depuis quinze ans: alors je bois une tasse de lait chaud. Zoé aime mieux le café, elle ne serait capable de rien, si elle n’avait pas pris en se levant sa tasse de café. Mais du moment qu’elle a pris sa...

Tingry eût la parole brusquement coupée par la violente sortie de Zoé, qui fit claquer la porte en se retirant. Elle avait certainement dû prendre sa tasse de café en se levant pour être capable de déployer le soir tant de vigueur.

— Alors, continua mon oncle, je lis le journal que je reçois en co-abonnement avec mon vieil ami Réniez, le plus proche parent de Marianne...

— C’est donc une orpheline?

— Et, poursuivit l’inexorable Tingry, j’attrape comme cela onze heures.

Je croyais rêver en entendant ces paisibles discours, et toutefois, j’éprouvais le sérieux plaisir du voyageur qui s’instruit, en fin de compte. Il me semblait qu’on m’initiait à des mystères ignorés de tout le reste de la France, à des usages de l’autre monde, et je ne me disais pas que, pour ma part, aux yeux de cet homme que je trouvais surprenant, si ma vie et mon hygiène lui étaient révélées, je passerais indubitablement pour un fou sans excuse. C’est possible; mais, du moins, dans les anciens bons jours de ma vie, il y avait eu des joies indéniables, d’ardents compagnons, de joyeux verres, de célestes petits coups frappés à ma porte par des nuits désespérées, et quelques essors vers la sublime vérité !

Bref, mon souper terminé, je ne savais rien sur la jolie visiteuse du soir. Dix heures et demie sonnèrent; Tingry regarda la pendule d’un air qui voulait dire:

— Passe pour cette fois; bon repos, neveu Évariste.

Et cet homme prudent alla se coucher.

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