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LE PÈRE DE MARIANNE

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Le lendemain, Zoé m’annonça que Paul Tingry était à Lille, chez son avoué, où il faisait une station hebdomadaire, mais qu’il serait de retour pour le dîner, à deux heures.

Je passai cette matinée à écrire et à lire. Mon oncle revint très exactement; contre son ordinaire, il avait l’air sombre et préoccupé. Comme il essayait de tout pour le dissimuler, j’affectai de n’y pas prendre garde. Vers sept heures, il me proposa d’aller avec lui souhaiter le bonsoir à Réniez et à Marianne. La journée avait été brumeuse, et malgré l’heure peu avancée, il faisait déjà à peu près noir, quand nous entrâmes chez Réniez.

Marianne était occupée à lui jouer au piano le céleste motif du troisième acte des Huguenots:

Ah! l’ingrat, d’une offense mortelle!...

Je surpris un signe furtif de Tingry à Réniez, lequel signe équivalait pour moi à ceci: «J’ai à te dire deux mots, qui ne te feront pas rire.»

Le motif achevé, Réniez nous dit:

— Marianne et Évariste, nous ne vous retenons pas, chers enfants.

L’interpellation était nette. Marianne alla chercher sa pelisse et son chapeau, et accepta mon bras. L’avenue de la maison de Réniez, moins étendue que celle de Tingry et située de l’autre côté du Pont-de-Canteleu, coupe de grandes prairies où paissent en famille les belles génisses de Flandre, et de jeunes chevaux. Marianne et moi nous cheminions doucement, je lui dis:

— Qu’est-ce donc que cela?

— Voyons! répondit-elle.

Et nous vîmes tournoyer et bondir à quinze pas de nous, de grandes ombres macabres qui faisaient mine de vouloir nous engloutir dans l’orage de leur course, et apparaissaient et disparaissaient avec la furie des vents armés en guerre. Ce n’étaient que des poulains ivres de liberté.

Marianne connaît familièrement ces bêtes, et leur donne souvent de sa main de grosses miches de pain de seigle; mais ce soir, elle en eut comme peur, et son bras serra le mien. Dieu a donné aux petits et aux enfants l’instinct de leur sécurité. Ils savent mieux que les sages qui ont vieilli dans l’étude du danger, où ils peuvent appuyer leur bras et reposer leur tête.

— Ecoutez, fit Marianne, je vous ai dit hier que je vous aimais bien; c’est parce que vous n’avez pas l’air de trouver tout mal, ni de rire et d’être étonné de tout. Ah! quel malheur que vous ne soyez pas mon frère ou mon cousin, je pourrais alors vous dire ma peine.

Ah! qu’il y avait d’honnêteté, de bravoure, de charme et de tendrese dans les paroles de cette vierge!

— Mais, poursuivit-elle, est-ce que les frères écoutent jamais leurs sœurs? Ils ont bien autres affaires en tète: leurs chevaux, leurs amis, et nous pouvons nous désoler en attendant.

Celle qui me parlait n’avait pas dix-huit ans. Elle était vraiment une aurore avec sa fraîcheur et sa tristesse, car toute aurore est mélancolique, et semble avoir la conscience de sa fugitivité.

— Je pleure souvent toute seule, reprit Marianne, et cependant mon oncle et le vôtre ne me refusent rien et font tout ce qu’ils peuvent pour m’égayer; mais allez donc rire de bonnes vieilles plaisanteries, lorsque vous êtes en train de chercher dans les nuages l’ombre de je ne sais quoi!

Ce je ne sais quoi n’était pas alors bien loin de nous. Je venais, moi, de le reconnaître, ou plutôt de le deviner, dans la silhouette encore indistincte d’un jeune promeneur qui nous offrit bientôt la démarche et la figure de Schœffer. Il parut sincèrement étonné de nous voir. Il était venu faire un pélerinage au pays de la bien-aimée.

Marianne lui tendit la main sans hésitation et sans rougeur. Il vint cheminer à mon côté, par un excès de délicatesse qui eut aussitôt sa récompense, car Marianne, le traitant en intime, reprit la conversation avec un redoublement de franchise:

— Je n’épouserai jamais M. Vandemissel, vous m’entendez tous deux, attendu que je ne l’aimerai jamais; c’est parce que je dois hériter, dit-on, d’une grande propriété, qui touche aux siennes, près de Temple mars, qu’il se montre si empressé. Moi j’aimerais mieux tout donner aux pauvres que d’être sa femme.

— Et s’il arrive, Marianne, qu’un autre vous demande?

— Mais, monsieur Évariste, je suis encore une petite fille. Il est vrai que je ne suis pas comme les autres; aussi je n’ai pas été élevée non plus comme elles...

— Cependant, Marianne, vous êtes allée en pension et vous en êtes sortie à l’âge ordinaire?

— Ah! ne me parlez jamais de ce temps-là, fit-elle. Je périssais d’ennui, et j’enviais le sort des enfants morts au berceau. Si je ne craignais pas d’être prise pour une folle, ou ce qui est pis, pour une personne qui vise à l’originalité, je vous dirais que mes souvenirs remontent jusqu’au jour même de ma naissance, qui eut lieu à Paris, dans une chambre de la rue Montorgueil. Je fus reçue, à mon entrée sur la terre, dans les bras de Zoé. Aussi je l’aime, et quand j’ai le cœur gros, et que je trouve que le monde va mal, cette paysanne, qui ne saura jamais lire et qui n’est pas ma mère, me comprend aussi bien que ma mère l’eut fait. Pauvre mère! j’avais à peine un an lorsqu’elle mourut, et cependant je saurais faire son portrait. Je l’essayai une fois au crayon. Zoé a éclaté en larmes en le voyant, et m’a dit: bien sûr, Marianne, le Seigneur te l’a montrée dans un rêve.

Schœffer était vivement ému.

Notre attention fut alors attirée par le passage, sur cette route solitaire, d’une voiture de place qui ne se rendait pas bien loin, car, dix minutes plus tard, comme nous revenions sur nos pas, nous l’aperçumes de nouveau reprenant cette fois la route de Lille.

Schœffer nous accompagna jusqu’à l’entrée de l’avenue de Tingry. Alors nous vîmes sortir d’entre les premiers arbres, comme s’il y était resté caché jusqu’alors, et venir délibérément à nous, un personnage bien décidé à nous accoster. A cette vue, Schœffer attendit, et moi je fus glacé par une froide stupeur en reconnaissant Chambrun, Chambrun votre indigne adorateur et l’objet de mon amère jalousie, Chambrun que je croyais à l’autre bout du monde.

Marianne ne comprenait rien aux allures de cet étranger, ni à mon embarras trop visible. A deux pas de nous, Chambrun tira son chapeau et entama ainsi la conversation:

— J’espère que je ne vous dérange pas!

Tout mon sang bouillonna; mais, je réussis à me contenir suffisamment pour lui répondre:

— Cela dépend de la façon dont vous l’entendez; si vous vous abstenez de nous parler et de vous approcher de nous, vous ne nous dérangez pas.

Schœffer alla se placer de l’autre côté de Marianne, que ma réponse avait fait rire.

Alors, Chambrun vint la regarder en face et lui dit:

— Comment, jeune fille, cela vous paraît donc sujet de rire qu’on maltraite votre père?

Marianne ouvrit de très grands yeux et tomba presque dans mes bras en soupirant:

— Mais, je ne l’ai jamais vu!

Chambrun me toucha la main. Je m’attendais mille fois plutôt à l’offre d’un duel à mort, qu’à l’incroyable sommation de ce drôle:

— Messieurs, vous êtes témoins de l’émotion extraordinaire que ma vue a produite sur cette enfant, émotion où nul ne pourrait méconnaître la voix du sang.

L’œil bleu du jeune Autrichien eut un éclair effrayant, lorsqu’il se chargea de répondre pour moi:

— Taisez-vous, ou j’arrache une branche à cet arbre pour vous en casser la tête.

— Je ne vous connais guère, monsieur, et je me moque de vos menaces, risposta Chambrun, qui jugea à propos de reculer néanmoins de plusieurs pas (car ces blonds rêveurs ont le don de faire peur quand la colère les prend); je n’ai pas quitté d’importantes affaires et fait soixante lieues pour me disputer avec vous!... Ainsi, veuillez rester tranquille. S’il résulte de tout ceci un esclandre, ce n’est pas moi qui l’aurais voulu. Et d’ailleurs, qui a le droit de m’empêcher de revoir ma fille?

Son discours fut soudain interrompu par un murmure étranglé qui sortit de sa gorge, tenaillée entre dix doigts de fer.

Zoé réussissait assez bien l’ironie amère, à en juger par le peu de mots dont elle accompagna sa violente et soudaine irruption parmi nous:

— Je ne veux pas vous faire du mal, monsieur, mais vous avez de l’audace si vous osez tourmenter cette enfant devant moi.

— Vous êtes une femme, heureusement, dit Chambrun; mais, bien que vous m’ayez toujours détesté, oserez-vous dire que je ne suis pas le père de cette jeune fille?

Zoé, sans lui répondre, vint prendre dans ses bras la faible et pâle Marianne.

— N’aie pas peur, mon doux ange, puisque, si je le lui défends, il n’osera pas te regarder.

— Pardon, Zoé, dit Schœffer, tandis que Marianne se raminait lentement; ce que cet homme a dit, est-il vrai?

— Hé, de quoi nous inquiéterions-nous, si ce n’était pas vrai, répondit la brusque paysanne?

— C’est vrai? répéta machinalement l’inconsciente Marianne.

Comme nous nous préparions à rentrer chez Tingry, l’état de Marianne ne permettant pas qu’on se rendit immédiatement chez son oncle, Schœffer se retira. Chambrun me prit à part:

— Vous me jugez trop mal, M. Evariste; si je n’ai pas été le modèle des fils et des maris, s’ensuit-il que vous ayez le droit de me refuser jusqu’aux moindres égards, dus à tout étranger? j’en suis un pour vous. Je ne réclame rien d’une amitié qui n’a pas lieu d’exister jamais entre nous, mais, à un jeune homme dont je pourrais être le père, je reproche amèrement de m’avoir parlé comme vous venez de le faire devant ma fille.

— Ensuite, monsieur?

— J’ai mes motifs pour ne pas chercher à vous suivre dans cette maison, dont, armé d’une autorité sanctionnée par toutes les lois, je pourrais, ce soir même, interdire l’entrée à Marianne pour l’emmener avec moi partout où il me plairait. Tel n’est pas mon projet.

— Je sais que votre projet n’a rien de sanguinaire, et que ce n’est pas un impétueux éveil du sentiment paternel qui vous amène ce soir.

— Que voulez-vous dire?

— Vous me comprenez bien. D’ailleurs, nous sommes destinés à nous revoir, et nous achèverons cet entretien en un moment et dans un endroit plus propices.

— A vos ordres. Je suis descendu 92, rue des Fossés-Neufs; je vais vous y attendre avec impatience, et ce sera, sans doute, notre première et dernière entrevue, car je puis à peu près vous promettre, termina-t-il avec un accent très significatif pour moi seul, que nous ne nous verrons plus à Paris.

Ce qui peut-être m’eût fait plaisir en d’autres temps, me laissa entièrement insensible, à présent que le meilleur de ma sollicitude appartenait à Marianne. Quand Chambrun me quitta, Zoé et son précieux fardeau entraient dans le petit salon, où j’avais été reçu le soir de mon arrivée.

Réniez et Tingry parurent alors. Marianne, à demi-couchée dans un fauteuil, avait rouvert ses grands yeux, et paraissait livrée non à un rêve indolent, mais au calcul précis et à l’enchaînement de tous les incidents de sa vie passée, et de la rencontre de ce soir. Nous étions quatre debout autour d’elle, elle nous examina lentement l’un après l’autre, mais sans affectation et sans douloureuse fixité. C’est à moi qu’elle s’adressa d’abord:

— Je suis bien fâchée, Évariste, me dit-elle, de la manière dont notre promenade a été interrompue. Et vous, mes bons amis, sans qui je ne serais rien, et déjà morte sans doute, que me conseillez-vous?

Personne ne répondit, car personne ne se trompa à l’accent dont Marianne prononça ces paroles. L’enfant n’était pas de celles dont la conscience hésite, son parti était irrévocablement pris; c’était donc de sa part simple formalité de déférence. Zoé, qui était sujette à des exaltations soudaines, éclata la première.

— Marianne, il ne faut plus penser à tout cela; si vous étiez plus âgée, mademoiselle, vous sauriez que le monde est plein de ces intrigants, qui lorsqu’une jeune personne a la réputation d’avoir des terres et de l’argent placé, sortent, on ne sait d’où, pour venir leur dire: «je suis votre père ou votre oncle!»

Puis Zoé s’embourbant jusque par-dessus la tête, trouva cette péroraison imprévue:

— Je ne dis pas cela pour vous, monsieur Reniez, puisqu’il est connu que vous renoncez à garder deux chevaux, afin que Marianne soit plus riche dans l’avenir.

Alors Marianne fondit en larmes, et fit le geste de se mettre à genoux devant Réniez, qui la pressa sur son cœur:

— Cher oncle bien-aimé, lui dit-elle, le sacrifice de ma vie ne payerait pas celui que vous m’avez fait de la vôtre, et je ne pourrais jamais vous dire ce que je sens pour vous; mon plus grand bonheur eut été de vous obéir toujours et en tout; mais, si celui qui vient de partir seul, par cette nuit sombre, est mon père... c’est à lui que j’appartiens. Oh! que je vous remercie de ne pas dire non! et comme vous êtes bien sûr aussi que le cœur de Marianne est plein de vous!

— Alors, tu... vous n’êtes pas contente de moi, interrompit Zoé.

— Tais-toi! lui dit Marianne, en courant l’embrasser, et viens coucher auprès de mon lit cette nuit. Mon parrain ne t’en empêchera pas; c’est toi qui me diras tout.

Marianne, chaudement enveloppée, partit avec sa fidèle amie, après avoir reçu, en gage d’inaltérable affection, notre baiser à tous trois. Elle me traita comme un frère, et je jurai d’en être un pour elle.

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