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L’ARCHET DE BOTTESINI.

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Entre les villes renommées par leur goût musical, Lille mérite d’être citée au premier rang. On y compterait par dizaines les associations lyriques. Celle dont Schœffer avait été nommé secrétaire, à cause de son talent sur la flûte, était principalement composée de fils de marchands et de jeunes commis négociants; le président, le vice-président et le trésorier étaient des hommes plus ou moins forts sur le violon, la clarinette et le hautbois. Cette séance extraordinaire se donnait dans les salons de l’Académie de musique, place du Concert. Je vous décrirais volontiers cette étrange place du Concert, à Lille; elle est l’endroit le plus paisible du monde entier. Quand nous entrâmes, Schœffer se rendit tout de suite à son devoir, et le président vint offrir son bras à Marianne, avec un salut qui l’eût fait nommer maréchal-de-camp, ou membre de l’Académie française au temps de Louis-le-Bien-Aimé.

Bottesini, qui a su donner une âme prompte et tendre à la lourde contrebasse, était l’attraction de la soirée; il n’avait pas touché depuis cinq minutes, avec son archet, les cordes de l’instrument, qu’il était le maître de tous ceux qui étaient venus là pour le juger.

Marianne était assise entre son oncle et une vieille dame en chapeau vert, et plusieurs fois elle m’envoya de sa place un sourire... Et moi, dont le cœur était à cent lieues de là, je me serais battu pour cet ange. Cependant, Bottesini débuta par les variations sur le Carnaval de Venise, où son succès fut immense, bien que tout le monde sût le morceau par cœur. Il se tira avec le même bonheur de la Casta Diva de Bellini, et du Trouvère. Il y avait dans cette salle un grand nombre de jeunes filles de l’âge de Marianne, que la musique n’attendrissait pas et ne charmait guère; par contre, le même souci se lisait facilement sur le front de toutes: «Est-ce aujourd’hui qu’il se trouvera, cet élu, cet homme de goût et de résolution, qui me donnera son nom avec un cachemire de cinq mille francs, et une parure en diamants?» Cette originale de Marianne ne paraissait émue qu’en regardant Schœffer, parce qu’elle aimait son désintéressement, sa dignité, ses grands yeux bleus, et d’ailleurs se moquait bien des hommes et ne songeait pas au mariage. Celle-là était vraiment une nature simple entre toutes, et je n’ai jamais rencontré un autre visage où se reflétassent, avec une aussi exacte fidélité, tous les mouvements de l’âme.

D’abord je l’avais vue dominée par une sorte de surprise, que j’attribuai à la prestigieuse habileté de l’artiste. Quand l’archet attaquait ces notes graves et tourmentées destinées à peindre la profondeur de l’âme, l’ambition du cœur, l’ardeur de l’amour et les grondements de la jalousie, le front de Marianne se plissait et sa face devenait toute blanche. Puis, lorsque l’harmonie du chant semblait, contente et libre, dire nos humaines aspirations vers un doux repos à l’ombre des forêts, ou sous la limpidité des étoiles, l’âme de Marianne fleurissait, comme une rose sous les caresses de l’aube. Mais, quand venait le tour de ces phrases musicales moins flatteuses pour le sentiment, mais très agréables à l’esprit des connaisseurs, soit en vertu de leur sévère correction, soit à cause de la difficulté vaincue, Marianne, qui n’était nullement connaisseuse, semblait, par sa pose allanguie et résignée, transportée au milieu des rigueurs de la réalité quotidienne, et, dans son essor vers les régions de l’espérance, clouée au sol par je ne sais quel secret vulgaire. Schœffer se tenait debout non loin d’elle, et à la faveur de la musique leurs deux amours discrets se livrèrent l’un à l’autre avec la pudeur de l’extase et l’orgueil de l’idéal.

La fête terminée, comme tout le monde se levait, Marianne et Schœffer furent inévitablement rapprochés par un serrement de mains, que j’avais prévu, qui était le premier, que personne ne vit, qui aurait eu lieu quand tout le monde l’aurait vu. Puis, Réniez, sa nièce et moi nous regagnâmes la voiture. Chemin faisant, Réniez me dit: Tingry est couché maintenant, Zoé veille très bien jusqu’à minuit en tricotant. Venez souper avec nous.

Ce fut entendu, et Marianne battit des mains de joie, comme en perspective d’une petite fête. Nous arrivâmes chez Réniez, vers dix heures. Marianne déclara que, ce soir, elle boirait du vin comme les autres:

— C’est drôle, nous dit-elle, que je ne puisse plus le souffrir; quand j’avais sept ans, j’en buvais, et de la bière aussi, dans de grands verres, et ça ne me faisait rien.

— Qu’est-ce que tu nous chantes là ? dit le chétif M. Réniez, essayant d’attacher sur cette héroïne un regard de dompteur.

Elle répondit par une moue qui lui était familière, et le souper commença. La sympathie et la jeune amitié ont leurs douces ivresses, qui, sans rappeler en rien les vertigineux oublis de l’amour, tiennent nos âmes gaiement flottantes dans une atmosphère de bien-être et de bienveillance, pour laquelle il semble qu’un Dieu clément les a créées.

M. Réniez se montra fort aimable convive; Marianne fut gracieuse, attentive, vraiment jeune fille, dans toute la poésie et toute toute la bonté du mot. Ce fut une rare fête, où tous les trois, malgré les différences d’âge, de sexe et de manière de vivre, nous savourâmes la joie d’exister, sans allusion au passé, sans appel à l’avenir.

Vers minuit, j’étais rendu chez Tingry. La vaillante Zoé, assise dans sa cuisine, tricotait à la lueur d’une petite lampe de cuivre, une paire de bas noirs. Comme je m’excusais d’être un peu la cause de sa veillée, elle me répondit, avec ce qui était sa douceur à elle, qu’il ne fallait pas dire cela, attendu qu’elle n’avait même pas encore fini. Sur cet aveu, je sollicitai l’autorisation, aussitôt accordée, de fumer un cigare dans son domaine. Désormais, nous étions deux amis, et nous causâmes comme tels. Zoé avait dû être, vingt ans plus tôt, une fille superbe. Elle était grande, vigoureusement construite. Ses yeux, d’un noir éclatant, jetaient encore de vives lueurs du fond de leur sévère orbite, creusée par un vieillissement précoce. Elle avait les cheveux également noirs, et son nez d’un irréprochable dessin, était émacié, ainsi que le reste de la figure, d’une façon qui trahissait moins l’œuvre du temps, que celle de quelque altération organique.

Après s’être enquise du menu du dîner, elle me demanda si je m’étais bien amusé et si Marianne avait été gentille.

— Elle a été parfaite, Zoé. Mais, dites-moi, on m’a tout l’air de vouloir la marier malgré elle, votre bien-aimée?

— C’est ça qui serait dommage, monsieur. Mais les Vandemissel, c’est riche et bien posé à Lille, et puis, Marianne ne peut pas rester fille toute sa vie, et les hommes entièrement bons, il n’y en a que dans les contes.

Pour s’assurer de l’heure, Zoé tira de sa ceinture une grosse montre en argent escortée d’un médaillon en or qui renfermait une mèche de cheveux pareils à ceux de Marianne.

— Ils viennent de sa mère, me dit-elle.

— Je suis sûr, Zoé, que vous ne les donneriez pas pour un empire?

Les grands cœurs se peignent d’un mot. A ma question, une autre personne, plus instruite, plus spirituelle, mais moins pure de vulgarité, eut sans doute répondu:

— Il n’y a pas de danger qu’on m’offre jamais un empire pour une mèche de cheveux!

Zoé me répondit:

— Un empire, monsieur, ne pourrait pas m’en rendre d’aussi beaux et d’aussi chers.

Zoé, votre foi vive a raison! il n’est pas d’empire qui vaille un témoignage, un souvenir d’amour. Zoé, le monde présent a perdu le secret des nobles liens où s’embrassent les coeurs. Ce n’est plus qu’en lisant les contes, comme vous dites, que nos yeux se mouillent au récit d’une héroïque tendresse. Zoé, quand vous irez à la messe, priez Dieu pour qu’il n’envoie pas sur la terre cet hiver éternel, dont l’égoïsme est la glace! Toute glace tourne en boue.

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