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LA TOUR SAINT-NICOLAS

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Pas plus que pour la tour de la Chaîne, il n’existe de date certaine au sujet de la construction de la tour Saint-Nicolas. C’est encore la nomination, en 1384, par le Corps de ville, d’un capitaine préposé à la garde de cette tour, qui nous donne la première indication de son existence. Sa fondation daterait, suppose-t-on, de l’occupation anglaise, et serait antérieure à celle de la Chaîne. Elle formait, à elle seule, un fort avancé sur le havre, isolée dans sa puissante masse, sans point de jonction avec aucun ouvrage de défense, car le bastion du Gabut n’a été élevé que bien postérieurement.

Cette imposante construction est d’une forme assez irréguliére, et sa description est peu facile à préciser. Mais nous avons les plans de Masse, qui permettent de se rendre compte de sa disposition intérieure et des belles proportions de ses vastes salles ogivales; de ses curieux escaliers, si étrangement agencés; de ses charmants réduits pratiqués dans l’épaisseur des murailles, et de tout ce dédale de couloirs et de chemins de ronde si compliqués qu’il est facile de s’y perdre.

TOUR SAINT-NICOLAS


Il suffit, pour la décrire, de dire qu’elle est composée d’une sorte de donjon de forme carrée du côté de la mer, plus élevé que l’ensemble de l’édifice. Le sommet est terminé par une plate-forme aux larges dalles, sans couverture.

Aux flancs de cette base principale, vient se souder une partie circulaire avec renflement du côté du port. Tout l’ensemble de cette gigantesque construction est couronné par un large chemin de ronde, garni de meurtrières, de créneaux et de mâchicoulis, ainsi que le donjon qui la domine. Les consoles qui soutiennent ce crénelage sont à trois ressauts reliés par un entablement extérieur découpé en trèfles. La largeur varie suivant les contours du monument qui mesure, en moyenne, une vingtaine de mètres de diamètre. Sa hauteur totale est de 36 mètres environ.

Nous verrons, au cours de cet ouvrage, que les maires, par le fait de leur élévation à la première fonction municipale, étaient anoblis et avaient droit de porter des armes. Aussi, ne manquaient-ils pas de faire graver leur blason sur les monuments construits, ou simplement restaurés, au cours de leur administration. Nous remarquons, en effet, sur le côté est de la tour Saint-Nicolas, une niche dont l’encadrement remonte à la fin du XIVe siècle, où figuraient trois écussons. Mais ces emblèmes ont été tellement mutilés, qu’à l’heure actuelle ils seraient indéchiffrables, si le dessin n’en avait été conservé dans l’Armorial de la ville. Conformément à l’usage adopté en pareille circonstance, en tête figuraient — comme hommage rendu au souverain — les armes royales, supportées par deux griffons; au-dessous, le bateau symbolique de la ville surmonté de trois fleurs de lys; et à côté, le blason d’un maire, «probablement — dit Jourdan — celui de Jehan Girard, qui fut maire en 1379 et qui portait: «losangé d’argent et de gueule.»

Démantelée, depuis les assauts que durent livrer les Rochelais et les troupes royales en 1651 lors de l’insurrection de du Doignon, cette tour fut l’objet d’une importante restauration en 1880, sur les plans de M. l’architecte Lisch; si bien qu’elle présente, à l’heure actuelle, l’aspect qu’elle avait primitivement. Cette restauration eut cependant été plus complète si l’on eut rétabli la dernière salle circulaire qui existait à la hauteur du chemin de ronde. Elle était couverte d’une poivrière en ardoise, comme la tour de la Chaîne. Conain dit, en effet, que la foudre mit le feu à cette couverture, en 1596, et d’après Masse, que cette tour, couverte d’un comble en ardoise, fut rabaissée en 1683. On voit encore la moulure de la corniche intérieure qui faisait le tour de la pièce, et les encorbellements où reposaient les poutres maîtresses qui supportaient la charpente.

Au moment où le comte du Doignon opposait à ses assaillants une dernière résistance, le Mercure Rochelais raconte, au sujet de cette couverture en ardoise, que: «Les canons que les Rochelois et les troupes royales avaient braqués contre la tour de Nicolas..... percèrent son chapeau à jour, en divers endroits, coupèrent les poutres et soliveaux, abattirent une bonne partie de la charpente et, par

ARMOIRIES SUR LA TOUR SAINT-NICOLAS


ce moyen, rendirent inutiles le haut de cette tour, qui se laissa oster sa calotte, malgré dix pièces de gros canons qui la gardaient.»

Après la reddition du rebelle, les Rochelais demandèrent, eux-mêmes, qu’on rasât les tours de l’entrée du port. Nous aurions bien du regret, aujourd’hui, s’il avait été donné suite à cette funeste proposition.

Les dessins que nous a laissés Masse nous permettent de nous rendre compte de la physionomie de cet édifice, quand il était pourvu de cette couverture qui complétait son aspect décoratif. «Cette toiture — dit-il — fut refaite en abaissant la construction d’un étage, si bien que la tour n’a plus que deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, au lieu de trois comme précédemment.»

Et Masse ajoutait en marge de son dessin: «La tour de la Chaîne n’a point été couverte depuis qu’elle fut brûlée par le comte du Doignon, en 1652. On croit que ces tours sont fondées sur grillage. Il y a eu divers projets pour raccommoder ces tours, et si on les laisse encore longtemps elles pourraient bien tomber, surtout celle de Saint-Nicolas, qui est bien fractionnée.»

Cette réparation s’est fait attendre jusqu’à nos jours, mais elle a été encore entreprise suffisamment à temps, pour ne pas voir se produire la catastrophe que Masse envisageait.

L’intérieur de la tour Saint-Nicolas présente un intérêt tout particulier. Malgré le nombre de salles, de réduits intercalés dans l’épaisseur des murs, de couloirs qui s’enchevêtrent, d’escaliers multiples, un ordre bien déterminé préside cependant à l’agencement des divers services distribués dans chacune des parties de l’édifice. Au centre du monument, trois vastes salles octogones sont superposées; les deux premières, munies de voûtes d’arête dont les nervures reposent sur des colonnettes, et la troisième simplement recouverte d’une charpente destinée à recevoir la quatrième salle qui a été supprimée.

COUPE DE LA TOUR SAINT-NICOLAS


A une aussi grande hauteur, il faut, en effet, arrêter la poussée des voûtes qui, en cas d’ébranlement de la tour, compromettrait la stabilité générale. Une sorte d’oculus, percé dans la voûte d’arête — comme dans les clochers pour le passage des cloches — permet de monter, à chaque étage, les projectiles et les lourds fardeaux nécessaires à la défense et aux approvisionnements. Les salles basses ne sont éclairées que par des meurtrières, de manière à éviter toute surprise de l’ennemi.

Dans les renflements de la tour, se trouve aménagée une série d’appartements servant à l’habitation, et une petite chapelle, dont l’autel avec son retable finement sculpté en style ogival, est destiné à l’exercice du culte. Des escaliers, disposés d’une manière similaire dans la partie nord et la partie sud, donnent accès à la plate-forme supérieure et sont reliés par des chemins de ronde à tous les étages. Deux escaliers à vis, indépendants, pivotent d’un mouvement parallèle autour d’un noyau commun, ayant chacun un point de départ et un point d’arrivée différents. Ils mettent en communication la salle du premier avec celle du second étage, sans qu’il y ait entre eux de point de contact. Les petites salles de garde du donjon sont tout particulièrement disposées pour les hommes d’armes en vigie. La vue s’étend à l’infini sur la mer et permet de sonder les profondeurs de l’horizon.

Encore aujourd’hui, lorsque nous contemplons la ville du haut du donjon, nous ne pouvons nous défendre d’une impression profonde devant l’imposant spectacle que présente l’amas confus des maisons, au milieu desquelles émergent les hautes toitures des monuments et les clochers ouvragés de nos élises. Mais la sensation devait être bien plus saisissante encore quand le soleil sur son déclin empourprait de ses derniers rayons la ville du moyen-âge. Enserrée dans ses hautes murailles aux tours crénelées, avec son réseau inextricable de rues tortueuses, la vieille cité devait produire un effet étrange et grandiose à la lueur du crépuscule, donnant une forme indéfinissable à la masse confuse de ses pittoresques constructions. Les pignons des maisons, le sommet des édifices, dans la transparente fluidité de l’air, restaient encore quelques instants éclairés et vibrants sous une tonalité de cuivre en fusion, jusqu’au moment où la radieuse vision venait à s’éteindre graduellement dans l’ombre grandissante de la nuit.

L’intérieur de la tour Saint-Nicolas, avec ses larges salles gothiques et ses réduits pleins de mystères, avec ses murs froids et impassibles, laisse à peine deviner les évènements dont elle a été le témoin.

LA GUETTE DE LA TOUR SAINT-NICOLAS


On pénétrait autrefois dans la tour par la salle, au ras du sol, ainsi que le montre le plan de Masse. L’accès de cette salle n’est possible, aujourd’hui, qu’en descendant l’escalier qui fait communiquer le rez-de-chaussée au premier étage. C’est là que se trouvait attachée la chaîne qui barrait autrefois l’entrée du port.

Actuellement, pour entrer dans la tour Saint-Nicolas, il faut suivre une pente rapide dans le bastion adjacent à la partie est du monument. Jadis, un large fossé qui se remplissait à chaque marée et qui communiquait de l’extérieur à l’intérieur du port, isolait ce bastion de celui du Gabut. «A son extrémité — dit Masse — un petit fortin avait été édifié au commencement de la rampe. Il fut basti en 1649 par ordre de du Doignon; il estait fait en briques reliées par des chaînettes de pierres de taille et enceint du costé de la Grave d’un fossé de quarante pieds et fort profond, et sa contre-escarpe enveloppée d’un chemin-couvert et de glacis pallissadés.»

La porte par laquelle on pénètre maintenant n’était qu’une simple issue sur le chemin de ronde. Ce terre-plein forme un épaulement contre la tour et contribue à sa solidité, car celle-ci présente une inclinaison sensible du côté de la terre. Il y a lieu de supposer qu’un affaissement s’est produit au cours de la construction, ainsi qu’en témoigne la ligne des assises et le cordon de pierre, à mi-hauteur, qui ont perdu leur horizontalité. Une fois le premier tassement effectué, les constructeurs ont continué leur œuvre, convaincus, à juste raison, qu’il n’y avait rien de compromettant pour la solidité de l’édifice.

La tour Saint-Nicolas va recevoir une destination nouvelle. Le Génie militaire abandonne ses droits d’occupation, pour permettre à la Ville de placer son musée lapidaire dans les grandes salles du premier et du second étage. Toutes nos curiosités archéologiques seront vraiment à leur place dans ce cadre si bien approprié à leur nature et complèteront la décoration intérieure du monument.

L’AMORCE


Lorsque M. l’architecte Lisch fut chargé par l’Etat de la restauration des tours de l’entrée du port — classées comme monuments historiques par décret du 17 février 1879 — il remarqua, sur le flanc ouest de la tour Saint-Nicolas, la naissance d’un arceau encore très apparent. Il ne s’expliqua la raison d’être de cette amorce, qu’en concluant qu’il existait entre la tour Saint-Nicolas et la petite tour de la Chaîne, un immense arc sous lequel passaient les bateaux entrant au port. Cet arceau, surmonté d’une galerie crénelée, devait mettre les deux tours en communication et former ainsi un chemin de ronde ininterrompu avec la crête de toute la fortification.

On peut voir, en effet, sur la façade ouest de la tour Saint-Nicolas, le point de départ d’un arc qui pouvait s’amorcer en face sur la petite tour de la Chaîne. Au-dessus de la naissance de cet arc se trouvent trois pierres en encorbellement, qui — d’après M. Lisch — servaient de point d’appui au cintre sur lequel devait reposer la construction. Quand ce travail fut achevé, on se contenta, pour décintrer l’appareil, de couper les pierres sur lesquelles il reposait.

M. Lisch présenta à la Commission des monuments historiques le plan de cette restitution, qui lui valut une médaille d’or à l’exposition de 1866.

Cependant, aucun titre ne parle de ce fameux arceau; aucune gravure n’en fait soupçonner l’existence. Néanmoins, cette audacieuse tentative parut si séduisante, que bien des gens se complurent à admettre qu’une entreprise aussi hardie pour l’époque aurait peut-être bien pu avoir été réalisée. On ne peut, en effet, se soustraire au désir de reconstituer par la pensée cette gigantesque conception.

L’ENTRÉE DU PORT

La partie teintée représente l’état actuel; celle au trait, la partie disparue; celle au pointillé, la partie dont on ne peut certifier l’existence.


Quel aspect saisissant devait présenter, par un grand clair de lune dans la limpidité de la nuit, la masse énorme de ces deux tours profilant leur sombre silhouette sur la transparence du ciel et reliées par ce prodigieux portique enjambant l’entrée du port! On s’imagine les toitures d’ardoise de ces tours, accrochant çà et là la lumière lunaire, quelques archers immobiles sur la crête des vieilles murailles et la mer déroulant ses flots argentés au pied de ces puissantes forteresses, gardiennes vigilantes de la ville endormie.

S’il en est ainsi, si vraiment la restitution que nous avons essayé de reproduire a jamais existé, aucun spectacle n’était à même de séduire plus profondément l’imagination de nos pères et laisser une ineffaçable empreinte dans l’esprit populaire. Le souvenir s’en fut perpétué jusqu’à nous, mais hélas! tout est muet, et les documents, et la tradition.

(FIG. 1)


Quoi qu’il en soit, M. Lisch pense que c’est au moment où la tour Saint-Nicolas s’est infléchie vers l’est, que l’arceau est descendu, ne trouvant plus le point d’appui qui le contre-boutait; et peut-être, à ce moment-là, la petite tour de la Chaîne avait-elle une hauteur suffisante pour recevoir la retombée de cette arcade.

Malgré l’ingéniosité de toutes ces conjectures, il nous a semblé que le meilleur moyen de se faire une opinion, basée sur des données certaines, consistait à faire prendre des dimensions exactes de la naissance de cet arc; de calculer son rayon, et de se rendre compte, ainsi, de l’étendue de sa portée.

Nous nous trouvons en présence de la naissance d’une courbe qui, partant de zéro à sa base, se développe jusqu’à une largeur de 0m30 (Fig. 1). Quel en est le rayon?

Il suffit de poser le problème de la façon suivante: (Fig. 2).

(FIG. 2)


En prenant le triangle rectangle BDO, on a: OB = BD + OD; ou bien R2 = x2 + (R — y)2; Soit R2 = x2 + R2 — 2 Ry + y2.

Supprimant R2 de part et d’autre, on tire de cette égalité : 2 Ry = x2 + y2


En remplaçant x et y par leurs valeurs, qui ont été mesurées sur place, pour différents points de l’arc, on trouve, pour R, les valeurs suivantes:


La moyenne du rayon est donc de 11m62, sans tenir compte du second rayon, 8m182, pour lequel il peut y avoir une erreur de mesure, ou un déplacement dans la maçonnerie.

Or — nous dit Masse — la passe entre les deux tours, avant qu’elle soit élargie, était de 12 toises (soit 23m40). Le rayon que nous venons de calculer est de 11m62. Porté au double, il représente 23m24; c’est-à-dire — à quelques centimètres prés — la largeur de l’entrée du port à cette époque. (Fig. 3). Donc, on peut conclure que: s’il n’est pas possible d’affirmer que l’arceau ait existé, il est mathématiquement démontré que cette construction pouvait relier les deux tours et que son arc était en plein cintre.

(FIG. 3)


Grâce à cette démonstration, nous sommes encore autorisés à croire à la possibilité d’un arceau, gigantesque dans ses proportions, soudant l’une à l’autre les vieilles tours de l’entrée du port; nous pouvons donner libre cours à notre imagination, en reconstituant par la pensée l’œuvre que nos pères ont peut-être réalisée; et le champ reste toujours ouvert aux artistes pour restituer à ces robustes édifices du moyen-âge un point de jonction dont l’exécution tenait du prodige.

La Rochelle disparue

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