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FORCES ET VITESSES

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Quand vous vous êtes couchée, hier soir, il y avait là, sous vos fenêtres, ma chère enfant, un bateau amarré dans la rivière. Il n’y est plus. Il faut donc qu’on l’ait emmené ; car la rivière n’a pas de courant, et un bateau ne s’y déplace pas plus tout seul que votre presse-papier sur votre table.

On l’a donc emmené : mais qui? — Qui? Cela nous est bien égal; son propriétaire, sans doute. Mais comment? Voilà qui nous intéresse davantage.

Peut-être sont-ce des hommes qui l’ont halé. Peut-être aussi y a-t-on attelé des chevaux. Il se peut que ce soit le vent, si le bateau était à voiles. Enfin, c’est peut-être la vapeur.

Mais que ce soient des hommes ou des chevaux, le vent ou la vapeur, c’est toujours la même cause qui a produit le mouvement du bateau. C’est la force des hommes ou la force des chevaux, ou la force du vent, ou la force de la vapeur, mais c’est toujours une force, et c’est à cela que je voulais en venir: Puisque les corps ne se donnent à eux-mêmes ni ne s’ôtent le mouvement, il faut bien qu’une cause le leur donne ou le leur ôte; c’est cette cause qu’on appelle une force.

Cette force ne s’aperçoit pas toujours à première vue, surtout quand c’est une force qui ôte à un corps son mouvement. Mais elle n’en existe pas moins pour cela. Si, par exemple, la boule que vous lancez avec votre maillet quand vous jouez au crocket, ne continue pas à rouler indéfiniment, ce n’est pas qu’elle s’ôte le mouvement à elle-même. Ce qui le lui ôte, c’est la résistance des objets qu’elle heurte en chemin, c’est-à-dire une force. Et la preuve, c’est que si cette résistance est grande, ce qui arrive quand le terrain est couvert de gravier, votre boule s’arrête plus tôt que lorsque la résistance et petite, comme quand vous jouez sur un gazon uni ou, mieux encore, sur une aire bien battue.

Vous voilà donc, ma chère enfant, en pleine mécanique, et aussi capable de définir une force que le premier beau bachelier ès sciences venu.

Une force, direz-vous, est la cause qui donne ou ôte le mouvement aux corps.

Voilà qui est bien; mais vous devez apercevoir tout de suite qu’une force peut agir pour cela de deux manières entièrement différentes.

Tenant, par exemple, votre cerceau de la main gauche et votre baguette de la droite, vous donnez au cerceau un bon coup de baguette et vous l’abandonnez à lui-même. Vous l’avez mis en mouvement; votre coup de baguette a été cause de mouvement; votre coup de baguette est une force.

Reprenant ensuite votre cerceau, vous le frappez de votre baguette comme tout à l’heure. Mais au lieu de l’abandonner à lui-même, vous laissez la baguette appuyée au cerceau que vous ne cessez de pousser en l’accompagnant dans sa course. Cette poussée est, comme le coup de tout à l’heure, cause de mouvement; comme le coup, cette poussée est une force. Mais, tandis que le coup, après avoir rapidement, instantanément agi sur le cerceau pour le lancer, l’a ensuite abandonné à lui-même, la poussée a continué d’agir sur lui après l’avoir lancé, si bien que, si l’on vous demandait de donner un nom à chacune de ces deux forces, le choc instantané qui a lancé votre cerceau la première fois, ou la poussée qui, la seconde fois, a continué à accompagner le cerceau déjà en mouvement, je vous conseillerais, ma chère enfant, d’appeler force instantanée la première, et la seconde: force continue.

Vous allez me dire: à quoi bon distinguer ces deux forces par des noms différents? N’ont-elles pas toutes deux le même effet? Ne produisent-elles pas toutes deux du mouvement?

Sans doute, puisque toutes deux sont des forces. Mais il y a mouvement et mouvement, comme il y a fagot et fagot, et vous l’allez bientôt comprendre, si vous voulez faire avec moi un peu d’école buissonnière.

Quand on dit qu’un train marche avec une grande vitesse, savez-vous ce qu’on veut dire?

— Sans doute, cela signifie que le train va très..... Comment dirais-je? Je ne peux pourtant pas dire très..... vite, mais tout le monde comprend bien ce que c’est que la vitesse d’un train!

— Tout le monde le comprend à peu près, sans doute, mais je ne suis pas de votre avis et ne crois pas que tout le monde le comprenne bien. Par exemple, vous, mon enfant, avez-vous une idée de ce qu’est, en général, la vitesse d’un train?

— Je crois qu’elle est à peu près de dix lieues à l’heure.

— Va pour dix lieues à l’heure. Alors, selon vous, pour indiquer à quelqu’un quelle est la vitesse d’un train, il faut lui dire combien de lieues ce train parcourt dans une heure?

— Sans doute.

— Et vous avez raison. Mais si, au lieu de vous dire combien de lieues un train parcourt, on vous disait combien de kilomètres, ou de mètres, ou de toises?...

— Oh non, pas de toises. Les toises ne me diraient rien; je ne connais pas cette longueur.

— Très bien. La longueur qui sert à mesurer le chemin parcouru vous est donc indifférente, pourvu que vous la connaissiez. Mais est-il nécessaire qu’on vous dise le nombre de lieues, ou de kilomètres, ou de mètres, parcourus dans une heure?

— Oh! dans une heure ou dans une minute, cela m’est bien égal....

— Oui, mais toujours dans un espace de temps connu, n’est-il pas vrai? Eh bien, ma chère enfant, s’il est des personnes qui n’ont de la vitesse qu’une idée vague, je vois avec plaisir que vous n’êtes pas de ces personnes-là, et vous me donnez le courage de vous faire connaître la vraie définition de la vitesse, celle des savants.

Ou plutôt je me trompe, et c’est vous qui l’avez trouvée toute seule:

La vitesse du train, avez-vous dit, c’est le nombre de lieues..., ou de kilomètres..., ou de mètres, etc...., que ce train parcourt en une heure... ou une minute... ou une seconde, etc...

Et moi je vous dis:

La vitesse d’un corps en mouvement (les savants appellent cela un mobile), la vitesse donc d’un mobile, c’est le chemin (ou l’espace) qu’il parcourt dans l’unité de temps.

Ma définition n’est-elle pas exactement la même que la vôtre? Malheureusement vous n’êtes pas au bout de vos peines, ni moi non plus, car ce qui me reste à vous dire est le plus difficile.

Dire en effet la vitesse d’un train qui fait toujours dix lieues à l’heure, le plus simple en serait capable. Mais supposez que le mécanicien du train de Paris à Versailles, par exemple, pris d’un accès subit de folie, s’amuse à chauffer de plus en plus sa machine, et qu’en conséquence le train se mette à courir de plus en plus vite. Comment répondrez-vous, quand il arrivera à Versailles, à cette question: Quelle a été la vitesse du train?

Évidemment il faudrait changer la question et demander: Quelles ont été, entre Paris et Versailles, les vitesses du train? Et encore à cette question ainsi posée, seriez-vous bien en état de répondre?

Non, car si la vitesse est le chemin parcouru dans l’unité de temps, encore faut-il que, pendant une unité, si petite qu’elle soit, la vitesse reste toujours la même; c’est-à-dire que si, par exemple, nous regardons le train filer devant nous, ne fût-ce que pendant une seconde, le chemin qu’il aura parcouru dans la première moitié de cette seconde, soit le même que celui qu’il a parcouru dans la seconde moitié. Or ce n’est malheureusement pas ce qui arrive, puisque notre fou de mécanicien chauffe à chaque instant davantage et, par suite, file aussi à chaque instant plus vite. Je désirais pourtant bien savoir quelle était la vitesse du train quand il est passé à Meudon.

Et je l’aurais assurément désiré en vain si, précisément en passant à Meudon, il n’était arrivé un accident qui a probablement sauvé la vie aux voyageurs, et à moi l’ennui de chercher un problème sans parvenir à le résoudre.

Ecoutez bien ceci, ma chère enfant, car quand je vous aurai dit l’accident, c’est vous que je prierai d’en tirer les conséquences.

Donc, au moment même où le train passait, comme la foudre, devant Meudon, le mécanicien a perdu l’équilibre. Il s’est, pour se retenir, accroché au levier qui ouvre et ferme l’arrivée de la vapeur, et le bonheur a voulu que, lorsqu’il est tombé (sans se faire aucun mal, rassurez-vous! ), l’arrivée de la vapeur se trouvât fermée. C’est ici que je vous prie de réfléchir, et de me dire ce qui a dû arriver au train?

— Le train? mais je ne sais trop, il n’a pas dû continuer à accélérer sa marche?

— Assurément non, puisque la machine ne recevait plus de vapeur, c’est-à-dire de force, et que, sans force, un corps ne se donne pas de mouvement. Mais l’aura-t-il ralentie?

— Pas davantage, puisque, sans force, les corps ne s’ôtent pas plus qu’ils ne se donnent leur mouvement.

— Eh bien alors, ma question sur la vitesse du train à Meudon..?

— Devient bien facile, car je n’ai qu’à laisser filer le train pendant une seconde et mesurer l’espace qu’il a parcouru. Si je trouve, par exemple, qu’en une seconde il a fait 40 mètres, comme la vitesse ne changera pas désormais, puisqu’il n’y a plus de force, il sera facile de conclure que le train fera en une minute soixante fois plus de chemin ou 2400 mètres, et en une heure soixante fois plus ou 144 000 mètres, ou 144 kilomètres, ou 36 lieues.

— C’est très bien raisonné, ma chère petite, et vous avez très bien calculé cette jolie vitesse qui montre qu’il était temps que le mécanicien se laissât choir, car j’aurais plaint les voyageurs si elle s’était accélérée encore. Mais la foi que vous avez montrée à l’inertie en répondant résolument que le train ne se ralentirait plus, du moment où l’entrée de la vapeur était fermée, mérite que je n’abuse pas de votre confiance, en laissant dans votre esprit l’ombre d’une idée fausse.

En réalité, le train se ralentirait et finirait par s’arrêter, et en vérité ce serait trop commode si, pour faire rouler un train, il suffisait de le lancer une fois et de le laisser ensuite à lui-même sans plus s’en occuper et sans nouvelle dépense de charbon. Mais son ralentissement et son arrêt ne me forcent à retirer rien de ce que je vous ai dit de l’inertie et des forces. Car s’il finit par s’arrêter, ce n’est pas que la matière puisse, sans force, s’ôter à elle-même le mouvement; c’est au contraire qu’il existe une force, le frottement des roues sur les rails, qui peu à peu ralentit, et à la fin arrête tout à fait le train que ces roues portent.

Il en est d’elles comme de votre boule de crocket, que les aspérités du sol arrêtent. Pour être moins apparentes que celles du sol, les aspérités des rails n’en existent pas moins; elles engrènent pour ainsi dire dans celles des roues et finissent par les arrêter.

Si unies, si polies que soient les pièces des machines fabriquées par les hommes, il est impossible d’y supprimer complètement ces aspérités. Et c’est pourquoi nos machines les plus parfaites finissent toujours par s’arrêter, comme le train de notre histoire. Dès que nous employons une force à vaincre l’inertie de la matière et à produire un mouvement, les frottements, qui sont eux aussi des forces, se mettent en œuvre pour détruire ce mouvement, et c’est pourquoi aussi, lorsqu’un mécanicien viendra se vanter devant vous d’avoir inventé le mouvement perpétuel, vous pourrez hardiment affirmer que vous avez affaire ou à un ignorant ou à un fou. Il n’y a pas un asile d’aliénés dont un ou deux pensionnaires n’aient inventé le mouvement perpétuel. Et, puisque tout de même nous avons si bien fait l’école buissonnière qu’il m’est impossible de finir dans cet entretien ce que j’ai à vous dire sur les forces, nous allons le terminer en insistant sur ces résistances, qui, méconnues, peuplent la maison de santé d’inventeurs du mouvement perpétuel, et que bien des gens, qui se croient plus sages, n’ont jamais songé à remercier des services qu’elles leur rendent tous les jours.

Oui, de grands services dont vous ne vous doutez pas. Et d’abord, sans sortir des chemins de fer, c’est le frottement qui permet aux locomotives de courir sur les rails. La vapeur, en effet, fait tourner les roues de la locomotive. Mais de quoi servirait-il que les roues tournent, si elles ne trouvaient pas de quoi prendre appui sur les aspérités des rails? Elles tourneraient sur elles-mêmes sans avancer, et la preuve, c’est que lorsque la gelée rend les rails plus glissants, quand elle en efface à peu près les aspérités, les trains restent en détresse sur leurs roues, qui tournent en vain sur place. Les chauffeurs disent alors que la locomotive patine, expression très juste qui me conduit, ma chère enfant, à vous montrer un autre bienfait encore plus grand du frottement.

Vous êtez-vous quelquefois trouvée dehors, lorsque, après un grand froid qui a gelé profondément la terre, une petite pluie fine vient y étendre un mince tapis de verglas? Si oui, je n’ai qu’à finir ici mon entretien, car vous savez aussi bien que moi combien le frottement est indispensable à la marche. Qu’il soit supprimé par le verglas, et au premier pas que vous faites, le pied qui est en avant glisse en avant, le pied qui est en arrière glisse en arrière, et vous vous écartelez.

Que faut-il pour prévenir ces accidents? Vous voyez, les jours de verglas, les ménagères étendre des cendres devant leurs portes, et rendre ainsi au sol les aspérités sans lesquelles les passants se casseraient le cou. Ces aspérités arrêtent leurs pieds en train de glisser, comme les aspérités des rails finiront bien par arrêter le train qui a parcouru devant vous, à Meudon, 40 mètres par seconde. Mais vous n’en avez pas moins justement mesuré sa vitesse à Meudon, car ce n’est pas en une seconde que le ralentissement a pu être sensible. Ce que vous avez mesuré, c’est donc bien le chemin que ce train aurait fait en chaque seconde s’il avait continué indéfiniment à marcher comme il marchait à Meudon, et c’est précisément là la vitesse qu’il avait quand il est passé à Meudon.

Mais cette idée est assez importante pour que nous y insistions, et je vais, ma chère enfant, faire comme le feuilletoniste, et renvoyer la suite au prochain numéro.

Promenade d'une fillette autour d'un laboratoire

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