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LA BALANCE

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Voici une boule de plomb dans ma main droite et une boule de bois dans ma main gauche. Le poids de la boule de plomb est la résultante des actions de la pesanteur sur tous ses points, et se manifeste par la pression que la boule exerce sur ma main droite. Le poids de la boule de bois est la résultante des actions de la pesanteur sur tous ses points, et se manifeste par la pression que la boule exerce sur ma main gauche. Et il suffit de soupeser un seul instant les deux boules, pour sentir que la boule de plomb exerce sur ma main droite une pression plus forte que celle que la boule de bois exerce sur ma main gauche; autrement dit, que la boule de plomb pèse plus que la boule de bois.

Mais si je voulais savoir, non plus seulement laquelle pèse le plus, mais encore combien de fois elle pèse plus, en d’autres termes combien il faudrait de boules de bois pareilles à celle que j’ai dans ma main gauche pour peser ensemble précisément autant que pèse la boule de plomb, ce n’est pas ma main toute seule qui pourrait me le dire. Il y faudrait un instrument, un appareil spécial.

Quel appareil? Si vous voulez, ma chère enfant, nous allons le découvrir, l’inventer à nous deux, et mesurer, avec, le poids de cette sonnette de bronze que j’aperçois là sur votre table. Cette invention ne nous procurera pas à la vérité une grand gloire, car

«Après autrui l’on trouve avec plus de bonheur,»

mais elle vous gravera si bien dans la tête les principes sur lesquels repose cet appareil, que, je l’espère du moins, vous ne pourrez plus les oublier.

Mesurer un poids, c’est (comme mesurer n’importe quelle autre quantité) comparer ce poids à un autre, préalablement choisi comme terme de comparaison, et que votre maître de calcul vous a appris à connaître, sous le nom d’unité de poids.

Mais, pour pouvoir comparer deux poids, c’est-à-dire deux forces, il faut placer ces deux forces dans les mêmes conditions, c’est-à-dire les faire agir à l’extrémité du même bras de levier. Il est clair en effet que si vous souleviez, votre amie Marthe et vous, le même fardeau, en vous servant de leviers différents, on ne pourrait pas conclure de cette épreuve que vos deux forces sont égales.

Il faut donc nous efforcer de faire agir successivement le poids de la sonnette et celui d’un certain nombre de poids unités (vous savez qu’on les appelle des grammes), à l’extrémité du même levier.

Et quand je dis successivement, je me trompe. Il importe peu en effet que ce soit successivement ou simultanément; simultanément sera même plus commode.

Perçons donc d’un trou en son milieu (fig. 12) (bien exactement au milieu) votre règle, que j’aperçois là sur la table; dans le trou, passons une pointe de Paris que nous planterons dans la porte, puis, à chaque extrémité suspendons, à droite notre sonnette, à gauche le nombre de grammes nécessaire pour que la règle se tienne horizontale. Il est clair que, la sonnette de bronze tendant à faire tourner la règle autour de la pointe de Paris dans un sens, pendant que les grammes tendent à la faire tourner en sens contraire, et le point d’appui, c’est-à-dire la pointe, étant juste au milieu, nous avons réalisé entre les deux poids la lutte comme nous l’avions organisée entre Marthe et vous, c’est-à-dire au bout du même levier. Si donc, pour rendre la règle horizontale, il a fallu suspendre à gauche, par exemple six poids d’un gramme, nous pouvons affirmer que la balle de plomb pèse autant que six grammes, ou, comme on dit, pèse six grammes.

Fig. 12.


Et, du même coup, nous avons construit un appareil primitif, élémentaire, grossier, mais qui rappelle néanmoins les balances que vous avez, chez les pharmaciens, vues certainement, mais peut-être insuffisamment regardées.

En voici une, ma chère enfant, regardez-la attentivement, et vous y reconnaîtrez toutes les pièces que je vais vous décrire.

D’abord, pour remplacer notre règle, une tige d’acier, bien plus propre que notre règle à faire fonction de levier; car notre règle en bois se tord, se voile à l’humidité ou à la chaleur, et il y aurait bien des chances pour que nos deux bras de levier, si égaux que nous fussions parvenus à les faire, en construisant notre balance, ne le fussent plus quelques heures après. La tige d’acier, au contraire, le fléau de la balance, comme on l’appelle, ferme, raide, rigide (c’est le mot consacré), nous donne pleine sécurité. Si les bras de levier sont faits égaux par le constructeur, ils resteront égaux, et la balance restera bonne.

Bonne, voilà pourtant un mot un peu aventuré, car il ne suffit pas que les deux bras soient égaux pour que la balance soit bonne. Puis, bonne est un mot bien vague!

Voyons! puisque nous nous sommes promis de découvrir, d’inventer la balance, comment parviendrons-nous à la construire de manière à pouvoir nous vanter d’avoir construit une bonne balance?

Dans la balance primitive, faite avec notre règle, nous avions percé la règle d’un trou, et, dans ce trou, planté une pointe de Paris, et il allait si bien de soi que la pointe devait jouer librement dans le trou, que je n’ai même pas pris la peine de vous le dire. Si en effet le trou avait été exactement de la dimension de la pointe, celle-ci aurait fixé la règle à la porte, sans qu’elle pût tourner à droite et à gauche, sous la pression des poids suspendus à ses deux bouts. Il n’y aurait plus eu lutte de deux poids aux extrémités d’un même levier, ou plutôt il n’y aurait plus eu de levier, par conséquent plus de balance.

Mais jouer librement est un mot vague: il y a toujours un frottement plus ou moins grand entre la règle et la pointe, et il est clair que, si nous voulons que le plus petit poids ajouté à l’une des extrémités du fléau, un bout de papier par exemple, rompe l’équilibre, ou, comme on dit, fasse trébucher la balance, il faut réduire presque à rien ce frottement. Ainsi nous aurons une balance sensible.

Aussi voyez! dans la vraie balance que je vous présente là, le fléau n’est pas percé d’un trou où s’engage une pointe, procédé primitif et qui ne serait susceptible d’aucune précision, mais repose sur son support par une lame en biseau, en couteau, par le couteau de la balance, et par conséquent s’incline à droite ou à gauche sous la pression du plus petit poids. C’est ainsi que le constructeur a pu être certain que sa balance serait sensible.

L’était-il dès lors que sa balance était bonne?

Je vous ai déjà dit que ce mot était vague. Et en effet, quelque sensible qu’elle fût, pourrions-nous appeler bonne une balance qui ne serait pas juste?

— Non sans doute, mais, juste, il est bien facile de constater qu’elle l’est. Si le fléau abandonné à lui-même, sans poids à ses extrémités, se tient horizontal, il faut bien que la balance soit juste!

— Pas nécessairement, et vous avez, ma chère enfant, parlé un peu trop vite. Vous n’avez pas réfléchi que le balancier doit réunir dans son appareil deux conditions qui, en pratique, sont plus difficiles à obtenir que vous ne le pensez. Il faut:

D’abord que le couteau soit au milieu du fléau; je dis exactement au milieu, pour que les deux bras du levier soient égaux.

Puis que les deux moitiés du fléau soient de même poids, je dis exactement de même poids, pour qu’on ne prenne pas pour un lutin de la pesanteur au service du corps que l’on veut peser, un lutin attaché en réalité au service du levier lui-même.

En fabriquant une balance radicalement et visiblement fausse (fig. 13), et remplissant cependant la condition qui vous semblait suffisante pour qu’elle fût juste, vous reconnaîtrez mieux combien vous vous trompiez tout à l’heure.

Voici cette balance, et j’ai suspendu librement aux deux bouts du fléau les plateaux, dont nous n’avons pas encore parlé, mais que vous connaissez bien, et dans lesquels on met d’un côté le corps à peser, de l’autre les poids marqués. Pour rendre votre erreur plus sensible, j’ai considérablement exagéré les défauts qui l’empêchent d’être juste, Voyez, le constructeur avait l’œil si peu exercé, que, tout en croyant mettre le couteau au milieu du fléau, il l’a mis beaucoup plus près de l’extrémité de droite, et en même temps la main si malhabile, qu’il a, sans s’en apercevoir, fait le bras de levier de droite beaucoup plus lourd que celui de gauche.

Fig. 13.


A vide, sa balance a son fléau horizontal; mais pourquoi? parce que le fléau de droite, plus lourd que celui de gauche, disposant, par contre, d’un bras de levier moins long, il y a compensation. Mais la balance en est-elle, pour cela, plus juste?

Évidemment non. Si je mets en effet un poids de 20 grammes dans chaque plateau, les 20 grammes de gauche agissant au bout d’un bras de levier plus long que celui des 20 grammes de droite, l’emporteront, et le fléau s’inclinera à gauche.

Vous voyez, ma chère enfant, que vous aviez parlé trop vite, et qu’il n’est pas aussi facile que vous le supposiez, de s’assurer de la justesse d’une balance. Il y faut, vous le voyez, deux opérations: il faut d’abord qu’à vide le fléau soit horizontal, puis que, les deux plateaux recevant le même poids, le fléau reste horizontal.

Et si vous essayez ces deux expériences sur les balances à bon marché, celles des épiciers ou des boulangers, vous reconnaîtrez bientôt qu’elles réussissent fort rarement. Des balanciers aussi maladroits que celui par qui nous avons supposé construite notre balance fantaisiste de tout à l’heure, on n’en voit pas beaucoup. Mais d’assez adroits pour construire des balances parfaites, les chimistes, qui payent ces balances 500, 1000, 2000 et jusqu’à 6000 francs, savent qu’il n’y en a guère.

Aussi ceux qui n’ont pas le moyen d’y mettre ces prix exorbitants, ont pris le parti de s’en passer, et vous allez voir qu’avec des balances fausses, ils ont trouvé le moyen de faire des pesées justes.

Il n’y a pas longtemps, car le physicien qui a imaginé ce procédé, Borda, est presque notre contemporain, puisqu’il n’est mort qu’en 1799.

Et pourtant ce procédé est si simple, qu’au lieu de vous l’expliquer, je vais vous le faire trouver vous-même.

Je suppose qu’en agissant successivement, Marthe et vous, au bout du même bras de levier, vous parveniez toutes deux à soulever une même pierre: avez-vous besoin de connaître la longueur du bras de levier et le poids qu’il vous permet de soulever, pour pouvoir affirmer que vous êtes, Marthe et vous, exactement de la même force?

Vous répondez non, sans hésiter. Quelle que soit en effet la longueur du levier, et quel que soit le poids, puisque c’est le même levier, et puisque ce même levier vous permet de soulever le même poids, il est bien évident que deux fillettes, qui, avec les mêmes moyens, produisent le même effet, sont de même force.

Eh bien! allez chercher la balance de fantaisie que nous a faite le maladroit constructeur de tout à l’heure. Dans le plateau de droite mettez cette pièce de 5 francs en argent, et dans l’autre versez doucement du sable jusqu’à ce que le fléau soit horizontal. Voilà qui est fait!

En ce moment, la pièce de 5 francs, au bout d’un bras de levier que nous ne connaissons pas, tient en équilibre un poids de sable que nous ne connaissons pas davantage. Ainsi tout à l’heure, à l’aide d’un levier de longueur inconnue, Marthe soulevait une pierre de poids inconnu.

Puis, sans rien déranger, vous avez pris la place de Marthe. Donnez de même, sans rien déranger, la place de la pièce de 5 francs à ces poids marques, qui, comme elle, équilibrent le poids du sable, et lisez-en la marque.

— 25 grammes!

— Concluez donc, ma chère enfant que 5 francs d’argent pèsent 25 grammes, avec autant de certitude que vous avez conclu tout à l’heure que Marthe et vous étiez de même force, et concluez-en du même coup, qu’on peut, par la méthode de la double pesée de Borda, faire avec une balance fausse, une pesée juste. C’est ce que j’avais promis de vous faire trouver.

Et maintenant, j’en aurais fini avec les balances, s’il ne me restait, sur un sujet si important, quelques détails intéressants à ajouter.

Je vous ai dit qu’une bonne balance doit être à la fois juste et sensible; mais il ne faut pas, coûte que coûte, et au même degré pour toutes les balances, rechercher ces deux qualités.

Juste, il est clair qu’une balance ne l’est jamais trop. Et cependant, l’extrême justesse ne s’obtenant qu’à condition d’élever considérablement le prix de la balance, il est clair qu’on peut fermer les yeux sur un léger défaut, même de justesse, quand la balance est destinée à peser des objets de peu de valeur, comme les balances des boulangers, des épiciers, etc.

Quant à la sensibilité, cette vertu des balances que le plus léger poids fait trébucher, elles la doivent, vous vous le rappelez, à la suspension du fléau par l’intermédiaire du couteau, et aussi à d’autres dispositions dont je me dispense de fatiguer l’attention d’une fillette de votre âge. Mais, cette vertu, il est, quelle qu’en soit l’origine, inutile qu’elles la possèdent toutes au même degré.

Et inutile n’est même pas assez dire.

En mécanique pratique, en effet, il est rare qu’une qualité donnée à une machine ne s’achète pas par quelque inconvénient, conséquence de cette qualité même. Il est fort agréable de se servir à table d’un couteau qui coupe bien, mais on risque de se couper les doigts; certaines serrures perfectionnées ne peuvent être crochetées par les vo. leurs: mais qu’un petit ressort d’acier qui les rend incrochetables vienne à se briser, et elles ne peuvent plus être ouvertes par la clef même de leur propriétaire.

De même, une balance très sensible demande, en raison même de sa sensibilité, un temps très long pour se mettre en équilibre; et dès lors, si les denrées que la balance est destinée à peser sont de peu de valeur, le temps que la pesée fait perdre vaut plus que le faible bénéfice qu’une précision exagérée peut procurer.

Fig. 14.


Les constructeurs de balances tiennent compte des conditions que ces appareils vont remplir. En tout cas, et pour abréger la durée des oscillations du fléau, et par suite celle de la pesée, ils fixent au fléau une languette (fig. 14), espèce d’aiguille qui oscille avec lui, et dont la pointe, se mouvant sur un cadran, permet, avant même que le fléau soit arrêté, de reconnaître si ce fléau penche plus d’un côté que de l’autre.

Cette languette sera la dernière particularité que je vous donnerai sur la balance. Là en effet, pas plus que dans tous les appareils que j’ai eu ou que j’aurai à vous décrire, les détails ne sont importants. Ce sont les principes qu’il faut comprendre, et le prochain entretien, sur la balance romaine, nous donnera l’occasion de revenir sur ces principes.

Promenade d'une fillette autour d'un laboratoire

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