Читать книгу Promenade d'une fillette autour d'un laboratoire - Paul Gouzy - Страница 11
ОглавлениеLA DIRECTION, LE POINT D’APPLICATION ET L’INTENSITÉ
Je vous avais, ma chère enfant, proposé un brin d’école buissonnière; mais nous l’avons faite si complète, que, du train de Meudon aux dangers du verglas, en passant par les inventeurs du mouvement perpétuel, j’ai peur que nous n’ayons un peu emmêlé le fil qui, comme le fil d’Ariane, devait nous servir à sortir du labyrinthe.
Faisons un moment de halte, et tâchons de nous reconnaître.
Nous cherchions à expliquer ce que c’est que la vitesse, et nous avions reconnu que c’est facile quand le mobile, pour emprunter aux savants leur langage, va toujours d’un pas égal, uniforme, ou, comme ils disent encore, quand il est animé d’un mouvement uniforme.
Dans ce cas, la vitesse, c’est l’espace parcouru dans l’unité de temps.
Nous avons vu aussi que ce mouvement uniforme est produit par une force instantanée, qui, après avoir lancé le mobile, l’abandonne à lui-même et à l’inertie; c’est le cas du cerceau lancé d’un bon coup de baguette, et dont vous ne vous occupez plus, après l’avoir lancé.
Mais quand, après l’avoir lancé, votre baguette continue à appuyer sur le cerceau et à le pousser en avant, il est clair qu’à chaque instant, à l’élan qu’il devait à la première poussée, et que l’inertie lui faisait conserver, une nouvelle poussée vient ajouter un nouvel élan, et faire varier sa vitesse. Le cerceau se trouve alors dans le cas du train que ce fou de mécanicien surchauffait jusqu’à lui faire prendre le mors aux dents, et nous voyons que si les forces instantanées produisent le mouvement uniforme, les forces continues sont causes de cette espèce de mouvement qui varie à-chaque instant, et que, pour cette raison, on appelle mouvement varié.
Quant à la vitesse du mouvement varié, l’accident arrivé au chauffeur à Meudon nous a permis de la mesurer une fois, et, si vous voulez bien réfléchir à cet accident, il vous sera facile de le reproduire ou de l’imaginer dans tous les mouvements variés, et par suite de mesurer la vitesse de tous les mouvements variés.
En quoi a consisté en effet l’accident du chauffeur? En tombant, il a arrêté l’entrée de la vapeur, et le train, abandonné à lui-même et à l’inertie, a continué de marcher, non plus cette fois d’un mouvement varié, mais d’un mouvement uniforme; non plus en augmentant à chaque instant sa vitesse, mais au contraire en conservant toujours la même vitesse et précisément celle qu’il avait à Meudon, c’est-à-dire précisément celle que nous désirions connaître.
De même, si, pendant que votre cerceau, poussé par la pression continue de votre baguette, et, par conséquent, accélérant à chaque instant sa vitesse, fuit devant vous sur une route bien unie, il vous prend fantaisie de savoir quelle est à un moment donné sa vitesse, qu’avez-vous à faire? Lâchez la baguette; laissez le cerceau courir tout seul et d’un mouvement uniforme pendant une seconde, et mesurez le chemin qu’il a fait dans cette seconde. Ce chemin sera la mesure de la vitesse que vous vouliez connaître.
Quel que soit le mouvement varié dont vous désiriez connaître la vitesse, opérez de même. Puisque ce qui produit le mouvement varié c’est une force, faites cesser l’action de la force: vous verrez aussitôt au mouvement varié succéder un mouvement uniforme, et c’est la vitesse de ce mouvement uniforme qui représentera celle du mouvement varié, au moment où la force qui le produisait a cessé d’agir.
Ouf! C’est moi, ma chère enfant, qui ne dois pas vous sembler varié, avec mes trains et mes cerceaux! Encore si je vous avais tout dit sur les forces!
Mais point, et je m’aperçois que j’ai oublié bien des choses.
J’en ai oublié au moins trois, et un petit conte va vous faire juger de leur importance.
Un jeune garçon, se promenant avec son précepteur, heurta une pierre et tomba sur le nez.
Quand le précepteur le ramena tout saignant: «Monsieur, lui dit le père, ne pouviez-vous, quand cet enfant a trébuché, le retenir? Il n’est pas si lourd, et une simple poussée y aurait suffi.»
Ce précepteur, né bourgeois de Falaise, n’avait pas d’initiative, mais il était docile, et il répondit poliment: «Monsieur, une autre fois je n’y manquerai pas.»
Lé lendemain, en passant au même endroit, l’enfant trébucha à la même pierre, et le voilà de nouveau les mains et aussi le nez en avant. Aussitôt mon gouverneur de Falaise, se souvenant qu’on lui a dit: «Pour le retenir une simple poussée aurait suffi,» arrive par derrière, et les deux mains dans le dos de son élève, le pousse en avant de toute sa force. Vous pensez bien qu’il n’en tomba que plus rudement.
Quand il le ramassa, encore plus saignant que la veille: «Monsieur, lui dit le père, vous n’auriez pas failli assommer mon fils, si vous aviez su ce que c’est que la direction d’une force. C’est d’avant en arrière, non d’arrière en avant, qu’il fallait diriger la vôtre pour empêcher mon fils de tomber en avant.»
J’ai dit que M. le précepteur, s’il manquait d’initiative, ne manquait pas de docilité. Aussi, se borna-t-il à répondre: «Monsieur, une autre fois je m’en souviendrai.»
Il s’en souvint en effet, car le jour suivant le jeune garçon ayant encore trébuché à la même pierre, il se précipita à son secours, bien résolu cette fois à le pousser d’avant en arrière, comme le père le lui avait recommandé.
C’est ce qu’il fit, mais il eut la malheureuse idée de le pousser avec la jambe au lieu de le pousser avec la main, et cette poussée s’exerçant à la hauteur des pieds du jeune homme, lui donna un si solide croc-en-jambe, qu’il serait tombé, quand même la pierre ne lui aurait pas déjà fait perdre l’équilibre.
Il ramena, tout penaud, l’enfant qui saignait de plus belle; mais le père lui dit d’un ton résigné :
«Monsieur, c’est ma faute; j’aurais dû vous avertir que dans une force il faut, outre sa direction, considérer son point d’application, c’est-à-dire le point où elle agit. C’est à la poitrine de mon fils, non à ses jambes, qu’il fallait mettre le point d’application de la vôtre. Ainsi vous l’auriez retenu.»
«Monsieur, dit humblement le précepteur, je ne l’oublierai pas.»
Le lendemain le précepteur conduisit de nouveau son élève à la promenade, et, quand ils arrivèrent à la pierre qui était une si terrible pierre d’achoppement, il se tint si bien sur ses gardes, que lorsque le jeune homme trébucha, il lui appliqua résolument ses deux larges mains sur la poitrine. Alors, répétant en lui-même la leçon du père, il poussa vigoureusement le jeune homme d’avant en arrière. Si vigoureusement, qu’hélas non seulement il l’empêcha de tomber en avant sur le nez, mais encore l’envoya tomber à la renverse sur la tête.
On le rapporta sans connaissance. Quand il eut repris ses sens:
«Monsieur, dit le père, j’avais oublié de vous dire qu’outre le point d’application et la direction, il faut encore, dans une force, avoir égard à l’intensité. Dieu soit loué, vous n’avez pas tout à fait tué mon fils, mais comme on ne peut savoir ce qui arriverait la prochaine fois, j’aurai le regret de me priver de vos services.»
Le précepteur s’inclina, et comme, cette fois, il connaissait des forces tout ce qu’il en faut connaître, je veux dire:
Le point d’application,
La direction,
Et l’intensité,
il alla ouvrir, à l’usage des bourgeois de Falaise, ses compatriotes, un cours de mécanique qui a, dit-on, beaucoup de succès.