Читать книгу Promenade d'une fillette autour d'un laboratoire - Paul Gouzy - Страница 15
LE CENTRE DE GRAVITÉ
ОглавлениеUn passant, en montant sur le trottoir, trébuche: il lève les bras, fait, plus vite qu’il ne veut, quelques pas en avant, et finalement s’étend tout de son long. Il se trouvera certainement auprès de lui quelqu’un pour dire: «Le pauvre homme a perdu son centre de gravité.»
Ou bien si, au contraire, après avoir été tout près de tomber, le passant réussit à se remettre sur ses jambes: «Il a retrouvé, dira l’autre, son centre de gravité.»
Et dans les Femmes savantes, quand le valet, Lépine, se laisse tomber, cette sotte de Bélise se hâte de lui expliquer pourquoi il est tombé :
De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes?
Et qu’elle vient d’avoir, du point fixe, écarté
Ce que nous appelons centre cle gravité ?
Qu’est-ce donc que ce centre de gravité qu’on perd, qu’on retrouve. qu’on écarte du point fixe? Ceux qui le perdent, le retrouvent ou l’écartent seraient bien embarrassés de le dire. Je tâcherai de vous rendre là-dessus un peu plus savante que Bélise.
Mais il faut d’abord que nous fassions avec la pesanteur plus ample connaissance.
La pesanteur est une espèce de fée, qui commande à une armée innombrable de petits lutins, dont le plaisir est de tirer les corps vers la terre, comme dans certaines fresques naïves des vieilles églises, on voit un diablotin moqueur se suspendre à la queue du compagnon de saint Antoine.
Chaque molécule, chaque atome a son lutin qui, par un fil invisible, jour et nuit, constamment, sans trêve ni repos, tire, tire, s’en donnant à cœur joie, comme s’il ne devait être heureux qu’après avoir fait tomber sa molécule ou son atome.
Ces lutins, fort amis entre eux, s’associent pour entraîner les corps vers la terre; autant un corps compte de points (et qui pourrait les compter?), autant il a à ses trousses de lutins acharnés à sa chute.
Ne croyez pas, si vous posez le corps sur un support solide, que les lutins suspendent pour cela leur action; non: leurs fils imperceptibles passent à travers le support, qui, alors, se trouve tiré non seulement par les lutins attachés à ses propres molécules, mais encore par ceux qui s’acharnent sur le corps à qui il prête asile.
N’espérez pas non plus prendre jamais leur vigilance en défaut: Voici six cents ans que cette voûte a été bâtie. L’architecte en a si bien taillé la clef, que, depuis six cents ans, elle a défié tous les efforts des petits lutins qui la tirent. Mais le temps a rongé ses bords, le ciment s’est détaché peu à peu, et un beau jour la voûte, qu’on croyait éternelle, s’écroule avec fracas sous l’effort des invisibles et patients ministres de la pesanteur.
Enfin il importe peu à ces malins petits trilbys que les molécules qu’ils tirent soient ou non aglomérées pour faire un corps. Brisez le corps; quel que soit le nombre des fragments, écrasez-le; quelque impalpable qu’en soit la poussière, tous ces fragments, tous ces grains de poussière, abandonnés à eux-mêmes, tomberont comme tombe le corps tout entier.
Remarquez bien, ma chère enfant, que ce n’est pas un conte que je vous fais là. Il est vrai que je n’ai jamais vu ni les lutins ni leurs ficelles; mais j’ai vu, et vous aussi, les corps se conduire, sous l’influence de la pesanteur, exactement comme ils se conduiraient si un fil invisible tirait vers la terre chacune de leurs molécules, et je ne fais, en vous présentant les lutins de la pesanteur, que remonter des effets aux causes.
Et maintenant, souvenez-vous que plusieurs forces parallèles qui agissent dans le même sens peuvent toujours être remplacées par une seule force égale à leur somme et qui est leur résultante; que si une cinquantaine d’enfants, ayant, de distance en distance, attaché à une longue poutre leurs cinquante cordes à sauter, marchent bien alignés en traînant la poutre, je peux remplacer les cinquante cordes par un bon câble, les cinquante enfants par un bon cheval, et que la poutre continuera à avancer, sans s’apercevoir qu’on a changé l’attelage.
De même il ne vous faudra pas beaucoup d’imagination pour supprimer par la pensée les milliers de lutins qui tirent cette règle carrée et l’appuient sur la table, et pour les remplacer par un lutin unique aussi fort à lui seul que les mille ensemble, et qui, par conséquent, fait exercer par la règle sur la table la même pression.
Cette pression que la règle exerce sur la table, et qui est la résultante des actions de la pesanteur sur tous ses points, c’est ce qu’on appelle le poids de la règle.
— Et le centre de gravité, dont vous m’aviez promis de vous parler, dans tout cela que devient-il?
— Un peu de patience, ma chère enfant, nous y arrivons.
Quand M. le précepteur qui accommodait si mal le nez de son élève est allé montrer la mécanique à ses compatriotes, les bourgeois de Falaise, il leur a enseigné (et il était payé pour le savoir) que dans toute force il faut considérer sa direction, son intensité et son point d’application.
Or le poids d’un corps, c’est une force; la direction de cette force, nous la connaissons: c’est la verticale. Son intensité, puisque cette force est celle du gros lutin qui tire à lui seul comme les mille petits dont chacun se suspend à une molécule, c’est la somme des actions de la pesanteur sur tous les points du corps. Mais son point d’application, comment parviendrons-nous à le trouver?
Nous allons, si vous le voulez bien, essayer ensemble.
Et d’abord, je n’ai pas sans doute besoin de vous faire observer qu’une force ne peut être détruite que par une force ou par une résistance directement opposée. Si votre amie Marthe veut ouvrir la porte et si vous voulez l’en empêcher, ce n’est pas en poussant le mur à côté de la porte, c’est en poussant la porte elle-même que vous y parviendrez; si, quand vous croyez mettre le pied sur la trappe qui ferme ordinairement le trou de la cave, cette trappe se trouvait ouverte, vous iriez apprendre à vos dépens au fond de la cave le danger de ne pas détruire une force, votre poids, par une résistance directement opposée.
Maintenant il ne nous sera pas difficile de trouver le point d’application du poids de la règle.
Placez la règle devant vous sur la table, parallèlement à la ligne de vos yeux. — Voilà qui est fait. — Mettez maintenant votre doigt sous la règle, vers l’extrémité de droite, et essayez de la soutenir ainsi en l’air. Impossible; la règle s’incline à gauche, son extrémité gauche reste sur la table, et seule l’extrémité droite s’élève.
Mais glissez peu à peu votre doigt de droite à gauche; voyez! à mesure que vous approchez du milieu, la règle tend moins énergiquement à s’incliner à gauche. Vous voilà au milieu, et la règle se tient horizontalement en équilibre sur votre doigt.
Que se passe-t-il en ce moment?
Vous rappelez-vous la poutre que les petits garçons traînaient par des cordes attachées à des crochets plantés de mètre en mètre? quand nous avons voulu l’arrêter au moyen d’une seule corde, nous avons attaché cette corde au milieu. Nous aurions pu l’arrêter aussi en élevant juste vis-à-vis le milieu de la poutre un obstacle infranchissable, un piquet, par exemple.
Eh bien, les mille lutins de la pesanteur qui tirent votre règle, ce sont les garçonnets qui tiraient la poutre. L’obstacle, le piquet, c’est votre doigt qui en joue le rôle; et, de même que le piquet ne pouvait arrêter la poutre qu’en détruisant la résultante des actions que tous les garçons exerçaient sur elle par le moyen des cordes, de même votre doigt ne peut tenir la règle en équilibre qu’en détruisant la résultante des actions que les mille lutins de la pesanteur exercent sur la règle.
Votre doigt est donc directement au-dessous du point d’application de cette résultante, c’est-à-dire du poids.
Eh bien! ce point d’application du poids, savez-vous comment on l’appelle?
C’est, comme dit Bélise,
Ce que nous appelons centre de gravité.
Mot très bien fait, car, des deux dont il se compose, le mot centre convient à merveille au point où, pour ainsi dire, se concentrent toutes les forces de la pesanteur, et quant au mot gravité, il est précisément synonyme du mot pesanteur.
Il est évident que chaque corps a un centre de gravité, puisque les actions des mille lutins qui tirent ses molécules ont une résultante, et cette résultante un point d’application. Mais le centre de gravité n’est pas toujours aussi facile à trouver que dans le cas de la règle.
De le chercher, c’est, ma chère enfant, affaire, non à nous, mais aux géomètres.
Toutefois, le centre de gravité joue un trop grand rôle dans une foule d’exercices qui vous sont familiers, pour que nous ne restions pas quelques instants de plus en sa compagnie, ne fût-ce que pour savoir de lui si on peut le perdre et le retrouver.
N’oublions pas que la grosse corde qui remplace les mille fils de la pesanteur et passe par le centre de gravité, le poids, tire à elle seule le corps comme tous les fils ensemble; que, par conséquent, pour que le corps reste en équilibre, il faut que la résistance d’un support vienne détruire l’effet de ce poids, c’est-à-dire soutenir le centre de gravité, et cette réflexion nous rendra faciles à comprendre une foule de phénomènes, depuis les plus simples, dont nous sommes tous les jours témoins, jusqu’à ceux qui constituent les tours de force des gymnasiarques.
Voici un livre bien posé à plat sur la table. Il ne court pas risque de tomber, car la table empêche les mille fils des lutins de produire leur effet et arrête l’action du poids.
Poussez maintenant le livre au bord de la table et faites-le déborder. Le livre tient d’abord: c’est que le centre de gravité est encore au-dessus de la table, et le poids est détruit par elle. Mais poussez-le plus loin. Voici que le centre de gravité approche du bord. Il y arrive; la corde que le gros lutin y a attachée pend déjà en dehors de la table. Voyez comme il la tire! le livre bascule autour du bord comme la cloche que tire le carillonneur autour de ses tourillons; hâtez-vous de le soutenir, car il va tomber! — il tombe! — Trop tard! il est tombé.
Quand cette pédante de Bélise attribuait la chute de Lépine à ce qu’il avait
Du point fixe écarté
Ce que nous appelons centre de gravité,
elle avait une vague idée du phénomène; mais, comme tous les pédants, elle remplaçait par de grands mots techniques, où elle ne comprenait rien, des idées fort simples que vous devez maintenant comprendre à merveille.
Au moment où le livre a chaviré tout à l’heure, son centre de gravité n’a, été écarté d’aucun point fixe. Non, mais le poids, qui se concentrait en ce centre de gravité, ne trouvant plus de support sous lui, le livre est tombé comme tombe l’homme qui, portant tout son poids sur le pied droit, pose ce pied dans le vide d’une cave, au lieu de le poser sur le plancher de la trappe.
Pour supporter, pour soutenir un poids, il faut un point d’appui solide, une base; une base qui, de ce qu’elle soutient, prend le nom de base de sustentation. C’est au-dessus de cette base de sustentation, je dis verticalement au-dessus, que doit rester le centre de gravité pour que le corps ne tombe pas; et nous voici arrivés aux expressions mêmes des géomètres, car ils disent que, pour qu’un corps pesant soit en équilibre, il faut que la verticale de son centre de gravité rencontre la base de sustentation.
Que de choses obscures vont devenir claires pour vous, maintenant! Voyez-vous ce saltimbanque qui, sur son menton, porte une échelle au haut de laquelle une fillette de votre âge, debout, sans s’appuyer à rien, envoie des baisers aux spectateurs? Rien n’est plus facile..., je ne dis pas à faire, et je ne vous conseillerais pas d’essayer; mais rien n’est plus facile à expliquer. La fillette aux baisers est assez adroite pour que la verticale de son centre de gravité rencontre toujours son étroite base de sustentation, le barreau de l’échelle où elle appuie ses pieds, et le saltimbanque est assez adroit pour maintenir toujours son menton juste au-dessous du centre de gravité de ce corps complexe, qui se compose de la fillette et de l’échelle.
Voici, réunis dans une même baraque, trois acrobates qui doivent être terriblement forts sur le centre de gravité, car la base de sustentation au-dessus de laquelle leur centre de gravité évolue est singulièrement étroite.
Pour l’un, c’est la corde, de quelques centimètres de large, sur laquelle il se promène dans les airs. Pour le second, l’étroite roue d’un vélocipède. Pour le dernier, enfin, la ligne qui réunit les deux pieds de ses minces échasses.
Comment font ces gens-là, bon Dieu, pour ne pas se casser le cou?
Tous les trois emploient la même méthode. Pour tous les trois, la base de sustentation est si étroite, qu’en vérité, quelle que soit leur adresse, il leur serait impossible de maintenir toujours exactement au-dessus leur centre de gravité. Alors, ils ont pris le parti de le faire osciller à droite et à gauche de cette base de sustentation. Dès que le vélocipédiste sent que son centre de gravité, ayant passé à gauche du sillon que trace la roue dans la poussière, menace de l’entraîner lui-même et de le faire tomber à gauche, un léger mouvement du corps à droite ramène du même côté son centre de gravité, qui, tendant alors à le faire tomber à droite, le sauve de la chute qui le menaçait à gauche.
L’homme aux échasses fait de même. Quant au danseur de corde, comme aux difficultés qu’il partage avec ses deux camarades se joint pour lui celle de marcher sur un pont singulièrement mobile, les mouvements de corps qui ramènent au-dessus de la base le centre de gravité du vélocipédiste et de l’homme aux échasses pourraient ne pas suffire à ramener le sien, un peu trop écarté ; aussi voyez-vous tous les danseurs de corde s’aider d’un balancier. Ce long bâton, qu’ils tiennent des deux mains, aide au déplacement rapide de leur centre de gravité. Quand celui-ci, par suite de quelque faux mouvement, menace de quitter sans esprit de retour la verticale de la base de sustentation, un brusque déplacement du balancier dans le sens opposé, en augmentant considérablement le poids de ce côté, ramène au bercail le fugitif, et à l’équilibre le danseur de corde.
Et maintenant, ma chère enfant, je crois inutile de multiplier davantage les exemples, car je suis persuadé que vous serez capable, avec un peu de réflexion, d’expliquer vous-même tous les tours d’adresse et d’équilibre que vous pourrez voir désormais dans les gymnases ou dans les cirques. Mais je ne peux pas quitter la question de l’équilibre sans vous expliquer trois mots qui sont passés du langage de la science dans celui des gens du monde, ce qui ne veut pas dire que les gens du monde les emploient toujours fort à propos.
Vous avez, je crois, dans vos jouets, un de ces mandarins chinois en carton-pâte, sans jambes, et dont le buste de cul-de-jatte est arrondi par le bas, comme si l’on y avait appliqué une demi-boule. Quand on le pose sur cette demi-boule, il se tient debout; si on le couche sur le dos ou sur le ventre, il se relève: il a horreur de la position horizontale.
Posez-le là, par terre. A côté, je vais essayer de faire tenir debout les pincettes. C’est difficile, mais avec de la patience, et pourvu que les deux cercles qui en terminent les branches soient un peu aplatis par l’usage, j’en viendrai à bout. Les y voilà. Enfin, je place à côté votre boule de jeu de quilles.
Fig. 4.
Fig. 5.
Voilà donc trois corps pesants en équilibre (fig. 3, 4 et 5). Mais quelle différence de stabilité ! Le mandarin tient si fort à sa position d’équilibre, que j’ai beau l’en écarter, l’incliner à gauche, à droite, en avant, en arrière, toujours il y revient. Ce n’est pas surprenant; on a fixé au fond, dans la partie arrondie, une balle de plomb, et comme le reste du mandarin est en carton et ne pèse presque rien, le centre de gravité du tout est dans la balle de plomb, c’est-à-dire au plus bas. Comment la verticale de ce centre de gravité cesserait-elle de passer par la base de sustentation, quand le centre de gravité s’y trouve lui-même? Aussi, impossible de renverser le bonhomme: il se relève toujours.
C’est bien différent avec les pincettes. Là, le poids est tout en haut, dans la partie qu’on tient à la main quand on tisonne, et par conséquent le centre de gravité est aussi en haut. Tant qu’il est juste au-dessus de la mince ligne qui joint les deux points d’appui, les pincettes tiennent, mais si peu! Soufflez dessus: le centre de gravité se déplace. Adieu l’équilibre, voilà les pincettes par terre.
Quant à la boule de quilles, son centre de gravité est au centre de la boule, et par conséquent toujours au-dessus du point qui touche à terre. Aussi vous pouvez la déplacer comme il vous plaira, peu lui importe. Elle n’en restera pas moins en équilibre, indifférente à la position qu’il vous plaira de lui donner.
Le premier équilibre, celui du mandarin chinois, qui, écarté de sa position d’équilibre, y revient sans cesse, s’appelle naturellement équilibre stable.
Le second, celui des pincettes, qui, à peine écartées de leur position d’équilibre, le perdent pour jamais, s’appelle pour cette raison équilibre instable.
Enfin, celui de la boule, dont vous avez constaté l’indifférence à prendre telle ou telle position plutôt que telle ou telle autre, s’appelle équilibre indifférent.
C’est l’équilibre stable que les architectes doivent donner à toutes leurs constructions. C’est pour cela que les murs sont plus épais au rez-de-chaussée qu’aux étages supérieurs, afin que le centre de gravité soit le plus bas possible. Et vous rappelez-vous, avant-hier, votre étonnement quand vous avez trouvé répandus par terre, et quelques-uns abîmés, ces livres que vous aviez empilés sur votre table? Vous accusiez le chat; il ne fallait accuser que vous-même, qui, ayant mis les gros livres sur les petits, au lieu de mettre les petits sur les gros, aviez élevé le centre de gravité de la pile assez haut pour en rendre l’équilibre instable. Le moindre déplacement, le vent d’une porte, que sais-je, a légèrement écarté la pile de sa position d’équilibre, et patatras! vous savez le reste.