Читать книгу Japoneries d'automne - Pierre Loti - Страница 12
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Dans Kioto la ville sainte, l’étonnement des étonnements, pour moi c’est le temple des Trente-trois Coudéesou Temple des Mille Dieux, conçu il y a huit siècles par je ne sais plus quel mystique en délire, qui avait entre les mains de prodigieux moyens d’exécution. Celui-là ne ressemble à aucun autre: ni autels, ni brûle-parfums, ni enceintes sacrées; dix étages de gradins de deux ou trois cents mètres de long, quelque chose comme une gigantesque tribune de courses sur laquelle une légion de dieux sortis de tous les sanctuaires, de tous les empyrées, seraient venus se ranger pour assister à quelque spectacle apocalyptique, à quelque écroulement de mondes.
Au centre, dans la loge d’honneur, sur une fleur de lotus d’or épanouie, large comme la base d’une tour, trône un colossal Bouddha d’or, en avant d’un nimbe d’or qui se déploie derrière lui comme la queue étalée d’un paon monstrueux. Il est entouré, gardé, par une vingtaine d’épouvantails ayant la forme humaine agrandie et paraissant tenir à la fois du diable et du cadavre. Quand on entre par la porte centrale, qui est basse et sournoise, on recule en voyant, presque devant soi, ces personnages de cauchemar. Ils occupent tous les gradins inférieurs de la loge; ils descendent menaçants jusqu’en bas.
Ils lèvent les bras, ils font des gestes de fureur avec des mains crispées; ils grincent des dents, ils ouvrent des bouches sans lèvres, roulent des yeux sans paupières, avec une expression intense et horrible. Leurs veines et leurs nerfs, mis à nu, courent sur leurs membres qui sont dessinés avec une vérité anatomique frappante. Ils sont peints en rouge saignant, en bleuâtre, en verdâtre, comme des écorchés ou des morts, en toutes les teintes de la chair au vif ou de la pourriture. Vers l’an1000de notre ère, alors que nous en étions, nous, aux saints naïfs des églises romanes, le Japon avait déjà des artistes capables d’enfanter ces hideurs raffinées et savantes.
De chaque côté de cette grande loge centrale, s’étendent les gradins des mille dieux, cinq cents à droite, cinq cents à gauche, debout et alignés, étagés sur dix rangs et occupant autant d’espace qu’un corps d’armée. Tous pareils, dans une symétrie interminable; de taille surhumaine, étincelants d’or de la tête aux pieds, et ayant chacun quarante bras. De toutes les hautes coiffures entourées d’auréoles, s’élancent les mêmes rayons d’or; les mêmes vêtements d’or serrent étroitetement tous les reins avec une rigidité égyptienne. Chacun d’eux sourit doucement du même mystérieux sourire, et tient six ou huit de ses mains jointes dans l’attitude calme de la prière, tandis que ses autres paires de bras, déployées en éventail, brandissent en l’air des lances, des flèches, des tètes de morts, des symboles inconnus.
Dans la pénombre de leur demeure, ils sourient, les dieux, regardant tous du même côté, au fond des régions qui n’existent pas, attendant toujours, avec la patience des éternels, ce prodigieux spectacle pour lequel ils se sont sans doute rassemblés. Leur armée immobile resplendit tranquillement jusque dans les lointains du temple, toute hérissée de piques, de rayons et de nimbes d’or.
Et à la fin, c’est une fatigue et une obsession dépenser que ces attentes, ces sourires, l’éclat de cette magnificence dorée,–et les gesticulements forcenés des autres, les horribles du milieu,– tout cela dure depuis des heures, depuis des jours, depuis des saisons, des années et des siècles, depuis l’an mil!
Derrière le temple, un long enclos est consacré, de temps immémorial, au tir à l’arc. Aujourd’hui encore, quelques hommes sont là, bras nus, s’exerçant à cet art noble des anciens seigneurs. Ils lancent leurs flèches sur des buts très éloignés, qui sont des écrans blancs; c’est comme une scène du passé.
Kalakawa me fait remarquer ces massives boiseries du temple où sont restés piqués des milliers de tronçons de flèches; les grosses solives débordant de la toiture servaient de but aux seigneurs passés; quelques-unes sont tellement criblées de ces tronçons blanchâtres, amoncelés là depuis des siècles, que ce n’est plus vraisemblable: on croirait voir en l’air des porcs-épics, sortant de dessous la charpente en manière de gargouilles.