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CHAPITRE XXVI.
ОглавлениеLES Desseins dont on veut parler icy sont les pensées que les Peintres éxpriment ordinairement sur du papier pour l’exécution d’un Ouvrage qu’ils méditent. On doit encore mettre au nombre des Desseins les Etudes des grans Maîtres, c’est-à-dire, les Parties qu’ils ont dessinées d’aprés Nature; comme des têtes, des mains, des pieds, &des Figures entiéres: des Draperies, des Animaux, des Arbres, des Plantes, des Fleurs;&enfin tout ce qui peut entrer dans la Composition d’un Tableau. Car, soit que l’on considére un bon Dessein, par rapport au Tableau dont il est l’Idée, ou par rapport à quelque Partie dont il est l’Etude, il mérite toûjours l’attention des Curieux.
Quoy que la connoissance des Desseins ne soit pas si estimables ni si étenduë que celle des Tableaux, elle ne laisse pas d’être délicate&piquante, à cause que leur grand nombre donne plus d’occasion à ceux qui les aiment, d’éxercer leur critique,&que l’Ouvrage qui s’y rencontre est tout esprit; les Desseins marquent davantage le caractére du Maître,&font voir si son Génie est vif ou pesant; si ses pensées sont élevées ou communes;&enfin s’il a une bonne habitude&un bon Goût de toutes les parties qui peuvent s’éxprimer sur le papier. Le Peintre qui veut finir un Tableau, tâche de sortir, pour ainsi dire, de luy-même, afin de s’attirer les loüanges qu’on donne aux parties dont il sent bien qu’il est dépourvû: mais en faisant un Dessein, il s’abandonne à son Génie,&se fait voir tel qu’il est. C’est pour cette raison que dans les Cabinets des Grans, on y voit non feulement des Tableaux, mais que l’on y conserve encore les Desseins des bons Maîtres.
Cependant il y a peu de Curieux de Desseins,&parmi ces Curieux, s’il y en a qui connoissent les manières, il y en a bien peu qui en connoissent le fin. Les Demi-Connoisseurs n’ont point de passion pour cette curiosité, parce que ne pénétrant pas encore assez avant dans l’esprit des Dessins, ils n’en peuvent goûter tout le plaisir,&font plus sensibles à celuy que donnent les Estampes qui ont été gravées avec soin d’aprés les bons Tableaux; cela peut venir aussi par la crainte d’être trompez,&de prendre, comme il arrive assez souvent, des Copies pour des Originaux, faute d’éxpérience.
Il y a trois choses en général à remarquer dans les Desseins: la Sience, l’Esprit,&la Liberté. Par la Sience, j’entens une bonne Composition, un Dessein correct&de bon Goût, avec une loüable intelligence du Clair-obscur: sous le terme d’Esprit, je comprens, L’éxpression vive &naturelle du sujet en général,&des objets en particulier: &la Liberté, n’est autre chose qu’une habitude que la main a contractée pour éxprimer promtement&hardiment l’Idée que le Peintre a dans l’esprit:& selon qu’il y entre de ces trois choses dans un Dessein, il en est plus ou moins estimable.
Quoy que les Desseins libres portent ordinairement beaucoup d’Esprit avec eux, tous les Desseins librement faits ne sont pas pour cela spirituellement touchez;&si les Desseins savans n’ont pas toûjours de la Liberté, il s’y rencontre ordinairement de l’Esprit.
Je pourrois nommer icy quantité de Peintres, dont les Desseins ont beaucoup de Liberté sans aucun Esprit, où dont la main hardie ne produit que des éxpressions vagues. J’en pourrois nommer aussi de fort habiles, dont les Desseins paroissent estantez, quoy que savans&spirituels; parce que leur main étoit retenuë par leur jugement, & qu’ils se sont attachez préférablement à toutes choses, à la justesse de leurs contours,&à l’éxpression de leur sujet. Mais je croy qu’il est mieux de ne nommer personne,&d’en laisser le jugement aux autres.
On peut dire à la loüange de la Liberté, qu’elle est si agréable, qu’elle couvre souvent,&fait éxcuser beaucoup de défauts, lesquels on attribuë plutôt à une impétuosité de veine, qu’à l’insuffisance. Mais il faut dire aussi que la Liberté de main ne paroît presque plus Liberté, quand elle est renfermée dans les bornes d’une grande régularité, encore qu’elle y soit effectivement. C’est ainsi que dans les Desseins de Raphaël les plus arrêtez, il y a une Liberté délicate qui n’est bien sensible qu’aux yeux savans.
Enfin il y a des Desseins où il se rencontre peu de correction, qui ne laissent pas d’avoir leur mérite; parce qu’il y a beaucoup d’Esprit&de Caractére. On peut mettre sous cette espéce les Desseins de Guillaume Baur, ceux de Rembrant, ceux du Bénédétte,&de quelques autres.
Les Desseins touchez&peu finis ont plus d’Esprit,&plaisent beaucoup davantage que s’ils étoient plus achevez, pourvû qu’ils ayent un bon Caractére, &qu’ils mettent l’Idée du Spéctateur dans un bon chemin: la raison en est que l’imagination y supplée toutes les parties qui y manquent, ou qui n’y sont pas terminées,&que chacun les voit selon son Goût. Les Desseins des Maîtres qui ont plus de Génie que de Sience, donnent souvent occasion de faire l’éxpérience de cette vérité. Mais les Desseins des Excellens Maîtres, qui joignent la Solidité à un beau Génie, ne perdent rien pour être finis; aussi doit-on estimer les Desseins à mesure qu’ils sont terminez, supposé que les autres choses y soient également.
Quoy que l’on doive préférer les Desseins dans lesquels il se trouve plus de parties, l’on ne doit pas rejetter pour cela ceux où il ne s’en rencontreroit qu’une seule, pourvû qu’elle y soit d’une maniére à faire voir quelque Principe, ou qu’elle porte avec soy une singularité spirituelle, qui plaise, ou qui instruise.
On ne doit pas non plus rejetter ceux qui ne sont qu’ésquissez,&où l’on ne voit qu’une tres-légére Idée,&comme l’essay de l’imagination: parce qu’il est curieux de voir de quelle maniére les habiles Peintres ont conçû d’abord leurs pensées avant que de les digérer,& que les ésquisses font encore connoître de quelle touche les grans Maîtres se servoient pour caractériser les choses avec peu de trais. Ainsi pour satisfaire pleinement à la curiosité, il seroit bon d’avoir d’un même Maître des Desseins de toutes les façons; c’est-à-dire, non seulement de sa prémiére, seconde& derniére maniére, mais encore des ésquisses tres-légers, aussi-bien que des Desseins tres-finis. J’avouë cependant que les Curieux, purement spéculatifs, n’y trouveront pas si-bien leur comte que ceux, qui, ayant aussi de la pratique manuelle, sont plus capables de goûter cette curiosité.
Il y a une chose, qui est le Sel des Desseins,&sans laquelle je n’en ferois que peu ou point du tout de cas,&je ne puis la mieux éxprimer que par le mot de Caractére. Ce Caractére donc consiste dans la maniére dont le Peintre pense les choses, c’est le Cachet qui le distingue des autres,&qu’il imprime sur ses Ouvrages comme la vive image de son Esprit. C’est ce Caractére qui remuë nôtre imagination;&c’est par luy que les habiles Peintres, après avoir étudié sous la Discipline de leurs Maîtres, ou d’aprés les Ouvrages des autres, se sentent forcez par une douce violence à donner l’effort à leur Génie, &à voler de leurs propres aîles.
J’excluë donc du nombre des bons Desseins ceux qui sont insipides,&j’en trouve de trois sortes. Prémiérement ceux des Peintres, qui, bien qu’ils produissent de grandes Compositions,& qu’ils ayent de l’éxactitude&de la correction, répandent néanmoins dans leurs Ouvrages une froideur qui transit ceux qui les regardent. Secondement, les Desseins des Peintres, qui ayant plus de mémoire que de Génie, ne travaillent que par la reminiscence des Ouvrages qu’ils ont vûs, ou qui se servent avec trop peu d’industrie,&trop de servitude de ceux qu’ils ont présens. Et troisiémement, ceux des Peintres qui s’attachent à la maniére de leurs Maîtres sans en sortir, ni sans l’enrichir.
La connoissance des Desseins, comme celle des Tableaux, consiste en deux choses; à découvrir le nom du Maître, & la bonté du Dessein.
Pour connoître si un Dessein est d’un tel Maître, il faut en avoir vû beaucoup d’autres de la même main avec attention,&avoir dans l’Esprit une Idée juste du Caractére de son Génie,&du Caractére de sa Pratique. La connoissance du Caractére du Génie demande une grande étenduë,&une grande netteté d’Esprit pour retenir les Idées sans les confondre;&la connoissance du Caractére de la Pratique dépend plus d’une grande habitude, que d’une grande capacité:&c’est pour cela que les plus habiles Peintres ne sont pas toûjours ceux qui décident avec plus de justesse en cette matiére. Mais pour connoître si un Dessein est beau,&s’il est Original ou Copie, il faut avec le grand usage beaucuup de délicatesse&de pé nétration; je ne croy pas même qu’on le puisse faire sans avoir outre cela quelque Pratique manuelle du Dessein, encore peut-on s’y laisser surprendre.
Il me paroît qu’il est aisé d’inférer de tout ce que l’on vient de lire, que la comparaison des Ouvrages de Peinture avec l’Idée que l’on a établie du Peintre parfait, est le meilleur moyen pour bien connoître le degré d’estime qui leur est dû; mais comme on n’a pas ordinairement un assez grand nombre de Tableaux en sa disposition, ni de Desseins assez finis pour éxercer sa critique,&pour s’aquérir en peu de tems une habitude de bien juger, les bonnes Estampes pourront tenir lieu de Tableaux; car à la réserve de la Couleur Locale, elles sont suscéptibles de toutes les parties de la Peinture. Et outre qu’elles abrégeront le tems, elles sont tres-propres à remplir l’Esprit d’une infinité de connoissances. Le Lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver icy ce qui m’a paru sur cette matiére.