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III

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Table des matières

Cette attitude de la papauté causa en Europe de très-vives et très-diverses impressions. Charles-Albert, roi de Sardaigne, écrivait à Pie IX pour le féliciter; le prince de Joinville venait le visiter et le complimenter au nom de son père, le roi Louis-Philippe. L’empereur de Russie envoyait à la Cour de Rome deux diplomates: le comte Blondoff et le conseiller d’État Hube, polonais catholique, pour aplanir les difficultés qui subsistaient entre Rome et Saint-Pétersbourg.

En revanche, on n’était pas émerveillé à Vienne. Les actes de Pie IX y étaient violemment attaqués; le roi de Naples boudait et une feuille dirigée par son confesseur ne ménageait guère le Pape.

C’est à cette époque que commencèrent à courir les bruits de complots, de tentatives d’empoisonnement contre Pie IX; leur double effet était d’exaspérer le peuple et d’alarmer le pontife.

Le cardinal Gizzi n’était plus à la hauteur du libéralisme pontifical; il fut remplacé par le cardinal Ferretti, parent du Pape, homme ferme dont les idées étaient très-avancées. Ce fut lui qui déjoua la conspiration dont le cabinet de Vienne et le cardinal Lambruschini avaient préparé les éléments. Il destitua M. Grasselini, gouverneur de Rome, et ne lui donna que vingt-quatre heures pour quitter Rome. Grassellini n’attendit pas l’expiration de ce délai et partit pour Naples.

Dans ce temps là, comme aujourd’hui, les évoques de France ordonnaient des prières pour le pape, mais dans un tout autre esprit. Ainsi le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, priait Dieu pour que «le grand Pontife ne se laissât pas arrêter, dans la voie qu’il parcourait si glorieusement, par les intrigues de ceux qui regrettent les abus.»

Les députés désignés par le Pape, sur la proposition des autorités provinciales, s’assemblèrent à Rome le 5 novembre. C’était comme un travestissement: le gouvernement Romain déguisé en gouvernement constitutionnel! Ajoutons que, par un motu proprio organique, la responsabilité des ministres et celle de leurs agents avaient été décrétées en principe. Rome avait aussi un semblant de garde nationale. Jugez de la joie de ce peuple depuis si longtemps opprimé. — C’était Lazare sortant du tombeau. — Aussi, lorsque le 1er janvier 1848 le pape parut au balcon, les cris de: vive Pie IX, à bas les Jésuites! Mort aux rétrogrades! furent si violents, si tumultueux, si enthousiastes, que le Pape, dont l’extrême sensibilité se manifeste à tout propos par des larmes, pleura, puis s’évanouit.

La cour de Vienne paraissait beaucoup plus inquiète quelle ne l’était réellement. Elle tenait Pie IX comme le pêcheur qui a lancé et planté son harpon tient la baleine; il est bien sur qu’un moment viendra où, épuisée, elle s’arrêtera et où il la ramènera à lui.

Des troupes autrichiennes occupaient Ferrare. Les légats et le Pape protestèrent; Charles-Albert écrivit à Pie IX pour lui offrir son armée et sa flotte. L’Autriche persista. La Révolution de 1848 éclata sur ces entrefaites et mit le feu aux poudres.

Pie IX confia une année de 17,000 hommes au général Durando qui se dirigea vers le Pò, avec ordre de ne combattre qu’à la dernière extrémité. «Durando ne m’inquiète pas» disait le Pape. Durando cependant l’inquiéta, car il combattit et fut désavoué par Pie IX. Les ministres donnèrent leur démission.

Ce fut le commencement de la réaction. Pie IX cependant aurait bien voulu conserver les bonnes grâces de la cour de Vienne et sa popularité de prince Italien. Il écrivit, avec une naïveté par trop juvénile, il l’Empereur d’Autriche pour lui conseiller une renonciation volontaire à la souveraineté de Venise et de la Lombardie. L’empereur accueillit d’un sourire cette proposition et refusa net. La guerre alors fut définitivement résolue et Durando ouvertement autorisé.

Les événements, à partir de ce moment, se précipitent. Nous n’écrivons pas l’histoire de la révolution Romaine. C’est il peine si ce cadre restreint nous permet de faire connaître les faits principaux de la carrière du faible et doux pontife dont nous racontons la vie. Pie IX avait cru, de bonne foi, qu’il pouvait concilier des éléments inconciliables, réformer les abus, donner une juste satisfaction aux vœux du peuple et en même temps conserver de bonnes relations avec l’Autriche et le parti jésuitique représenté par le cardinal Lambruschini. Il voulait, suivant une expression populaire, faire une omelette sans casser des œufs, illusion permise à un séminariste. toujours dangereuse et funeste chez un homme d’État, chez un souverain.

Les irrésolutions de Pie IX se traduisaient déjà par des actes et des tendances regrettables. Au ministère Ferretti avait succédé le ministère Mamiani, au ministère Mamiani le cabinet fabbri et à celui-ci le ministère Rossi. Nous n’avons pas besoin de rappeler les circonstances à jamais deplorables de l’horrible et inutile assassinat du comte Rossi, de celui de monseigneur Palma qui fut tué au Quirinal sous les yeux du Pape. L’âme tendre et peu énergique du pontife ne put résister à ces cruelles épreuves. Le Pape sentit le harpon et l’Autriche ressaisit sa proie. Pie IX n’avait plus qu’une préoccupation: s’enfuir, quitter Rome et aller chercher un abri sous la protection des armes de l’Autriche.

Le Pape partit pour Gaëte, déguisé, d’une façon peu héroïque, et dans cet homme inquiet, troublé, cachant ses yeux sous des lunettes vertes, il eût été difficile de reconnaître le successeur de Pierre, le vicaire du Christ, le souverain qui avait soulevé en Italie de si ardents enthousiasmes.

On sait l’intervention de la France, la lutte regrettable sous laquelle succomba la république romaine. Le récit de ces événements n’est pas du domaine de la biographie.

Le Pape est à Caëte, gardé par le roi de Naples, premier lieutenant de l’Autriche en Italie. Tant de secousses avaient profondément ébranlé l’esprit de Pie IX. La fermeté n’avait point été sa qualité dominante. A partir de cette époque il s’accomplit en lui une transformation profonde. On n’eut pas de peine à lui persuader qu’il était la cause primitive des événements qui agitaient l’Europe; que ses imprudentes concessions avaient déterminé un mouvement révolutionnaire dont il était la victime, et dont la religion souffrait plus encore. Alors il pleura suivant son habitude, il pria avec ferveur; il eut des extases, des visions; sainte Philomèle lui apparut et le gronda doucement; nouveau torrent de larmes!

Pendant qu’il se lamentait ainsi, la Constituante romaine qui s’était réunie le 6 février, proclamait, à la majorité de 143 voix contre 11, sa déchéance connue souverain temporel avec garantie de son indépendance spirituelle. Le cardinal Antonelli fut le Richelieu de ce faible monarque. Dès que la résolution de l’Assemblée constituante lui fut connue, il rédigea et adressa une note pressante aux quatre grandes puissances catholiques: la France, l’Autriche, l’Espagne et Naples, pour réclamer leur secours. Les armes de la France suffirent. Le corps expéditionnaire commandé par le général Oudinot fit plus qu’il ne devait. Ce corps d’armée qui, suivant l’expression du général de Lamoricière, «n’avait été envoyé que pour prévenir l’Autriche dont l’intervention au rail provoqué à Rome une contre-révolution complète,» bombarda et prit Rome. malgré l’énergique et courageuse opposition de M. Ferdinand de Lesseps, alors ministre plénipotentiaire de la République française.

Pie IX pouvait rentrer à Rome, mais, sous la triste influence des conseillers qui l’entouraient, il se défia de l’armée française plus encore que de ses propres sujets. La France c’était la révolution. Au lieu de rentrer immédiatement dans sa capitale sous la protection des régiments français, il envoya d’abord trois commissaires: les cardinaux Alfieri, Vannicelli et della Genga chargés de reprendre possession de son pouvoir temporel. Les délégués du Pape rentrèrent à Rome comme en pays conquis, regardant presque comme une ennemie cette armée française qui venait, au prix de si grands sacrifices, de rétablir le Saint-Siége. On la tint en suspicion, on manqua pour elle des plus simples égards, on restaura les vieux abus, à ce point que le Président de la République française s’en plaignit dans une lettre restée célèbre et adressée à M. Edgar Ney, son aide de camp.

Certes, le chef du gouvernement français ne se montrait pas exigeant. C’était la France qui restaurait le trône pontifical; c’était la République française qui, au prix d’une lutte fratricide, venait de rétablir l’autorité temporelle du Pape et, pour cela, de renverser la république romaine. C’était bien le moins que la France eût le droit de faire entendre de sages conseils, de réclamer quelques réformes, de demander quelques soins, quelques égards pour ses soldats. La postérité croira avec peine à tant d’ingratitude. La France n’obtint rien. Au lieu d’avancer, le gouvernement romain rétrograda, et à l’heure où nous écrivons ces lignes (novembre 1860), il subit le juste châtiment de sa faute. Les évoques, les cardinaux, le Pape, tous se lamentent et se plaignent, ils s’efforcent d’éveiller des sympathies, de ranimer des passions éteintes. Il n’est plus temps! L’affection des peuples, c’est la Toison d’or des temps modernes; il faut la conquérir. Vous l’avez dédaignée, vous n’avez compte que sur la force et la violence, cette affection aujourd’hui se détourne de vous et vous fuit. C’est la justice de Dieu qui s’accomplit.

C’est sur Pie IX sans doute que l’histoire fera retomber toute la responsabilité de la situation et des crises où la Papauté est engagée, mais si l’histoire est équitable, elle tiendra compte au pontife de la faiblesse de son caractère, de l’ébranlement que causeront a son intelligence et à son cœur les scènes dont il fut témoin en 1848, de la fatale influence que prirent alors sur lui des hommes redoutables. Pie IX n’était pas fait pour ces luttes ardentes, il fallait à cette âme tendre, sensible à l’excès, mélancolique, de modestes et paternelles fonctions comme celles qu’il remplit, pendant sept ans, à l’hospice de Tata Giovanni, au milieu des enfants et des faibles d’esprit; il lui fallait des horizons bornés, les soins d’un doux apostolat, la direction d’un diocèse tout au plus.

Quand le cardinal Jean-Marie Mastaï accepta la candidature dans le conclave et le pontificat que ses collègues lui offraient, il se fit illusion sur lui-même et sur les rudes fondions qu’il acceptait. Il crut que, pour gouverner la barque de Pierre, il suffisait de bonnes intentions, d’une âme pieuse et honnête; il ne songea pas que la fermeté était la première condition du pontificat et que toute fermeté lui était impossible. Aussi, tout ce qu’il avait rêvé, toutes ses bonnes résolutions qui se manifestèrent au début de son règne et qui produisirent de si vifs enthousiasmes, tant ce malheureux peuple italien était habitué à l’oppression! tout s’évanouit-il aux premières résistances sérieuses qu’il rencontra. L’oiseau qui s’était posé sur sa voiture, quand il se rendait au conclave, était bien un symbole: Pie IX a été une colombe parmi des vautours.

Le Pape, à qui son entourage faisait peur des Français, ne rentra à Rome, pour y remonter sur son trône, que le 4 avril 1850. Déjà son ministre, le cardinal Antonelli, avait exercé dans les Légations de rigoureuses représailles. Dans un motu proprio, daté du 19 septembre 1849, le Pontife avait promis une amnistie presque complète. Mais il n’avait pins le pouvoir de bien faire. Il appartenait à la réaction et la promesse d’amnistie avait été étudée. Son histoire personnelle pendant les dix années qui nous séparent de cette triste époque est tout entière dans cette lutte permanente entre les inspirations de son cœur et les fatales nécessités de la politique romaine. Il serait sans intérêt de suivre Pie IX à travers ces tiraillements. Sa piété s’y est exaltée, elle a pris cette teinte mystique dont l’origine remonte à l’exil de Gaëte. Ce n’est pas l’histoire du pontificat, c’est celle du pontife que nous écrivons et la vie du pontife, h partir de la période où nous sommes parvenus, n’offre plus aucun intérêt. Pie IX est, sous un certain rapport, le type des rois constitutionnels: il règne et ne gouverne pas. C’est un religieux fervent, il prie avec ardeur, il verse d’abondantes larmes, il répand des aumônes, il demande pardon a Dieu des fautes qu’il a commises au début de son règne en ayant la velléité de réaliser des réformes et de rendre aux peuples quelque liberté ; il est convaincu qu’il a été pendant tout ce temps sous l’inspiration du mauvais esprit et il mourrait bravement, s’il le fallait, plutôt que de recommencer une œuvre de perdition, une œuvre libérale.

Nous avons dit que, dans le conclave, il fut, en sa qualité de questeur, chargé de dépouiller les bulletins de vote, on raconte que lorsqu’il lut le dernier bulletin qui assurait son élection et le faisait Pape, il s’évanouit et que, revenant a lui, il s’écria: «Quelle charge! qui m’aidera à la porter!»

Il avait à choisir entre deux points d’appui: le peuple et le parti jésuitique ou absolutiste dont le quartier général est a Vienne. C’est ce dernier qu’il a définitivement choisi; et le meilleur, le plus bienveillant, le plus charitable des Papes est celui qui aura le pins cruellement compromis l’autorité temporelle et peut-être aussi l’autorité spirituelle du Saint-Siège.

C’est ce perpétuel tiraillement entre le roi temporel et le pontife spirituel qui a causé tous les malheurs de la papauté , paralysé les meilleures intentions et conduit le gouvernement romain au fond de l’abime où il se débat maintenant. Nul ne l’y a poussé ; il était dans la loi de sa nature d’y glisser d’abord, puis d’y rouler avec fracas. Malgré ses qualités personnelles qui sont incontestables, Pie IX a été l’instrument le plus actif de la chute que l’on déplore si naïvement aujourd’hui, mais dont on se refuse a reconnaître la cause. Ainsi cet homme excellent, charitable, que la moindre infortune émeut, qui a des larmes pour tous les malheurs, a laissé s’accomplir sous son pontiticat des actes déplorables; il a récompensé publiquement le colonel Schnidt qui, après avoir repris Perouse, a assisté aux plus terribles désastres, aux actes les plus révoltants commis par ses soldats. Il a souffert, dans les provinces qui s’étaient soulevées contre l’autorité pontificale en 1849, rétablissement d’un régime barbare, indigne d’un pays chrétien. Nous voulons seulement emprunter quelques lignes au Journal de Rome (n°133, 13 juin 1851):

«Maria Riagia, de Città di Castelleto, avant été convaincue, par les dépositions des témoins assermentés, d’avoir injurié des personnes paisibles, a été condamnée à recevoir vingt coups de fouet, aux termes de l’édit en vigueur contre les perturbateurs de l’ordre public; elle a subi sa peine à Pérouse, le 9 du mois courant.»

Le 21 mai 1831 le tribunal, de la sacrée consulte, à Rome, avait condamné Pietro Ercoli, coupable d’avoir empêché un fumeur d’allumer son cigare, à vingt ans de galères. Tous les témoins avaient dépose que Pietro Ercoli avait seulement voulu faire une plaisanterie. Vingt ans de galères pour cela!

Si nous voulions citer des documents de ce genre, nous en remplirions un volume! Il nous suffit de donner une idée des extrémités où peut se laisser entraîner la faiblesse d’un souverain, quand il est dominé par la peur et quand la fermeté de sa raison et de sa volonté lui font défaut. Faut-il rappeler la scandaleuse et déplorable affaire de l’enlèvement du petit Mortara? Pie IX a suivi en cette circonstance les errements de ses prédécesseurs; les larmes du père et de la mère de l’enfant si cruellement ravi à la tendresse de sa famille ont, nous n’en doutons pas, éveillé la sensibilité et fait couler les larmes de Pie IX, mais pouvait-il céder? Le cardinal Autonelli n’était-il pas là ? Que deviendrait la religion? et c’est au nom de la religion que toutes ces horreurs s’accomplissaient sous l’œil du bienveillant Pie IX. Pour faire comprendre l’état d’abaissement, nous dirions presque de sauvagerie, où la confusion du spirituel et du temporel a fait descendre le gouvernement romain, il suffit de publier cet édit de la Sainte-Inquisition, — édit en vigueur — contre les Israélites des États pontificaux. Cet édit fut promulgué en 1843 par l’inquisiteur général Salvo; le voici; on ne commente pas de tels documents:

«Aucun des Israélites résidant à Ancône et Sinigaglia ne pourra plus loger ni nourrir les chrétiens, ni recevoir de chrétiens à son service, sous peine d’être puni d’après les décrets pontificaux. — Tous les Israélites des États devront vendre, dans l’espace de trois mois, leurs biens meubles et immeubles, autrement ils seront vendus à l’encan. — Aucun Israélite ne pourra demeurer dans quelque ville que ce soit sans l’autorisation du gouvernement; en cas de contravention, les coupables seront ramenés à leurs ghetti respectifs. — Aucun Israélite ne pourra passer la nuit hors du ghetto (quartier juif fermé le soir). — Aucun Israélite ne pourra entretenir des relations d’amitié avec des chrétiens. — Les Isralites ne pourront faire le commerce des ornements sacrés ni de quelque livre que ce soit, sous peine de cent écus d’amende et sept ans de prison. — Les Israélites, en donnant la sépulture à leurs morts, ne devront faire aucune cérémonie. Ils ne pourront se servir de flambeaux, sous peine de confiscation. — Ceux qui violeront les dispositions ci-dessus encourront les châtiments de la Sainte-Inquisition. — La présente mesure sera communiquée aux Ghetti et publiée dans les synagogues.»

Que vouliez-vous que fissent la faiblesse et la douce nature de Pie IX, prises dans de pareils étaux? Dans la crainte de porter atteinte à la religion, un pareil caractère laisserait commettre toutes les cruautés.

L’importance des événements qui se sont accomplis et s’accomplissent sous le pontificat de Pie IX a donné au pontife une importance aussi, qui est hors de proportion avec celle de l’homme. On a fait du Pape actuel bien des portraits; sa biographie a été écrite cent fois. Les uns en ont fait un révolutionnaire, d’autres un mystique, d’autres un conservateur. Il y a du vrai et du faux dans toutes ces appréciations. Chaque fois qu’on veut juger un homme avec un parti pris et sous un seul point de vue on a toutes chances de se tromper. Tout homme est multiple, mais l’homme faible qui se laisse entraîner tantôt à droite et tantôt à gauche, qui cède à tous les vents, est bien plus multiple encore.

Nul homme, nul conquérant, fût-il César, Alexandre ou Napoléon, n’a disposé d’une force aussi considérable que celle dont Pie IX disposait au commencement de son règne. Il aurait pu soulever le monde avec le levier qu’il avait dans sa main, a dit un fervent catholique, M. Ozanam. C’était l’opinion générale en Europe que Pie IX ne s’arrêterait point dans la voie où il était entré ; lui-même de bonne foi le croyait. «C’est une parole favorite du Pape, a écrit encore Ozanam, qu’il veut marcher comme la tortue, lentement, mais toujours. Nous venons d’apprendre la plus décisive peut-être de toutes ses innovations, celle qui devait sceller l’alliance entre la souveraineté ecclésiastique et la liberté sincère: le glaive a été remis à des mains laïques et le ministère de la guerre confié à M. le comte Gabrielli, à un vieux soldat de Napoléon, etc.»

Du comte Gabrielli nous en sommes venus à M. de Mérode et de M. le comte Ferretti à son éminence Monseigneur Antonelli.

A l’époque où Pie IX commença à revenir sur ses pas et, ainsi que nous l’avons dit, à sentir le harpon que l’Autriche a attaché aux flancs de la papauté, une femme illustre, Mme George Sand, adressait au Pape cet éloquent appel:

«O Pie IX! Si vous vouliez être chrétien selon la doctrine de Jésus, vous ne vous inquiéteriez guère de nos discussions philosophiques, de nos petites sectes, de nos grands journaux, et de tous les rêves de notre esprit en travail! Eh! quoi, votre mission est bien claire et bien facile! vous avez une main levée pour bénir ou pour anathématiser: et cette main est le symbole de la conscience du genre humain. On vous demande d’avoir l’évangile devant les yeux, et de ne pas vous tromper en abaissant votre droite paternelle sur la tête des meurtriers. Resterez-vous immobile par prudence? Engagé dans le labyrinthe de la diplomatie, hornerez-vous votre action à gouverner sagement un petit peuple, et n’aurez-vous pas un mot de blâme ou d’appui à mettre dans la balance des décisions humaines? Vous qu’une longue habitude du genre humain proclame l’arbitre par excellence, l’avocat de Dieu sur la terre, aurez-vous deux poids et deux mesures pour les attentats commis contre l’humanité ? les foudres du Vatican sont-elles à jamais éteintes pour les têtes couronnées, et ne frapperont-elles plus que les faibles et les proscrits? Hélas! s’il en était ainsi, vous ne seriez plus chrétien, et vous ne seriez pas même philosophe à la manière de Voltaire, car Voltaire plaida pour Calas, comme vous avez à plaider pour la Pologne, pour l’Irlande, pour la France, pour l’Italie, pour le monde!»

Ces chaleureuses sollicitations, ces rêves splendides troublaient et effrayaient l’excellent homme. Ses épaules n’étaient pas faites pour un tel fardeau, et il en eut bien le pressentiment, il eut bien la conscience de sa faiblesse, le jour de son élection quand, après s’être évanoui devant le rang suprême où il allait monter, il s’écria avec effroi: «Quelle charge! quelle charge!»

Comme homme, comme prêtre, Jean-Marie Mastaï était et est demeuré irréprochable; ses mœurs sont pures, sa vie modeste. Sur le troue, où il aurait dû refuser de se laisser porter, il ne dépensait personnellement que 25,000 francs par an; tout le reste était consacré à des aumônes, à des secours distribués avec la plus ingénieuse délicatesse. Nous voulons citer un seul trait de sa jeunesse. C’était à l’époque de sa mission au Chili où il se conduisit avec un dévouement si chrétien. Un jour, raconte M. de Saint-Albin, pendant qu’il se rendait de Valparaiso à Lima sur une goélette chilienne, il fut surpris par une violente tempête. Le pilote était malhabile ou inexpérimenté. La goélette allait se briser sur les rochers quand une barque, montée par quelques nègres sous la conduite d’un pêcheur nommé Bako, put venir à son secours, Bako, passant sur la goëlette, remplaça le pilote et dirigea si bien le navire, grâce à la connaissance qu’il avait de ces parages, qu’il le fit entrer dans le petit port d’Avica. Le lendemain l’abbé Mastaï-Ferretti alla remercier son sauveur qui habitait avec sa famille une petite cabane au bord de la mer. Il lui laissa en témoignage de reconnaissance une bourse contenant 400 piastres (2,552 fr. ). Devenu souverain pontife, il n’oublia point le pauvre Bako et lui envoya son portrait avec une somme assez forte. Voilà l’homme!

Les coups de fouet à Maria Biagia, vingt ans de galères à Pietro Ercoli, les massacres de Pérouse, le refus persistant opposa au programme contenu dans la lettre a M. Edgar Ney, voilà le Pape! ou plutôt, voilà la Papauté !

Que nous sommes loin, mon Dieu! des splendeurs rêvées par Gioberti, des illusions généreuses de ce grand esprit, de ce Primato qu’il réservait au Saint-Siège, de cet accord touchant entre l’Église romaine et l’esprit nouveau. C’est pour détruire ces illusions sans doute que la Providence a réservé le trône à un homme tel que l’abbé Mastaï en ces temps difficiles. Plus qu’aucun autre son pontificat aura contribué a éclairer l’opinion, à former cette communauté de vues, ce sentiment national auxquels l’Italie devra son indépendance et son unité. C’est Pie IX qui a mis en évidence le néant de ces utopies catholicolibérales que l’excellent et vertueux Montanelli, un des plus purs et des plus honnêtes citoyens de l’Italie, a trop caressées. Il est démontré aujourd’hui que la cour de Rome est fatalement condamnée à être l’adversaire de toute idée qui émancipe, l’alliée et la complice de tout ce qui opprime et asservit.

Du reste, l’expérience ne fut pas de longue durée. Tous les cœurs avaient répété le mot que M. Thiers avait fait retentir du haut de la tribune française: Courage, Saint-Père! Le jour où Pie IX désavoua le général Durando et ces jeunes bataillons qui étaient partis avec tant d’enthousiasme, la croix rouge et le portrait de Pie IX sur la poitrine, marchant contre l’étranger pour délivrer de sa présence et de son joug le sol sacré de la patrie, ce jour-là le doute ne fut plus possible. Le Pape n’était plus italien, il appartenait à l’Autriche!

Les conséquences de ce désaveu furent incalculables: «Il était aux soldats, dit Montanelli, toute garantie du droit des gens: il exposait les prisonniers à être fusillés sur le champ comme des brigands. Aussi un cri d’alarme et d’indignation se propagea parmi toutes ces familles qui axaient leurs fils, leurs frères, leurs époux, leurs amis sur les champs de bataille. On ne joue pas impunément avec le cœur d’un peuple. Ce peuple qui avait identifié le nom de l’Italie avec celui de Pie IX, qui avait couronné de fleurs son buste sur les barricades de Milan, qui avait pris au sérieux ses bénédictions, se crut abandonné, trahi par lui au moment du danger. — Si vous êtes le représentant de la charité universelle, disait-il dans son naïf bon sens, pourquoi, Saint-Père, siégez-vous sur le trône? Pourquoi avez-vous pris dans vos mains sacerdotales le glaive de justice? N’est-il pas des circonstances où un prince ne pont échapper à la terrible nécessité de la guerre? Un prince qui se dit italien, peut-il séparer ses intérêts des intérêts de l’Italie? Eh! quoi, n’annonciez-vous pas, il y a quelques mois a peine, que vous appelleriez aux armes tous les chrétiens, si la maison paternelle, vous vouliez dire voire trône, était menacée? Et la patrie n’est-elle pas aussi une maison paternelle? N’avez-vous pas béni nos bannières? N’avez-vous pas, disaient les mères, béni nos enfants au moment du départ?

Ce sont-là de belles paroles sans doute; mais qu’on le sache bien: toute illusion nouvelle serait suivie de déceptions plus cruelles encore. Avant d’être prince italien, le pape est le chef d’un clergé dont l’existence est incompatible avec la liberté de conscience, la liberté d’examen, la liberté et l’indépendance des peuples, Ce clergé a besoin d’un bras armé pour contenir les peuples soumis à sa domination morale; il cherchera toujours ce bras parmi les puissances absolues et rétrogades.

Tn seul homme peut-être, au milieu de l’effervescence et des enthousiasmes suscitées par l’avènement de Pie IX, jugea bien l’homme et la situation. Il est vrai que cet homme était à la fois Italien et Français, protestant et catholique, révolutionnaire et conservateur; il était doué d’une haute intelligence, d’un rare bon sens; il connaissait à fond les principes, les tendances avouées ou secrètes, le personnel et les besoins de la cour de Rome; c’était l’infortuné et regrettable M. Rossi. Quand Pie IX lui confia la direction des affaires, il recommanda l’adoption de mesures décisives et rapides: «Hâtez-yous, disait-il et redisait-il sans cesse aux membres du cabinet, aux chefs des divers services publics; hàtez-vous! agissez, au nom du Ciel! Fixez des remises, si vous voulez, mais fixez-les, et à l’époque dite, exécutez votre pensée. Tout est aisé aujourd’hui; dans trois mois tout sera difficile; DANS SIX MOIS TOUT SERA IMPOSSIBLE. Vous êtes maîtres il présent de toutes choses; avant peu, si vous n’agissez pas, toutes choses seront maîtresses de vous. Agissez donc! réalisez les réformes, hardiment, largement, entièrement.»

Il est encore un mot prophétique de cet homme éminent: «Le mouvement national et guerrier qui emporte l’Italie me fait l’effet d’une épée: ou Pie IX prendra résolument cotte épée en main ou la révolution s’en emparera pour la tourner contre lui.»

L’épée est tournée, non contre le pontife, non contre son pouvoir spirituel, mais contre sa principauté temporelle. Sans la France qui soutient les débris de ce trône, la souveraineté temporelle du Saint-Siège ne serait plus qu’un souvenir historique. Mais nous sommes en présence de si graves événements qu’ils pourraient bien un jour modifier l’opinion du gouvernement français, et alors s’accomplira le plus grand acte dont ce siècle puisse être témoin: le pontife romain, le vicaire du Christ, le successeur de Pierre, réduit à la seule chose qui lui appartienne: la souveraineté spirituelle! La parole du Christ respectée, l’Italie libre et une, et ce qui appartient au César moderne, c’est-à-dire au peuple, rendu à César; le royaume du Christ placé où il le plaça lui-même: hors de ce monde, hors des intérêts humains et périssables! La liberté de conscience, la tolérance devenues la règle de tontes les relations!

Voila en définitive le but où nous marchons, le résultat auquel Pie IX aura, par ses qualités personnelles autant que par sa faiblesse, le plus contribué.

L. J.


Les célébrités du jour : 1860-61

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