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LETTRE XXVI.

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Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 20 juin.

Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise; je vous conjure de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre, dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de Léonce; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger; vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune de sa fille: mais vous n'aimez pas madame de Vernon; mais vous ne sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma vie; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme: je me suis accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien; il me sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir; mais je me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui peut-être sera brisé par le caractère de Léonce; je crains déjà même que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.

Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais: on a commencé à mettre dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus: Thérèse en est au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M. de Serbellane avec elle; je m'y suis refusée; je ne puis protéger une liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de Serbellane étoit obligé de partir; je l'ai confirmée, cette promesse; j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère; hélas! en ai-je encore le droit? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les sentimens de douleur qui l'agitoient: elle ne savoit pas combien elle me faisoit mal; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du sentiment dont je voulois la défendre; je me retins cependant, je le devois; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.

Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir; il m'a parlé de Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à me dire; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit madame de Vernon; il me proposa de m'accompagner: il m'est arrivé plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane; vous savez que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite; mais il me vint dans l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me dit:—Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous?—J'étois honteuse de mon embarras; je ne savois que faire de cette apparence de pruderie qui convient si mal à un caractère naturel; et ne pouvant ni dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation, j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes ensemble.

J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon; il y étoit déjà: je reconnus en entrant sa voiture dans la cour; un des amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier: je le précédai d'un demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois; mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus ensemble; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis sûre, la colère de Léonce; mais voulant me ménager, il s'assit négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air fort occupé.

Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord avec un air de dédain: j'étois profondément irritée; et ce mouvement se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la première fois. Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s'aperçut que je le regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même pour se relever et reprendre à la vie.

Matilde chanta bien, mais froidement; Léonce ne l'applaudit point; le concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant. J'étois accablée de tristesse; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de Léonce: j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une conduite qu'il trouvoit légère: l'un et l'autre pouvoit être vrai, mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui.

Le concert fini, tout le monde se leva; j'essayai deux fois de parler à ceux qui étoient près de Léonce; deux fois il quitta la conversation dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces derniers mots; je crus que c'étoit la fête de la noce; que Léonce s'étoit expliqué positivement; que le jour étoit fixé: je fus obligée de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir. Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct:—On s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.—Quand ces mots furent achevés, je respirai, je le compris; tout fut réparé. Madame de Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit accoutumées:—Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère; mais je persiste dans l'invitation du bal.

La société se dispersa; il ne resta pour le souper que quelques personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre frère aimoit tant: je refusois; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde se mit au piano avec assez de complaisance: elle a pris plus de douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de Didon; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le piano: je pouvois à peine articuler les premiers sons; mais en regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son expression naturelle; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je vins à ces paroles sur une mélodie si touchante:

Tu sais si mon coeur est sensible;

Épargne-le s'il est possible:

Veux-tu m'accabler de douleur?

La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano: j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même; je découvrois dans la musique, dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus: il me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit plus pure encore que l'amour même.

L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois; personne ne parloit de lui; je n'osois pas commencer; il me sembloit que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances en astronomie; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint; il me saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion profonde:—Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez regardé.—Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon coeur!—Madame de Vernon nous interrompit aussitôt; je ne sus pas si elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout avouer: je ne craignois plus rien.

On rentra dans le salon; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire; jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit; il étoit impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à une grande peine. Sa disposition devint la mienne; nous inventâmes mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de contentement qui avoit besoin de se répandre. Il me fit indirectement quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie, l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la société; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme; il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles étoient levés, tous les sermens prononcés; et cependant je ne connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart d'heure de conversation ensemble; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain.

Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même une heure d'entretien; elle me refusa en se disant malade: je proposai le lendemain; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois avoir à lui dire; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui parlerai; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre; et quel que soit le parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle. Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus sur la conduite que je dois suivre.

Delphine

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