Читать книгу La grande Iza - Alexis Bouvier - Страница 13

XI TRISTES ADIEUX!–TRISTES AMOURS!

Оглавление

Table des matières

Cécile ne reprit connaissance qu’à l’heure où le jour naissait. Du reste, ils étaient rentrés très tard chez eux, et son explication avec Houdard avait duré assez longtemps. Sa syncope avait donc été de courte durée.

En s’éveillant, en regardant autour d’elle, dans sa jolie chambre capitonnée de soie crème sur laquelle le jour du matin jetait des teintes verdâtres, elle eut un moment d’illusion; est-ce que son mariage n’était qu’un rêve? Est-ce que sa tentative de suicide était de la veille au soir? N’avait-elle qu’à se dresser pour voir le corps de son amant sur le lit?… L’illusion dura peu; en se levant, elle vit son vêtement, elle vit le bouquet de fleurs d’oranger; en se regardant dans la glace, elle vit sa coiffure en désordre, ses beaux cheveux bruns qui retombaient sur ses splendides épaules; elle se souvint alors de la scène atroce qu’elle avait eue, avec Houdard et du dernier trait porté par celui qui était son mari... Elle se laissa tomber sur une chaise longue, et de grosses larmes coulèrent de ses yeux: Maurice vivait, et elle l’avait trompé é; sa conscience pouvait-elle le lui reprocher? Non; mais qui la croirait? et puis cela devait rester un secret entre elle et son mari. Celui-ci consentait à ne point livrer à chacun la faute de sa femme; mais, en échange, elle devait cacher au monde le rôle ridicule qu’elle lui faisait jouer. Si Houdard était resté une minute de plus, s’il avait vu sa femme tomber évanouie dans la chambre, tout était fini; il aurait abusé de sa situation, et ses projets, si audacieusement conçus et soutenus, s’envolaient.

Enfin elle était mariée, et Maurice vivait, et, comme le jeune homme ne savait rien, il pouvait à son tour chercher à se venger de celle qui l’avait abandonné, et sa vengeance était facile: il racontait à tous la vérité. Que faire e? D’abord éviter que Maurice pût se douter que l’enfant qu’elle portait en elle était le fils de son œuvre.

Voir Maurice pour lui demander le pardon et l’oubli, cela était imprudent; son mari l’avait prévenue, et, d’autre part, Cécile ne se sentait pas la force de se retrouver en sa présence; elle se décida à écrire, mais comment parviendrait la lettre? Elle écrivit toujours: elle trouverait l’adresse après.

S’étant enfermée chez elle et ayant ouvert les rideaux, elle se plaça devant un petit bureau et écrivit:

«Mon ami,

» Je viens te demander pardon. Aujourd’hui seulement j’apprends que tu vis, et je ne m’appartiens plus; il y a un mois, mes parents auraient consenti à tout. Je te dois

le récit fidèle de ce qui s’est passé, le voici : Tu t’en souviens, nous nous embrassâmes une dernière fois et ma tête retomba; je t’entendis encore dire: «Adieu, Cé» cile, nous allons nous retrouver bientôt;» et je perdis connaissance. Je revins à moi lorsque le jour commençait à poindre; j’étais effroyablement malade, et ne pouvais m’expliquer où je me trouvais, lorsque je te vis, étendu à mes côtés... Je t’appelai, épouvantée, je tâtai ton front, tes mains, tu étais froid et je te crus mort! c’était horrible. Juge, tu étais mort et j’étais là, près de toi, vivante, tu étais mon époux, mon homme, et j’étais veuve, c’était impossible! puisque je t’avais appartenu, je n’avais plus d’espérance, et je voulus, fidèle au serment que je t’avais fait, mourir... Je regardai si je pouvais me jeter par la fenêtre lorsque je vis la Seine qui coulait presque en bas de chez toi; mon parti fut pris aussitôt; je me hâtai de me revêtir, je t’embrassai et j’allai me précipiter à l’eau par-dessus le pont.

» Te dire ce que je souffris, ce que je fis d’efforts pour arriver jusque-là serait impossible le; enfin, j’y parvins. En tombant dans l’eau, j’eus comme une impression de bien-être; tout mon corps était en feu, et je perdis presque immédiatement connaissance; quand je revins à moi, j’étais sur une civière, entourée de monde qui me regardait; on me mena à l’hôpital, on envoya chercher mon père, et je restai, presque folle, délirant, sans cesse entre la vie et la mort, deux mois. Tu comprends si tout cela m’a changée; je suis entrée en convalescence, épouvantée de ce que j’avais fait. Pour moi, tu étais certainement mort, puisque je t’avais quitté froid, raidi sur ton lit... Tu comprends que personne ner parlait de toi. Mes parents et tout le monde croient que

je me suis sauvée de chez nous le matin seulement pour aller me jeter à l’eau. Si j’avais douté de ta mort un instant, ce doute se serait évanoui. Mon père avait reçu une lettre de son ami Crochard (tu te souviens, Crochard, que tu as vu souvent à la maison); mon père l’avait invité au mariage: il était venu d’Orléans, où il réside ordinairement, lorsque ma tentative de suicide bouleversa tout; il partit le même soir, et, en passant en voiture devant la rue de Lacuée, il vit un grand rassemblement; il n’avait pas le temps de descendre, mais il apprit dans la gare que c’était ou un crime ou un suicide qui venait de se découvrir; on avait trouvé quelqu’un de mort dans la maison; c’est ce qui motivait ce rassemblement. De ce jour je n’eus plus de doute. Tout cela a-t-il été inventé et raconté pour me retirer tout espoir et me décider au mariage que je viens de faire? Je ne le sais; mais j’ai cru, et depuis ce jour ton ombre aimée n’a cessé de hanter mon chevet... J’ai bien pleuré, va, j’ai bien souffert…

» Que pouvais-je faire seule désormais? Car c’est encore une chose qui m’affermissait dans ce que je croyais: je n’ai jamais revu Amélie depuis ce jour, elle n’est même pas venue s’informer de moi. Maurice, tu as bon cœur, tu sais quelle affection j’ai pour mes pauvres parents; en voyant leur désolation, en voyant le changement opéré en eux par la seule idée de la possibilité de ma mort, je me suis trouvée sans force pour résister, et j’ai dit: «Oui!» Pardon, Maurice, pardon! mais je ne suis pas coupable, je suis une victime... Ton souvenir aimé restera éternellement en moi; mais tu sais que je suis trop honnête pour consentir maintenant à te revoir, et si je ne peux effacer le passé, si l’heure d’amour et de bonheur immuable que j’ai passée près de toi ne peut

s’effacer… je viens à genoux te demander en grâce de l’oublier... Je sais que tu as le cœur trop haut pour me refuser... Si la médisance pouvait dire un jour que j’ai été ta maîtresse une heure, tu affirmeras qu’on ment, et tu le jureras... Voilà, Maurice, la dernière grâce que je viens te demander; je pourrai vivre malheureuse, je ne saurais vivre méprisée... Maurice, jure-moi que, quoi qu’il advienne, tu déclareras que je ne suis jamais allée chez toi dans la nuit du20juin, que tu ne m’as pas vue ce jour; que, ainsi qu’ils le croient, je suis partie le matin de chez nous, pour aller me jeter dans la Seine.

«Aujourd’hui, mariée à un homme que je méprise, que je hais, que j’exècre, tu comprends que ma pensée sera toujours avec toi, amour pur de rêve et d’illusion qui ne s’éteindra jamais, mais que j’aurai la force de contenir et de ne jamais satisfaire.

» Mon ma… M. Houdard, tu le comprends, est jaloux, il me l’a déjà déclaré, et je suis l’objet d’une surveillance active. Je le sais assez peu scrupuleux pour violer le secret d’une lettre qui me serait personnellement adressée et tomberait entre ses mains… Tu vas répondre à ma prière; adresse ta lettre poste restante, à mon nom de demoiselle.

» Adieu, mon bien-aimé… et pardonne à celle qui t’aime et souffre.

» C * * *»

Sa lettre signée, elle la glissa sous enveloppe et chercha longtemps par quel moyen elle allait la faire parvenir; puis, pensant à la chose la plus simple, elle écrivit sur une seconde enveloppe:

«A Mademoiselle Amélie Ferrand, brunisseuse, chez M. Lelong, doreur vernisseur, rue des Terres-Fortes. Prière de faire parvenir en cas d’absence.»

Elle écrivit sur la première enveloppa:

A Monsieur Maurice Ferrand.

(Absolument personnelle.)

Puis elle glissa la lettre dans la seconde enveloppe, et, plus tranquille, elle la plaça sous son oreiller, se déshabilla hâtivement et se coucha. Quand sa mère vint la voir, elle lui raconta ce qui s’était passé. Celle-ci lui dit que le domestique d’Houdard n’avait pas trouvé son maître dans sa chambre. Cécile se douta du petit scandale qu’André voulait faire; elle y para aussitôt en priant sa mère d’aller retrouver les quelques personnes qui attendaient au salon, et de leur dire qu’André l’avait quittée deux heures avant, en promettant qu’il serait revenu avant midi.

Effectivement midi sonnait lorsqu’il entra, et ce fut Cécile qui vint au-devant de lui en disant:

–Vous voyez qu’il est exact... J’avais dit que vous m’aviez quittée ce matin, assurant que vous seriez revenu avant que j’aie eu le temps de faire ma toilette.

Houdard resta tout coi de cette effronterie. Décidément, la petite Cécile était bien forte; il n’en douta pas en la voyant prendre affectueusement son bras et appuyer amoureusement sa tête sur son épaule, à ce point qu’il entendit Tussaud dire à mi-voix:

–Voyez maintenant, elle l’adore.

Dans le courant de la journée, Cécile alla jeter sa lettre à la poste. Deux jours après elle allait au bureau de poste et trouvait une lettre. Elle la prit et revint chez elle s’enfermer dans sa chambre pour la lire:

«Ma chère Cécile,

» Je t’aime et je te pardonne, mais j’en mourrai… Sur

les cendres de ma mère, je te jure que jamais je ne parlerai de la nuit du20juin; je te jure que je démentirai toutes les médisances à ce sujet.

» Adieu... Celui qui se meurt pour toi. Adieu!

» MAURICE.»

La lettre lui glissa des mains, et la pauvre enfant, ne pouvant plus contenir ses sanglots, fondit en larmes.

Dans l’avenir, elle sentait que c’était un danger nouveau qui se dressait devant elle. Cécile aimait Maurice; elle voyait, par sa lettre, que son amant lui pardonnait et comprenait que la fatalité avait plus fait qu’elle contre lui; que la malheureuse avait été la victime des circonstances. Enfin Maurice la jugeait toujours digne; il était désespéré, mais il aimait; il parlait de mourir, mais Cécile trouverait bien le moyen de le faire renoncer à ce projet, tout en restant ce qu’elle devait être. La désespérance répandue dans la lettre la touchait moins que la générosité complète, le dévouement absolu et surtout l’amour puissant qu’on y lisait dans chaque mot.

La lettre était datée de la veille et d’un bureau de Paris. Maurice était donc près d’elle, elle pouvait le rencontrer à chaque instant et ce n’était pas là sa moindre appréhension. Les larmes qu’elle versait la soulageaient; c’était depuis longtemps la première sensation douce qu’elle éprouvât, et elle s’y abandonnait.

Depuis le jour de son mariage, elle n’avait vu Houdard qu’à l’heure du repas du soir; ils dînaient ensemble, et leurs allures vis-à-vis l’un de l’autre étaient restées les mêmes. Houdard seul tutoyait Cécile. On causait, en dînant, des choses les plus banales du monde; de Maurice, il n’avait plus été question, ce qui surprenait absolument André; aussi surveillait-il attentivement sa femme.

André ne couchait presque jamais à la maison; et comme cet abandon aurait pu être remarqué par les domestiques, Cécile disait que depuis sa maladie sa santé exigeait des soins constants… En somme, tout était calme, tranquille, mais de gros nuages noirs, précurseurs d’orage, apparaissaient à l’horizon de ce bagne du mariage.

Nous reviendrons vers Maurice. Les soins assidus de sa sœur, les prévenances de la vieille tante Ferrand le remirent bientôt sur pied; il resta en convalescence à Triel, pendant que sa sœur revenait à Paris et apprenait que le mariage allait avoir lieu. Elle en avisa Maurice, et, révoltée de cet abandon, de cet oubli de Cécile envers son frère, elle résolut de ne point aller voir son amie, partageant, cette fois, la pensée de Maurice, c’est-à-dire que le malheureux garçon avait été la dupe de la jeune fille.

Rétabli tout à fait, il revint à Paris et reprit son travail; pendant sa convalescence, sa sœur l’avait fait déménager et avait loué à la place de sa petite chambre de garçon un petit logement rue Moret, près de Ménilmontant. Ils y avaient chacun une chambre; une petite salle à manger. Amélie travaillait une heure de moins; elle faisait le ménage et la cuisine e; au lieu de manger au cabaret, Maurice rentrait le soir et dînait en famille avec sa sœur. C’est la petite sœur qui avait décidé et exécuté tout cela, effrayée du changement survenu dans son frère depuis sa maladie et surtout depuis qu’il avait appris l’oubli, l’ingratitude de celle à laquelle il avait voulu donner sa vie. Toujours triste et pensif, Maurice n’avait de sourire que pour la courageuse enfant qui, plus jeune que lui d’un an, semblait son aînée et lui remplaçait sa mère, subissant, sans se plaindre, ses mauvaises humeurs, ses caprices, ses volontés.

Lorsque Amélie reçut à son atelier la lettre de Cécile, elle en reconnut l’écriture et devint pâle; que contenait cette lettre? était-ce un nouveau malheur pour son frère? était-il prudent de lui remettre cette lettre? ne valait-il pas mieux la glisser sous enveloppe et la renvoyer à son auteur?... Elle était presque décidée à le faire; mais son frère, tôt ou tard, viendrait à l’apprendre et il se fâcherait de cette tutelle allant aussi loin. Elle se résigna, et le soir, lorsqu’ils se levèrent de table, lorsqu’elle le vit s’accouder sur la fenêtre et rêver, elle se décida à lui en parler. Maurice était souvent ainsi accoudé sur la coudière et le visage dans ses mains, il faisait revivre dans la nuit la scène de volupté du20juin; il revoyait en rêve la jeune fille, admirablement belle, se livrant à ses caresses, et des tressaillements le secouaient. Sa sœur qui le guettait, qui voyait et ses tressaillements et ses frissons, souffrait de le voir ainsi, ne pouvant se douter du souvenir plein de charme qu’il évoquait, et cherchait à le distraire de ses pensées; elle lui parlait, mais il n’entendait pas, il ne répondait pas, et lorsqu’elle parvenait enfin à lui faire relever la tête, ses yeux étaient mouillés et son visage baigné de larmes; alors elle pleurait à son tour en disant:

–Non, Maurice, non, ça n’est pas bien de souffrir comme ça tout seul, tu me promets d’être raisonnable, et c’est toujours la même chose… C’est moi, à mon tour, qui tomberai malade...

Maurice ne répondait pas, il essuyait ses yeux, il l’embrassait, et c’était oublié.

–Maurice, écoute-moi, voyons, il faut que je te parle.

Il ne l’entendait pas!…

–J’ai quelque chose de sérieux à te donner... mais il faut que tu me promettes d’être raisonnable.

Maurice ne bougeait pas, elle l’entendait répéter à mi-voix des phrases qu’elle ne pouvait saisir, et qui lui semblaient se terminer par un bruit de baiser. Elle insista en disant:

–Maurice, je t’apporte des nouvelles d’Elle.

Il se dressa aussitôt, la regardant bien en face pour s’assurer qu’elle ne le trompait pas, et répétantt:

–Des nouvelles, des nouvelles d’Elle; tu l’as été voir?

–Non, tu me l’avais défendu.

–Tu l’as rencontrée?

–Non, plus que cela, et j’ai peur, je n’ose te le dire.

Le jeune homme s’était retiré de la fenêtre et, la lèvre frémissante, les mains tremblantes, le regard anxieux, il répétait:

–Amélie! oh! je t’en prie, petite sœur, ne me fais pas languir… Que sais-tu?

Et le pauvre garçon, suppliant, tendait les mains. En voyant cette agitation, ce tremblement, Amélie aurait voulu n’avoir rien dit et elle aurait jeté la lettre au feu. C’est qu’à cette seule idée qu’il allait avoir des nouvelles de Cécile, de celle dont depuis trois grands mois il avait défendu qu’on parlât et dont on n’avait pas parlé, il était transformé, il était redevenu le beau garçon que nous avons vu, dans les premières scènes de notre histoire, attendant Cécile sur la place de la Bastille pour accomplir leur union in extremis.

Il était fort beau, et nous devons au lecteur le portrait de notre héros si miraculeusement sauvé. C’était un assez grand garçon de dix-neuf ans, presque vingt ans à cette heure, grand, bien pris, svelte, élégant, le geste bien aisé, le mouvement rapide, prompt, et, quoique négligemment vêtu dans son vêtement d’ouvrier, il semblait un homme distingué, préférant dépenser à sa toilette l’argent que d’autres portent au cabaret, ne rougissant point de paraître travailler pour vivre, mais ne croyant pas qu’il est nécessaire d’être malproprement vêtu parce qu’on est ouvrier.

Il portait une jaquette sombre, un gilet de même couleur sur lequel retombaient les deux pointes d’une cravate de taffetas noir, émergeant d’un col rabattu, bien blanc.

De ses manches sortaient des mains un peu fortes, mais blanches, et dont quelques durillons seulement révélaient l’habitude du travail...

La tête était belle pour un homme, le visage avait quelque chose de trop féminin; l’œil noir avait des reflets verdâtres; il était un peu enfoncé dans l’arcade sourcilière; les sourcils et les cils, d’un roux marron, étaient très longs et faisaient encore ressortir la flamme douce du regard; le nez était droit et fin; la bouche, couronnée d’une moustache rousse douce à l’œil; le visage, d’un ovale assez long, était encadré d’une admirable chevelure blonde; la peau était encore un peu duvetée; le teint était clair, les joues roses... Très beau enfin, d’allures douces, d’un maintien timide et réservé, comme les enfants élevés par les femmes.

Sa sœur lui dit:

–Maurice, tu me promets d’être raisonnable?

–Oui, oui, mais parle...

–Tiens, fit-elle, c’est une lettre d’Elle, pour toi,

Et elle tendit la lettre. Il la prit vite en s’écriant avec joie:

–D’elle, d’elle, et la baisant avec transport avant d’en briser le cachet, il disait:

–Qu’elle contienne la mort ou la vie…, c’est déjà du bonheur!

Et il déchira l’enveloppe.

Il lut la longue lettre de Cécile tout d’une traite, comme le buveur altéré boit sans respirer sa coupe pleine, et, à mesure que sa lecture s’achevait, ses traits exprimaient les différentes émotions qu’il éprouvait; sa sœur, craintive, observait attentivement sa physionomie, ne le quittant pas du regard, prête, au moindre signe de défaillance, à le soutenir. Après une contraction nerveuse qui l’inquiéta un moment, Amélie vit ses yeux se mouiller et son visage s’inonder de larmes; il pleurait, une crise n’était plus à craindre; il avait cessé de lire; elle lui dit:

–Eh bien, Maurice, qu’y a-t-il?

–Ah! ma pauvre Mélie, fit-il en se laissant tomber sur une chaise et en sanglotant, ah! je suis bien malheureux...

–Voyons, sois raisonnable, ne me fais pas regretter de t’avoir donné cette lettre... Depuis longtemps tu sais ce qu’elle vaut, l’ingrate, la misérable…

Maurice se leva aussitôt et, mettant la main sur la bouche de sa sœur, l’interrompit en suppliant, et il s’écria:

–Tais-toi, tais-toi, Mélie... Nous ne savions rien... elle est bien malheureuse...

Assez étonnée, Amélie tendait la main pour prendre la lettre. Maurice la prit vivement... et, essuyant ses larmes, il s’assit et relut lentement, buveur désaltéré, que le goût de la liqueur a ravi, et qui revient à sa coupe boire à petites gorgées le liquide enivrant. Il lut, l’œil humide d’émotion, paraissant éprouver lui-même les souffrances décrites. En relevant la tête, il vit sa sœur, sa compagne dévouée, qui le regardait toujours avec inquiétude. En voyant son regard interrogateur, il comprit que, dans l’intérêt même du secret qu’il voulait garder sur la nuit du20juin, il était utile de lui dire quelque chose de la lettre. Amélie attendait, ne s’expliquant pas le changement si rapide survenu dans le jugement que son frère portait sur celle qui l’avait trompé.

–Ma pauvre Mélie, à l’heure où j’essayais de me suicider, Cécile se sauvait de chez elle et se jetait dans la Seine.

–Que me dis-tu là?

–Ce qu’elle m’écrit... Miraculeusement sauvée et conduite à l’hôpital, elle resta deux mois malade, et lorsqu’elle revint à elle, qu’elle s’informa de moi, elle apprit que je m’étais tué; on le lui fit croire... Cécile me croyait mort; c’est d’hier seulement qu’elle sait la vérité.

… Ce n’est pas possible.

–Écoute, elle parle même de toi… C’est moi qui, en te défendant d’aller la voir, ai été une des causes de ce qui est arrivé. Écoute: «On me mena à l’hôpital, on envoya chercher mon père, et je restai presque folle, délirant sans cesse, entre la vie et la mort pendant deux mois...»

Maurice s’arrêta, la phrase qui suivait aurait révélé à sa sœur ce qui s’était passé... il passa quelques lignes et lut:

«Tu comprends que personne ne parlait de toi... Si j’avais douté de ta mort une fois, ces doutes se seraient évanouis: mon père avait reçu une lettre de son ami Crochard (tu te souviens, Crochard que tu as vu souvent à la maison); mon père l’avait invité au mariage, il était venu d’Orléans, où il réside ordinairement, lorsque ma tentative de suicide bouleversa tout; il repartit le même soir, et, en passant en voiture devant la rue de Lacuée, il vit un grand rassemblement; il n’avait pas le temps de descendre de voiture; mais il apprit dans la gare que c’était un crime ou un suicide qui venait de se découvrir; on avait trouvé quelqu’un de mort dans la maison, c’est ce qui motivait ce rassemblement… De ce jour, je n’eus plus de doute. Tout cela a-t-il été inventé et raconté pour me retirer tout espoir et me décider au mariage que je viens de faire? Je ne le sais, mais j’ai cru, et depuis ce jour ton ombre aimée n’a cessé de hanter mon chevet... J’ai bien pleuré, va, j’ai bien souffert...»

Il s’arrêta, sa sœur émue le regarda et lui dit:

–Eh bien?

–Eh bien, je ne dois plus la revoir, puisqu’elle est mariée; elle a assez souffert pour que je ne sois pas cause de souffrances nouvelles; cependant, il y a une chose que je voudrais bien savoir, c’est ce qui a pu motiver ce rassemblement rue de Lacuée, juste le jour que nous l’avons quittée; je veux savoir s’il y a là une coïncidence malheureuse ou un petit complot de mensonges et de fourberies ourdi autour d’elle et dont nous sommes les victimes.

–Que veux-tu que je fasse, mon frère? fit vite Amélie toute prête à servir celui qu’elle aimait comme un enfant. Veux-tu que j’aille voir Cécile et que je me renseigne près d’elle?

–Non! non! dit Maurice; et, après un gros soupir, découragé, il ajouta: Il ne faut plus penser à Cécile; elle est morte pour nous.

–Ah!….. elle le veut?

Il ne répondit pas, mais il reprit:

–Je veux, ma chère Mélie, que tu ailles au plus tôt, demain, si tu le peux, rue de Lacuée, et que tu saches ce qui s’est passé.

–J’irai, mon frère.

Il était tard; Amélie, qui tout en causant s’était occupée des soins du ménage, rangeait sa vaisselle, et Maurice, assis dans un coin, relisait sa lettre. Il cherchait ce qu’il allait répondre, et son idée était de demander un dernier rendez-vous; mais, en relisant la lettre, la phrase suivante sembla se souligner sous ses yeux:

«Maurice, pardon, ton souvenir aimé restera éternellement en moi; mais tu sais que je suis trop honnête pour consentir maintenant à te revoir, etc.»

Il baissa la tête et pensa. Il n’avait qu’une chose à faire: pardonner... et jurer ce qu’on lui demandait, c’est-à-dire qu’il n’avait jamais été l’amant de Cécile, que celle-ci n’était jamais venue chez lui; il jura et écrivit la lettre que nous connaissons.

Il était l’heure du repos; sa sœur ne voulait le quitter que lorsqu’il serait couché; il le vit et se hâta de lui dire bonsoir, ayant hâte d’être seul pour pleurer à son aise. Ils s’embrassèrent, et Amélie rentra dans sa chambre. Ce fut alors une scène cruelle de morne désespoir où le malheureux se roulait sur son lit, pleurait et embrassait entre ses sanglots la lettre de son amoureuse.

Il pensa que sa sœur, si dévouée, en voyant le changement survenu en lui par la lettre, ne manquerait pas de chercher à savoir ce qu’elle contenait, si bonne, si charmante qu’elle fût, surtout convaincue d’agir dans un bon sentiment. Amélie avait ce vice féminin, ce vice héréditaire de la première femme: la curiosité... Elle ne manquerait pas de vouloir mordre à la lettre... Et, de ce jour, l’honneur de Maurice était en jeu à ce que personne ne sût ce qu’il avait juré de cacher, de nier au besoin. Il pouvait brûler la lettre, mais cela était au-dessus de ses forces; ce papier sur lequel sa main s’était promenée, sur lequel ses larmes étaient tombées, c’était à cette heure tout ce qu’il avait d’elle; il résolut donc de l’emporter le lendemain à l’atelier; chez lui, il n’était pas en sûreté. Pendant dix jours, Amélie allait fouiller partout. Quand il aurait déclaré qu’il avait déchiré et brûlé la lettre, qu’Amélie serait lasse de ses recherches indiscrètes, alors, il rapporterait la lettre chez lui. Pour dormir, ainsi qu’aux petites filles qui veulent coucher avec leur poupée, il lui fallut avoir toute la nuit la lettre dans sa main et il l’appuyait sur ses lèvres. Le lendemain soir, lorsque Maurice fut rentré, sa sœur lui dit qu’elle avait été aux renseignements rue de Lacuée. Effectivement, cette nuit-là, une femme qui restait de l’autre côté de la rue, presque en face de la maison où son frère demeurait, s’était suicidée, disaient les uns, avait été empoisonnée, disaient les autres, était morte d’un anévrisme, disaient les amis... Bref, ç’a avait été un événement, parce que morte la nuit sans secours, on n’avait constaté la mort que le lendemain soir. Il était vrai que la police était venue, que de nombreux rassemblements avaient stationné devant la porte pendant cette journée, que le corps avait été porté à la Morgue, et depuis on n’en avait pas entendu parler; et Amélie concluait:

–Tu conçois qu’il suffisait de demander le plus petit renseignement, pour savoir que la victime était une femme; donc, je n’accuse pas Cécile, puisqu’elle était malade, presque folle, et ne pouvait agir; mais c’est chez elle que le petit complot a été organisé.

Maurice, la tête baissée, ne répondit pas ; il pensait. Décidément le sort était contre eux; sa sœur ne savait pas que Cécile l’avait quitté le croyant mort; qu’elle devait croire aveuglément; que c’est plutôt en apprenant qu’il vivait qu’elle aurait pu douter; pour les autres, sa vie leur était tout à fait indifférente; au contraire, ils aimaient mieux croire à sa mort que d’y aller voir. La cause de tout, c’était son départ à la campagne avec sa sœur, leur absence de Paris justifiant ce qu’on pensait et, disons le mot, ce qu’on désirait. Il dit à sa sœur:

–Il ne faut accuser que le sort: je suis maudit!

Ils dinèrent et se couchèrent. Le lendemain, au point du jour, on frappa à la porte de leur petit logement. Maurice sauta du lit et, à peine vêtu, il alla à la porte; à cause de son négligé, il demanda:

–Qui est là?

–Au nom de la loi, ouvrez!

–Oh! mon Dieu! exclama Amélie, qui passait sa tète curieuse par l’entre-bâillement de la porte.

Maurice ouvrit tout étonné et tremblant. Un commissaire, ceint de son écharpe, entra, suivi de deux agents; il demanda:

–Maurice Ferrand?

–C’est moi, monsieur, fit le jeune homme stupéfait.

–Au nom de la loi, je vous arrête.

La grande Iza

Подняться наверх