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VI COMMENT CHADI PERDIT SA JOURNÉE.

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Table des matières

Revenons vers la Seine, sous le pont d’Austerlitz. Au cri lugubre, à l’appel désespéré de Chadi, des deux rives à la fois, les bateaux s’étaient détachés et les mariniers se dirigeaient vers celui qui les appelait. Lorsqu’ils arrivèrent, il était temps, Chadi était épuisé et le courant très rapide menaçait de l’entraîner avec celle qu’il venait si miraculeusement d’arracher à une mort certaine. C’étaient les tireurs de sable qu’il venait de voir quelques minutes avant au Rendez-vous de la Marine et ceux qui connaissaient son père, le vieux marinier–ses amis du port enfin, qui étaient arrivés les premiers ayant reconnu la voix du jeune homme. Ils aidèrent le brave garçon à placer le corps de la jeune fille dans leur bachot, ils l’y firent monter après et, pendant que Chadi, soutenant la tête de la noyée, regardait si elle donnait signe de vie, ils se dirigèrent à force d’avirons vers la berge… L’un d’eux avait crié en remontant l’arche à ceux qui regardaient sur le pont:

–Courez chercher la boîte de secours et un médecin.

Quelques minutes après ils abordaient ; de nombreux curieux se pressaient sur la berge, un médecin se trouvait heureusement là; il conseilla de laisser la jeune fille dans le grand bachot, où l’on serait moins gêné par les curieux pour lui donner les secours que réclamait son état. Chadi était sauté à terre, et chacun le félicitait; il en profita pour faire faire le cercle aux gens qui accouraient de tous côtés. La boîte de secours venait d’être apportée, et le médecin déclara ne pas en avoir besoin: la jeune fille revenait à elle.

–Elle vit encore... alors elle est sauvée, dit Chadi. Quand on en sort encore vivant..., il n’y a rien à craindre.

Cécile avait d’abord ouvert faiblement les yeux, elle avait eu quelques hoquetements, puis la respiration était revenue régulière. Du cabaret que nous avons vu, on avait apporté de grosses couvertures chauffées devant le feu, et on lui avait enveloppé les jambes; la chaleur était peu à peu remontée, et la jeune fille parut assez bien pour que le médecin essayât de l’interroger. Il était à genoux et le buste de Cécile s’appuyait sur lui.

–Mon enfant, lui demanda-t-il, où souffrez-vous?

Cécile alors ouvrit les yeux et regarda autour d’elle, semblant chercher à reconnaître l’endroit où elle se trouvait et à s’expliquer ce qui se passait; le docteur, qui l’observait, renouvela sa question... Elle fixa sur lui ses yeux hagards et balbutia des mots sans suite pour lui répondre. Étonné, le docteur l’observa plus attentivement, et tâta son pouls; après une grande minute d’examen, il dit brièvement:

–Vite, bien vite une civière...

Deux hommes se précipitèrent aussitôt, et Chadi, revenant vers celle qu’il avait sauvée, demanda en la regardant avec inquiétude:

–Docteur, est-ce que ça ne va pas bien?... Je croyais qu’elle était’ sauvée.

–Il y a là des complications que je ne m’explique pas, et ce qui vient d’arriver n’est pour rien dans son état; les déjections sont singulières, les extrémités restent glacées et l’estomac est brûlant... Cette enfant était malade avant de se précipiter à l’eau.

–Ah mon Dieu! peut-être qu’elle a fait ce coup-là dans un accès de fièvre chaude...

Cécile avait des haut-le-cœur constants, et la mousse venait à ses lèvres...

La civière venait d’arriver; on porta le corps du bateau sur le matelas que Chadi avait envoyé chercher chez lui en même temps que des vêtements. Les curieux se pressaient autour de la civière pour voir la noyée, et celle-ci les regardait comme hébétée. C’étaient de constantes exclamations admiratives:

–Oh! pauvre enfant, qu’elle est jolie!

–Oh! l’adorable créature!

–Si jeune, si belle, et penser à la mort...

–Pauvre belle petite, elle aura été séduite et abandonnée...

–Qu’elle est belle... on dirait une mariée...

A ce mot, elle se leva un peu, sourit, et, regardant tout autour d’elle comme pour saluer, elle balbutia:

–Oui… c’est moi… je suis la mariée...

Et c’est vrai, elle était bien belle, la pauvre Cécile. Dans le canot, loin du regard des curieux, on lui avait retiré ses vêtements; la grasse servante du Rendez-vous de la Marine, sur l’ordre de Chadi, avait apporté du linge chauffé en même temps que les couvertures; on avait revêtu la jeune fille de ce linge blanc, et, à cette heure, étendue dans la civière, tout habillée de blanc, sa tête, belle et pure comme celle d’une vierge, ressortait dans ses longs cheveux noirs; les traits s’étaient rassérénés peu à peu, et sa bouche adorable semblait sourire à un être invisible; la fièvre mettait la fraîcheur à ses joues et assurait la vie...; ses lèvres s’entr’ouvraient sans cesse; elle parlait, et vainement le docteur cherchait à comprendre ce qu’elle disait. Il s’adressa aux deux individus qui avaient apporté la civière:–Mes amis, hâtons-nous; suivez-moi, je vais vous conduire à la Pitié; je la ferai entrer dans mon service... Vous, mon ami, fit-il en s’adressant à Chadi, vous allez me faire le plaisir de venir nous accompagner. Les agents arrivaient en ce moment, ainsi que cela se passe ordinairement, c’est-à-dire lorsque tout était terminé. Le docteur dit à l’agent qui demandait des renseignements de vouloir bien les suivre, l’état de la jeune fille que l’on venait de sauver étant assez grave pour ne pas perdre une minute.

En route, Chadi raconta à l’agent ce qui s’était passé, et celui-ci se hâta d’écrire son rapport sur un petit carnet. Le docteur était de service à la Pitié; il y était connu, mais on n’avait pas coutume de le voir à pareille heure. On fut étonné; cependant sa présence hâta la réception de la malade. Et quelques minutes après Cécile était couchée; le docteur, aidé par les internes de service, l’avait attentivement examinée, et lorsque Chadi’ lui demanda, l’ayant vu écrire son ordonnance et la faire exécuter devant lui:

–Eh bien! docteur, cela va-t-il mieux?

–Maintenant j’espère qu’il n’y a plus de danger.

–Comment, vous avez cru un instant qu’elle ne reviendrait pas?

–Je vous dirai plus, j’ai craint de ne pas l’amener vivante ici.

–Pauvre petite!….. Aussi, si jeune, si jolie, quelle idée de se noyer...

–C’est ce qui l’a sauvée...

–Hein! exclama Chadi stupéfait et croyant avoir mal entendu... en se noyant, ça l’a sauvée!

–La pauvre petite doit avoir une bien grande douleur dans sa vie... L’idée de mourir était bien arrêtée chez elle, car, avant de se jeter à l’eau, elle s’était empoisonnée.

–Ah! qu’est-ce que vous me dites là?

–Ce que j’ai fait pour sauver la noyée, en provoquant les déjections, l’a débarrassée; elle est maintenant en proie à une fièvre terrible, j’ai à craindre de graves complications... mais enfin elle va mieux...

–Mais que dit-elle?

–Rien, elle a le délire...

–Pauvre petite, et quand on pense, monsieur, qu’à cette heure sa famille est peut-être dans la désolation.

–Vous avez raison... Vous me faites penser au premier devoir à accomplir. et nous n’y avons pas songé.

Le docteur fit appeler la sœur qui avait déshabillé la jeune fille et lui demanda si elle n’avait pas trouvé dans les vêtements un renseignement constatant l’identité de la malade; la sœur répondit qu’elle n’était vêtue que d’une camisole et d’un jupon.

–C’est vrai, exclama Chadi, puisque c’est les jupons de la mère Leblanc que j’avais envoyé chercher; ses effets sont à la Marine en train de sécher. Je vais y aller.

–Mon ami, d’abord, dites-moi votre nom...

–Aristide Leblanc, dit Chadi–quai de la Gare– ciseleur; sur le bord de l’eau tout le monde me connaît, je suis l’as de la Brise...

–Mon brave garçon, vous avez fait là une belle action.

–Allons donc... vous dites ça pour blaguer... une belle fille comme ça, que j’ai tenue dans mes bras dix minutes... c’est moi qui la remercierai...

–Mon ami, vous me ferez le plaisir de venir me dire si vous avez des renseignements.

–Monsieur le docteur, je vais vous dire, je cours d’ici chez nous, je fouille dans les effets, si je trouve quelque chose, je cours chez les parents; après, j’aurais voulu aller à l’atelier, vous savez, un samedi...

–Allons, allons… il faut faire le paresseux aujourd’hui, dit le docteur en souriant de la simplicité avec laquelle le jeune homme envisageait sa belle action, vous perdrez votre journée...

–Eh bien, vous avez raison... je reviendrai vous donner des nouvelles ce tantôt, je finirai de laver le bateau. Au revoir, monsieur le docteur...

Et Chadi courut vers le quai; en arrivant il demanda les effets de la jeune fille.

–Ils sèchent, répondit la bonne en lui montrant robe et jupons étalés sur des chaises devant la grande cheminée où le sarment pétillait...

Une heure après Chadi entrait chez les Tussaud.

–Monsieur Tussaud? demandait-il...

–C’est moi! fit le pauvre homme en larmes et pouvant à peine se soutenir. Mais Adèle Tussaud, en voyant un inconnu arriver essoufflé chez eux, avait relevé la tête et contenait un instant ses sanglots, pour écouter.

–Que voulez-vous, monsieur?

–Monsieur, vous connaissez ça? et il montrait un petit porte-monnaie-portefeuille.

–Ah! mon Dieu! exclama Tussaud..., c’est de Cécile.

–Cécile! cria Mme Tussaud en se levant vivement...

–Parlez, monsieur, parlez, où est-elle?

Houdard, clignant de l’œil, observait la scène et tendait l’oreille... Chadi, tout étourdi, en voyant tous ces gens en habit de noce et les yeux baignés de larmes qui l’interrogeaient, ne savait que dire:

–Venez avec moi, vous allez la voir.

–Elle vit, monsieur? demanda Mme Tussaud, anxieuse, les traits bouleversés.

–Ah! oui... pour ça...

–Ah! mon ami... fit Tussaud en l’embrassant.

–Où est-elle!

–A la Pitié!

On sait l’effet terrifiant que produit dans la classe bourgeoise travailleuse l’idée de l’hospice; ces mois: à la Pitié! avaient glacé chacun. Chadi n’en revenait pas, il regardait autour de lui et cherchait l’explication du drame auquel il venait d’assister si heureusement. Ces gens habillés pour aller à la noce, c’étaient les parents de l’enfant qu’il avait arrachée à la mort! Pendant que là-bas, elle se jetait à l’eau, pendant qu’on retendait sur la civière pour aller la coucher dans un lit d’hôpital, chez elle on se préparait pour une fête! Vainement, le brave garçon cherchait à assembler ces faits entre eux, son cerveau se refusait à lui donner une solution.

Adèle Tussaud avait pris les mains de Chadi, et, anxieuse, n’osant croire, elle lui demandait:

–Elle vit! elle vit?...

–Oui, oui, madame.

–Pourquoi l’a-t-on conduite à la Pitié, qu’a-t-elle eu?

–Où était-elle? demanda Tussaud, est-ce un accident?

–C’est un accident volontaire... Est-ce qu’elle n’était pas malade?

–Non, qu’y a-t-il enfin?

–Je vais vous dire, elle a voulu se noyer...

–Ah! mon Dieu! exclama tout le monde.

Houdard écoutait attentivement, paraissant surpris de ce qu’il entendait.

–Noyer!

–Se noyer! se noyer! s’écriait Mme Tussaud épouvantée et prête à se trouver mal.

–Oui, madame, elle s’est jetée par-dessus le pont d’Austerlitz. et heureusement j’étais là, j’ai piqué une tête et je l’ai ramenée.

–Vivante?

–Ah oui!

–Vous, vous, monsieur, et Adèle pleurant embrassait Chadi tout honteux des marques d’admiration qu’on lui prodiguait; car chacun, à l’envi, venait lui presser la main.

–Vite, vite, disait Mme Tussaud à la bonne, donnez-moi un pardessus, un manteau; nous allons aller la chercher.

Tussaud interrogeait Chadi, et les invités se penchaient autour d’eux écoutant, attentifs.

–J’étais sous le pont, dans mon bateau, en train de lui faire sa toilette pour demain; j’étais en train de chanter; tout à coup j’entends: pouf! et pas un mot, pas un cri. Je me retourne, je vois l’eau qui bouillonnait; je connais ça; je me dis: Bon… quelqu’un qui prend une goutte. Attends un peu. J’étais justement en costume, ma cotte retroussée comme un caleçon. Je pique une tête, je cherche, je vois des jupons qui se sauvaient en filant le long de la pile. Je me dis: Bon, elle va dans le remous. Je connais l’endroit; je suis né en face. Je remonte respirer; je repique droit sur les vêtements et je la rattrape près de la pile; je remonte avec, mais c’était dur, allez... C’est qu’il y a du courant là, et je pensais que je n’arriverais pas à mon bateau; c’est que c’est lourd une femme; enfin, je me cramponne etj’appelle. Ah! vous pensez, tout le monde avait vu le coup et on venait de tous côtés; mais il était temps s; le courant est si raide qu’une minute de plus, et j’y allais avec elle.

–Et elle vivait? demanda Tussaud.

–Elle était sans connaissance ce; nous la montons dans le bachot et justement il y avait un médecin de la Pitié qui revenait d’une visite de nuit; ah! ça n’a pas été long; il lui a appuyé à un endroit sur l’estomac, il a fait semblant de l’embrasser, il lui a fait frictionner les jambes... Faut pas vous fâcher de ça, on lui a vu les mollets... mais sans penser à mal. Enfin elle est revenue à elle; mais le médecin a dit qu’elle était atteinte d’une autre maladie... C’est alors qu’il l’a fait conduire à la Pitié dans son service. Et quand je l’ai quittée pour venir vous prévenir, il m’a dit: elle est sauvée!

Chacun eut un soupir de soulagement à ce dernier mot, et Adèle, qui venait de revêtir son manteau, demanda en souriant sous ses larmes:

–Oh! vous ne me trompez pas, monsieur, elle est sauvée?

–Absolument, madame.

–Et vous allez nous conduire vers elle?

–Je vous attends pour ça.

–Mon ami, fit Tussaud en le prenant à part, c’est à vous que je dois la vie de mon enfant, je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous... mais vous accepterez bien. et il fouillait à sa poche.

–Eh bien, qu’est-ce que vous faites là, vous? Est-ce que je vous demande quelque chose? Pour qui me prenez-vous? Vous m’avez donné une bonne poignée de main, votre dame m’a embrassé; quand votre demoiselle sera sur pied, vous lui direz d’en faire autant; un bon baiser, votre amitié et ça fera le compte.

Tussaud lui serra affectueusement les mains et dit:

–Allons, vite, partons... emmenons Houdard.

–Ah ça! es-tu fou? fit vivement Mme Tussaud, c’est à cause de lui que la malheureuse a voulu se tuer...

–C’est vrai..., le pauvre garçon...

–Allons, viens vite!

Houdard avait tout entendu, et son regard s’était croisé avec celui de Mme Tussaud; mais, ne voulant pas paraître céder, il vint à Chadi et lui dit:

–Je vous félicite, monsieur, de votre belle action.

–Il n’y a pas de quoi, vraiment.

–Tussaud, je te laisse aller avec ta femme la chercher; moi, je reste avec nos invités pour nous excuser.

–Ça se refera… C’est remis, quoi! balbutia Tussaud qui ne voulait pas se fâcher avec Houdard.

–J’y compte bien, fit celui-ci, en lui serrant la main et souriant malignement en regardant Mme Tussaud qui tirait la manche de son mari pour le faire taire, disant:

–Claude, dépêchons-nous, donc, est-ce l’heure de parler de ça?

Ils prirent une des voitures de noce, et firent monter Chadi près d’eux.

–Mais, monsieur, madame, regardez donc comme je suis fait, je ne peux pas monter là-dedans, j’irai aussi vite que vous à pied... ou bien, attendez, je vais monter sur le siège.

–Plaisantez-vous, monsieur, fit Adèle... Vous, à qui je dois d’aller encore embrasser ma Cécile, montez vite et asseyez-vous près de moi.

Chadi obéit et la voiture partit rapidement dans la direction du jardin des Plantes.

Moins d’un quart d’heure après, Claude et sa femme, dirigés par Chadi, entraient dans la salle de la Pitié. A l’aspect des petits lits, des murs nus, des longues salles silencieuses traversées par les sœurs calmes, Adèle Tussaud chancela, un frisson courut dans ses os et dans son sang. Tussaud aussi devint pâle, il eut peur, il craignit d’avoir été trompé par Chadi.

Quand Chadi, leur montrant un des lits, dit:

–C’est là.

Ils se précipitèrent chacun d’un côté, disant le même mot, son petit nom d’enfant:

–Zizille, mon enfant!

Cécile ouvrit ses grands yeux; son regard fiévreux se fixa sur eux. Elle ne les reconnut pas.

Épouvantée, Adèle, qui lui tenait la tête dans ses bras et l’embrassait, disait:

–C’est nous, c’est nous, Zizille, c’est ton père, ta mère.

Les regards de Cécile restaient fixés sur eux, sans les reconnaître. Une seconde cependant il y eut dans ses yeux comme un éclair, elle semblait reconnaître sa mère; alors celle-ci, lui souriant, dit aussitôt:

–Zizille, ma mignonne chérie, nous allons te ramener chez nous... Tu es libre... Tu ne l’épouseras pas... Tu seras la femme de celui que tu as choisi… Tu verras Maurice.

Pendant que sa mère parlait, Cécile semblait peu à peu revenir à elle et comprendre. Au dernier mot, elle se dressa tout à coup sur son lit, les yeux hagards et se débattant furieusement, écartant ses parents effrayés et répétant:

–Maurice, Maurice, me voici, attends-moi…

Elle jeta un grand cri et retomba raide sur l’oreiller. Le médecin, qui était au pied du lit, se précipita en s’écriant:

–Ah! mon Dieu, qu’avez-vous fait?

Chadi resta stupéfait.

Claude et sa femme, épouvantés, terrifiés, tombèrent à genoux, et, les mains jointes, la mère suppliait:

–Pitié, pitié, mon Dieu, ne nous la prenez pas.

La grande Iza

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