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VIII

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Dès qu’il eut pris clairement conscience de lui-même, qu’il osa davantage obéir jusqu’au bout à son démon familier et qu’il s’habitua à lire plus librement à la fois dans la nature et dans son propre cœur, Corot en vint à créer, pour son usage, un système de notations sommaires et rapides, dont il faut dire quelques mots. Ce vif sentiment, cette intuition si sûre et si subtile de la vie de l’atmosphère et de ses relations avec tout ce qu’elle enveloppe et fait vivre, cette attention portée sur les choses moins pour en surprendre l’intime structure et la physionomie individuelle que pour saisir et noter leurs rapports avec ce qui les environne, cette observation délicate des phénomènes les plus éphémères et des plus mobiles apparences qu’un souffle de brise, l’angle changeant d’un rayon défont et modifient sans cesse, devaient le conduire graduellement à ce qu’on a appelé «l’impressionnisme».

Il pouvait s’abandonner impunément à son charme dangereux, parce que avant de se permettre les synthèses sommaires, il avait patiemment accumulé de minutieuses analyses. Il avait, en ses jeunes années et jusqu’à sa pleine maturité, rempli ses cartons de dessins attentifs, étudié comment les plans des terrains s’établissent, comment les arbres robustes s’attachent à la terre maternelle; il savait comment se comporte la vivante charpente d’où partent les menues branches; et les feuilles qui tremblent au moindre vent, il avait observé comment elles sont adaptées sur leur tige, quelle est leur forme et leur profil...

Peu à peu, à ses consciencieuses enquêtes, on voit, dans la collection de ses dessins et de ses carnets, se substituer une autre méthode d’indications rapides. Il s’était permis de dire que Victor Bertin ne lui avait pas assez appris «l’importance du dessin d’ensemble et par masses», et de bonne heure, dans la rue, au théâtre, il s’était exercé à croquer des silhouettes de passants ou de danseuses. Il voulut de même, sur le terrain, noter instantanément non seulement la silhouette générale et la distribution des grandes masses, mais aussi les relations d’ombre et de lumière des diverses parties. A cet effet, il avait imaginé un ensemble de signes conventionnels, une sténographie dont lui seul pouvait tirer parti. Pour la pleine lumière, un rond; pour les plans d’ombre, un rectangle ou un carré ; pour les zones intermédiaires (par exemple un nuage que le soleil éclaire par derrière) un rond inscrit dans un carré lui servaient à dresser comme un état des lieux, un procès-verbal instantané. Au moyen de chiffres, allant de 1 à 5, il marquait les relations variables et les intervalles de clarté... Et comme il avait par devers lui de longues contemplations, une mémoire pittoresque prodigieuse, une imagination prompte à s’émouvoir à l’appel de cette mémoire, et que d’ailleurs il savait, à l’occasion, et jusqu’à la fin, reprendre ses études et «se ramener sur le terrain », ces impressions chiffrées lui furent d’un réel secours. Il reste toutefois certain qu’il se laissa entraîner, quand eut sonné l’heure du succès qui vint tardivement récompenser cette vie exemplaire, à des improvisations vraiment trop superficielles. Les adulateurs et les parasites, les marchands surtout et les amateurs, trop souvent marchands à peine déguisés, qui composent leurs galeries comme leur portefeuille et spéculent à la hausse, lui demandèrent à satiété ce qui dans son œuvre était le moins digne de lui. De là, dans cette œuvre si riche, des parties destinées à disparaître et qui ont déjà payé la rançon des engouements naïfs ou intéressés d’autrefois. Mais le meilleur et l’essentiel est inaltérable, et restera, dans l’histoire de la peinture française au XIXe siècle, comme un des chapitres les plus charmants et les plus décisifs.

Corot enfin eut le privilège d’unir à une sensibilité frémissante et exquise une âme admirablement équilibrée; la volonté était chez lui avisée et tenace; il conserva un sentiment parfait des ressources et des possibilités de son art. Plus qu’aucun autre, il enrichit, il assouplit jusqu’aux limites extrêmes la langue pittoresque; il y fit passer des «frissons nouveaux», mais il ne la faussa ni ne la corrompit. Il ne fut pas esclave de la sensation; il ne s’y abandonna pas, éperdu et haletant jusqu’au stérile paroxysme; il ne fatigua ni la peinture, ni notre sensibilité, que d’autres, après lui, ont lassée, violentée, si bien qu’elle a demandé grâce. Il savait qu’il importe surtout, quel que soit l’outil ou l’instrument dont on dispose pour traduire son rêve, d’éveiller dans l’âme des spectateurs des impressions équivalentes, où le souvenir de la réalité revienne fidèle et épuré dans une sereine contemplation. Il fut un idéaliste: avec la vision du monde, il fit passer en nous le lyrisme charmant dont ce spectacle avait ravi son cœur.

Aussi son œuvre continue-t-elle de s’offrir comme un abri délicieux, un rendez-vous de repos et de fraîcheur dans l’aridité de la route. Toutes les plus caressantes mélodies de la nature y ont été captées pour notre usage par un génie bienfaisant et fraternel. Rien de forcé, rien de faux surtout ni de violent. Il semble n’avoir connu de la vie que les heures sereines, ou du moins, quelle qu’ait pu être l’amertume des temps difficiles, n’en avoir emporté que des souvenirs apaisés. Peut-être, s’il est vrai que rien ne nous rende si grand qu’une grande douleur, serait-on tenté de dire parfois que cette consécration suprême lui fit défaut..... Ne nous en plaignons pas! Il était bon pour notre temps, où l’art a été le confident de tant de tristes secrets, qu’un homme se trouvât et qu’une œuvre parût en qui tout fût lumière, sérénité, harmonie. Corot a travaillé la chanson aux lèvres; ses sens, comme spiritualisés, son âme, divinement légère et naïve, auront reflété, pour la consolation de la pauvre humanité, un monde où tout semble proclamer que la création fut un acte d’amour, et où rien ne pèse plus de la colère du Créateur ni du repentir de la faute.

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