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IV
ОглавлениеSi l’on pouvait disposer dans une même galerie, d’un côté les «compositions» officielles que Corot peignit en ses premières années d’active production, d’après les préceptes et pour être soumis, aux Salons, au jugement de ses maîtres et du public, — de l’autre, les petites éludes qu’il exécutait seul, sans aucune préoccupation d’exposition, de jury, de règles à appliquer ou de critiques à éviter, sub Joue crudo, dans la présence réelle de la nature, — on serait frappé de contradictions singulières. Autant il paraît embarrassé et contraint dans les unes, autant il est spontané, original et charmant dans les autres. Qu’on se rappelle le Forum romain (mars 1826) et le Colisée qu’il légua au Louvre (montrant par là le prix qu’il attachait à ces premiers essais de sa jeunesse, à ces premiers éveils de son génie), le Château Saint-Ange, la Terrasse du palais Doria, l’Ile San Bartolomeo, toute la série de ces petits tableaux que l’on a pu revoir en 1889 ou dans quelques expositions particulières, et qui datent tous de la fin de 1825 à 1827... Ils restent, par l’extrême simplicité de l’exécution et l’inexprimable finesse de la tonalité, parmi ses plus rares morceaux. Jamais il n’eut du monde extérieur, des formes dans l’air et la lumière une vision plus vive, plus nette à la fois et plus délicate, on voudrait pouvoir dire plus mélodieuse. C’est un don vraiment divin de retenir de toutes les apparences naturelles ce qu’elles ont d’exquis, d’en saisir et d’en fixer comme sans effort, dans une image fidèle et spiritualisée, la grâce intime et la douceur. Dans ces heures fécondes, sous l’aménité du ciel printanier d’Italie, Corot reçut de la nature la révélation des plus charmants secrets et des suprêmes lois de la peinture. Il comprit, il sentit, il vit que ce n’est pas seulement avec des lignes, mais encore et surtout avec les valeurs, par le dosage et la distribution des quantités et des qualités de lumière que se construit et «s’établit» un tableau; et quand, beaucoup plus tard, à la fin de sa vie, sollicité de résumer en quelques mots les règles essentielles de son art, il se bornait à écrire: «Dans la carrière d’artiste, il faut conscience, confiance et persévérance; ainsi armé, deux choses, à mes yeux de la dernière importance, sont l’étude sévère du dessin et des valeurs», il livrait à la fois toute son expérience et toute son esthétique.
A vouloir analyser l’un après l’autre ces délicieux petits tableaux, on fatiguerait le lecteur. Quand on pourrait dire comment, dans le Pont-Saint-Ange par exemple, les blonds rosés des fabriques et les verts éteints de la berge, l’azur léger du ciel où se fondent des effluves d’argent et les tons d’ambre fin des dômes et du pont fraternisent tendrement; comment, dans le Forum romain, les modulations infiniment délicates des tons de brique ou de pierres saumonés, orangés, ardoisés, çà et là soutenus d’impondérables demi-teintes discrètement nuancées de verts et de lilas, chantent harmonieusement dans la transparence et la splendeur calme de l’air... aurait-on donné, avec des mots, la sensation de ce que les mots n’ont pas, après tout, mission de rendre sensible? L’accord de deux tons associés, le contraste de deux complémentaires, le blond rosé d’un campanile montant dans la limpidité d’un ciel d’azur qui verdit par endroits, suffit à combler l’œil d’intime volupté. La littérature, à tenter de transcrire ou de «transposer» ces relations subtiles, se perdrait en d’inutiles et confuses bouillies de mots et d’adjectifs. C’est ici le domaine propre de «la peinture». Et, sans doute, la métaphysique a le droit de la dédaigner; mais enfin, c’est la peinture. Delacroix se plaignait qu’on oubliât trop communément que pour bien juger de ces choses, il faut «de l’œil», comme pour la musique «de l’oreille». Corot fut un grand peintre, parce qu’il reçut de la Providence l’œil le mieux organisé, le plus merveilleusement sensible et le plus «juste» dont elle ait jamais fait don à un mortel.