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... Jamais les liens vivants qui unissent l’œuvre à l’homme et le talent à l’âme ne se sont révélés avec une plus intime évidence. Avant qu’on ait pensé à s’informer de ses moyens, à analyser ses procédés préférés, à suivre l’allure habituelle de sa main, on est déjà pénétré de sa pensée, attiré et dominé comme par l’entretien d’une parole grave, un peu lente, pleine de certitude, de tendresse et d’autorité. «Malheur, disait-il un jour, malheur à l’artiste qui montre son talent avant son œuvre. Il serait bien plaisant que le poignet marchât le premier.» Et chacune de ses œuvres révèle bien en effet l’accord constant de sa pensée toujours virile, de sa volonté toujours présente, de son émotion toujours sincère. Avec de pareils documents, on pourrait écrire, sans crainte de se tromper, la biographie morale d’un homme. Mais nous avons en outre cet ensemble unique de renseignements directs, de témoignages et de confidences pieusement recueillis par le fidèle Sensier et publiés par M. Paul Mantz. — Sans nous attarder aux détails déjà connus, nous voudrions marquer en quelques traits les origines morales de cet homme, ce qui a déterminé l’œuvre qui nous occupe.

Millet est Normand, comme Corneille et Poussin. Il naquit dans un village, près de la mer, en pleins champs. Son enfance et son adolescence s’y passèrent en face des grands horizons, dans un milieu familial très humble, très simple et très pur, où la vie morale paraît avoir été singulièrement intense. Une grand’mère chrétienne austère et fervente, de grand caractère et d’ardente piété, sorte de Mère Angélique campagnarde, — un grand-oncle, Charles Millet, prêtre du diocèse d’Avranches, sans cure depuis la Révolution, qui consacrait sa vie à l’instruction des enfants du village, à de bonnes œuvres et à des travaux d’agriculture, laboureur en soutane et en sabots que le petit Jean-François escortait fidèlement et qu’il revoyait dans ses souvenirs «lisant son bréviaire sur les hauts champs qui dominent la mer», — un père, enfin, cultivateur instruit, «maître de chapelle» de la paroisse où il avait organisé un choral, très doué pour la musique, capable de noter de sa main une série de chants religieux conservés par son fils et qu’on eût dits «d’un scribe du XIVe siècle», vaguement porté aussi vers le dessin et le modelage, s’essayant quelquefois à pétrir dans un tas de glaise des formes d’animaux ou à tailler avec le bout de son couteau de grossières sculptures dans les vieilles portes de la ferme... voilà les premières influences qui, avec la grande nature toujours présente et toujours agissante, façonnèrent l’âme du futur peintre de Barbizon. Quand il remontait à ses souvenirs d’enfant, qu’il y évoquait ces lointaines images à jamais gravées au cœur de tout homme et qui ressortent plus vives à mesure que l’âge avance, comme une écriture de palimpseste sous les surcharges de la vie, il y trouvait d’abord cette grand’mère dont il se rappelait ces paroles un matin qu’elle venait le tirer de son lit: «Réveille-toi, mon petit François; il y a longtemps que les oiseaux chantent la gloire du bon Dieu!» — Il avait conservé quelques lettres d’elle, qu’on dirait écrites de Port-Royal. — Ce qu’il voyait encore, quand il fermait les yeux pour regarder en dedans et très loin dans le cher passé, c’était l’intérieur paternel, où parents et amis se réunissaient tous les dimanches après la messe et souvent le soir à la veillée; de son lit, il entendait les voix des gens qui causaient dans la chambre, le ronflement du rouet de la tante Jeanne et de Colombe Gamache, fileuse de son état, occupées à carder et à filer de la laine près de la grande armoire de couleur brune et luisante où se jouaient les reflets; c’étaient ensuite d’interminables promenades sur la falaise avec son oncle, dans les champs avec son père qui s’arrêtait quelquefois pour contempler en silence, puis disait: «Vois donc comme cela est beau; vois comme cet arbre est grand et bien fait.»

Plus tard, un jeune vicaire voulut lui apprendre le latin; il y fit de rapides progrès et commença la lecture des Géorgiques dans une vieille traduction de l’abbé Desfontaines; un vers surtout le plongeait en d’infinies rêveries: «C’est l’heure où les grandes ombres descendent sur la plaine...» Il en vint à lire Virgile, comme la Bible, dans le texte latin, et ce furent là, jusqu’à sa mort, ses lectures préférées. Il y joignit Homère (dans la traduction), Montaigne, Bernard Palissy, les Lettres de Poussin. Il fut toujours grand liseur. Chez sa grand’mère et son oncle le prêtre, il avait déjà trouvé toute une bibliothèque: la Vie des saints, l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales (que sa grand’mère et marraine lui avait donné comme patron), les Confessions de saint Augustin, les Lettres de saint Jérôme, Nicole, Pascal et Bossuet. Un jour, un professeur du lycée de Versailles, venu en vacances dans le pays, le poussa sur ses lectures; il resta confondu de tout ce qu’il découvrit chez ce petit paysan et le soir en rentrant, il disait dans son langage de littérateur, qu’il avait rencontré «un enfant dont l’âme était aussi charmante que la poésie elle-même ».

Tels furent les origines et le milieu. Il y resta jusqu’à près de vingt ans, c’est-à-dire que son corps, son esprit et son cœur, si bien disposés par l’hérédité, eurent le temps d’y recevoir des empreintes définitives. Il n’avait jamais rêvé d’autres aventures; il pensait vivre et mourir comme son père, dans la sécurité des horizons familiers et aimés. Une fois qu’il avait été emmené par le vicaire, son professeur, dans un village voisin, il ne put se résoudre à cet exil et, grâce à l’intervention de la grand’mère, il obtint de rentrer au pays....

Pourtant ses instincts de peintre s’éveillaient peu à peu et commençaient à parler clairement. Il avait d’abord copié les gravures de la vieille Bible de famille; puis il avait pris pour thèmes l’étable, le champ de pommiers devant la maison, un vieillard qui rentrait de la messe, plié en deux, noué par l’âge et les douleurs, — et dont toute la famille reconnut la silhouette dessinée au charbon. On commençait à s’inquiéter de cette vocation; et un jour qu’il avait achevé deux dessins représentant, l’un deux bergers en sabots jouant de la flûte au pied d’un arbre dans le champ du père Millet, l’autre un paysan portant par une nuit étoilée un sac de pain à un pauvre homme, avec une légende empruntée à la Bible latine, le père tint un conseil de famille et il fut décidé qu’on irait, à Cherbourg, consulter M. du Mouchel, pour savoir si «Jean-François avait vraiment des dispositions dans ce métier pour y gagner sa vie». Y gagner sa vie! le pauvre homme ne le sut guère, mais le père eut raison tout de même de conduire son garçon chez M. du Mouchel.

On sait la suite: la pension accordée sur la demande de Langlois, peintre de Cherbourg, par le conseil général, l’arrivée à Paris, les premières impressions si tristes dans la ville grise, dans l’énorme prison de pierre, l’entrée dans l’atelier de Delaroche. Ce n’était pas la sympathie ni l’admiration qui le poussaient chez ce maître, oh non! Il avait vu quelques œuvres de lui au Musée; il leur avait trouvé l’air de «grandes vignettes, d’effets de théâtre sans véritable émotion». Mais c’est à lui qu’on l’avait adressé. Chez qui fût-il allé, d’ailleurs? chez Picot? chez Hersent? chez Drolling? chez Abel de Pujol? chez Léon Coignet? Il ne les connaissait même pas de nom. Que savait-il de l’art, de l’école contemporaine, de la mode, de l’esthétique? Il arrivait de son village; il n’avait fréquenté que des gens simples, lu que des choses anciennes et sérieuses, regardé que des choses éternelles, la nature toute nue dont il ne se doutait pas encore qu’elle était la maîtresse des maîtres. Il eût été bien embarrassé de définir les vagues instincts qu’il avait sentis s’éveiller en lui, de dire où le conduisaient les voix intérieures dont il avait entendu au fond de son cœur, au double contact de la nature et de ses lectures, l’appel puissant et doux.

Il s’en fallut de bien peu que la vie, cette grande gâcheuse, ne fît de cet enfant, si merveilleusement préparé pour être le peintre des paysans et de la terre, un simple fabricant de peintures plus ou moins bonnes, un faiseur quelconque de pastiches, comme nous en aurons toujours trop. Il avait quitté l’atelier de Delaroche, allait faire de l’académie chez Suisse et chez Boudin, passait ses soirées à la Bibliothèque Sainte-Geneviève où il lut tout Vasari (!), ce qu’il put trouver sur Dürer, Vinci, Michel-Ange et la correspondance de Poussin. Comme les bibliothécaires l’intimidaient, il s’était fait accompagner d’abord par un camarade, Marolle, enfant de Paris et débrouillard, qui s’était pris d’amitié pour lui. A l’atelier, on l’avait surnommé «le sauvage». — Il allait aussi au Louvre; Beato-Angelico, Michel-Ange et Poussin furent ses trois grandes admirations. «Je pourrais passer, a-t-il écrit, ma vie face à face avec l’œuvre de Poussin que je n’en serais jamais rassasié.» Il regardait beaucoup; mais il copiait peu et resta toujours incapable de ce travail. On a montré à son exposition un dessin de cette époque d’après la Sainte Famille de François Ier; ce n’est qu’un travail d’élève appliqué, sans doute un devoir pour Delaroche. Un autre jour, après de longues heures de contemplation, il ébaucha une esquisse du Concert champêtre de Giorgione;... mais il n’eut jamais de tête-à-tête décisif qu’avec son grand ami Poussin. Quant à Boucher, dont on a prétendu qu’il subit l’influence, il le traitait, durement, dans son carnet, de simple «pornographe».

Il fallait vivre. Quand il avait parlé de peindre des «gens qui moissonnent et qui ont de belles attitudes», on lui avait démontré que ces choses-là n’avaient pas cours sur le marché ; il fit des pastiches qu’on portait chez les marchands et qui se vendirent jusqu’à vingt francs, et aussi des portraits, à cinq francs l’un dans l’autre. Bien qu’il mangeât à peu près tous les jours, même depuis que sa pension avait été supprimée par le conseil général partisan de la politique des économies, il revint dans sa chère Normandie.

Le vrai Millet était encore loin d’être débrouillé : il avait vingt-quatre ans et ne se rendait pas compte de la contradiction douloureuse qui s’établissait entre les aspirations profondes de son cœur et les conseils des maîtres rencontrés à Paris, l’éclectisme banal de l’esthétique régnante, les exigences de la mode. Autant qu’on en peut juger par les quelques morceaux conservés de cette époque, il fut successivement influencé par Ribera (Portrait de vieille femme en bonnet blanc), par Diaz et par Delacroix, mais surtout par Diaz. Il est désireux d’apprendre les belles méthodes; il y apporte une application un peu lourde et massive, le goût de la matière abondante et des empâtements comme on les aimait alors dans la jeune école, plus de volonté que d’entrain véritable et de réflexion que de souplesse. On peut voir dans le Portrait de Mlle Feuardent, cité comme la caractéristique de sa manière fleurie, que même le sourire chez lui ne fut jamais frivole et qu’il n’était décidément pas destiné à mourir dans la peau d’un simple virtuose. Les portraits de son beau-frère, d’une jeune fille en bandeaux plats, surtout celui de sa première femme si plein de saveur, sont déjà — en dépit des influences subies que révèle encore la facture — très personnels par le grand sérieux de l’observation, la recherche du caractère et un arrangement un peu laborieux, mais original et voulu.

Pendant ces années d’apprentissage, coupées de retours à Paris, de voyages en Normandie, de séjours à Cherbourg et au Havre, il peint, parmi beaucoup de portraits, des sujets bibliques, l’Offrande à Pan (du Musée de Montpellier), une Senora en costume de soie rose et blanc, nonchalamment étendue sur un canapé que lui avait tout spécialement commandée un capitaine au long cours (Millet paraît avoir eu à cette époque un brillant succès dans le corps de marine du Havre), une Tentation de saint Hilarion qui rappelle Tassaërt, etc.; mais on voit dès lors çà et là mentionnés des Enfants dénichant des nids, une Vieille femme revenant de faire du bois, une Veillée, des Moissonneurs. C’est le véritable Millet qui se dégage; il revient à ses premières amours, il commence à comprendre ce qu’il ne faut plus faire et à apercevoir la route définitive où il doit s’engager. En même temps ses dessins prennent une allure de plus en plus synthétique et magistrale; enfin en 1848, après avoir fait successivement le Vanneur, des Faneurs et faneuses se reposant près d’une meule de foin, et une Paysanne assise pour laquelle il était allé chercher des notes sur le bord de la Seine «après Saint-Ouen », il déclare que ce qu’il lui faut «ce ne sont pas des faubouriennes, mais des femmes du terroir» ; il quitte Paris où la vie est trop dure et trop triste; il part pour Barbizon et redevient paysan.

Le voilà de nouveau en présence de la nature; il y retourne, avec les impressions toujours vives de son enfance, mûries par une expérience mélancolique de la vie; il s’établit avec sa famille, déjà nombreuse, dans une chaumière qui lui rappelle la ferme paternelle; il reprend possession de lui-même. «Si vous voyiez comme la forêt est belle, écrit-il à son ami Sensier... J’en reviens à chaque fois écrasé. C’est d’un calme, d’une grandeur épouvantables... Je ne sais pas ce que ces gueux d’arbres se disent entre eux, mais ils se disent quelque chose que nous n’entendons pas, parce que nous ne parlons pas la même langue: voilà tout! Je crois seulement qu’ils ne font pas de calembours.» On fait trop de calembours à Paris, et il y revenait le moins souvent possible. On lit, dans une autre lettre encore inédite qu’il adressait à un ami, M. Berger : «C’est toujours un grand embêtement pour moi d’aller à Paris; j’aime mieux les promenades que je fais après mon travail, dans la plaine ou dans la forêt, que celles qu’on est forcé de faire sur votre bitume ou même sur votre macadam. J’aime mieux voir les paysans et les paysannes travaillant dans la plaine, y gardant leurs vaches et leurs moutons, et les bûcherons dans la forêt (car il y en a malheureusement dans ce moment-ci) que toutes les têtes à lavement de vos commissaires-priseurs et autres... Oui, mon pauvre Berger, on nous abat un morceau de forêt dans la partie intitulée Bas-Bréau. L’administration le veut; qu’elle soit obéie! A une certaine distance, on n’entend plus que le retentissement des coups de hache et le patatras de la chute des arbres...»

C’est de la contemplation journalière et religieuse de la nature par cette âme sérieuse, vaillante, simple et réfléchie que l’œuvre va naître, logiquement pourrait-on dire, page à page, marquée au coin de ce caractère de conviction, de volonté sans défaillance, de sincérité et de nécessité qui consacre toutes les créations de l’esprit humain destinées à durer et qui ajoute un rayon moral à la beauté pittoresque et plastique.

Notes sur l'art moderne

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