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II

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Nous commençons, par bonheur, à nous débarrasser de l’encombrante terminologie qui pendant trop lontemps a envenimé les querelles, embrouillé les questions d’art et fait dépenser, de part et d’autre, tant d’inutile éloquence. Les mots de réalisme, de naturalisme, d’idéalisme n’exercent plus sur les esprits leur stérilisant despotisme. On eût plus tôt rendu justice à l’œuvre de Millet, on l’eût mieux comprise et aimée, si on l’eût abordée d’un esprit plus libre et sans les préoccupations d’esthétique militante qui n’ont pas moins égaré souvent ses admirateurs que ses adversaires. — Essayons de définir, comme il l’eût voulu lui-même, le but qu’il s’est proposé.

«Quand Poussin envoie son tableau de la Manne à M. de Chantelou, écrivait-il dans une note rédigée pour son ami Sensier, il ne lui dit point: Voyez la belle pâte, voyez comme c’est crâne, voyez comme c’est troussé ! ni aucune des choses de ce genre auxquelles tant de peintres paraissent attacher du prix et je ne sais pourquoi. Il dit: Si vous vous souvenez de la lettre que je vous écrivis touchant le mouvement des figures que je vous promettais d’y faire et que tout ensemble vous considériez le tableau, je crois que facilement vous reconnaîtrez quelles sont celles qui languissent, celles qui ont pitié, celles qui font action de charité... » Il nous avertit par là que la beauté propre de la pratique, l’éloquence persuasive d’un pinceau bien manié n’avaient de prix à ses yeux que dans la mesure où elles servaient à une fin qui leur fût supérieure. Il ajoutait ailleurs: «Rien ne compte que ce qui est fondamental. Quand un tailleur essaye un paletot, il se recule jusqu’à la distance qui lui permet de bien juger la tournure... Celui qui se contenterait de faire de belles boutonnières sur un paletot mal tourné, n’en aurait pas moins fait une besogne pitoyable.» Ailleurs encore: «Je tâche de faire que les choses n’aient pas l’air d’être amalgamées au hasard et pour l’occasion, mais qu’elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée... Une œuvre doit être tout d’une pièce. Gens et choses doivent toujours être là pour une fin. Je désire de mettre pleinement ce qui est nécessaire, mais je professe la plus grande horreur pour les inutilités si brillantes qu’elles soient...»

Ces pensées, sur lesquelles le maître revenait avec une infatigable insistance, sont bonnes à recueillir. Elles n’avaient rien d’un commentaire fait après coup et pour les besoins de la cause; rapprochées de son œuvre, elles apparaissent comme l’expression réfléchie de ce qu’il a voulu faire et, l’on peut ajouter, de ce qu’il a fait. Comme Poussin, dont il ne faut pas craindre ici de ramener souvent le nom, Millet compose fortement ses tableaux, c’est-à-dire qu’il en coordonne toutes les parties sous la discipline d’une idée maîtresse; il veut que chaque détail concoure à un ensemble prémédité, il sacrifie résolument tout ce qui pourrait «débaucher» l’attention, nuire à la mise en valeur du caractère. On peut dire qu’il reste par là dans la pure tradition classique, au sens où le XVIIe siècle l’entendait. Des Bergers d’Arcadie à l’Angelus, de la Terre promise ou du Déluge aux Glaneuses ou à l’Homme à la houe, le choix des sujets, la nuance de la sensibilité, la palette ont été renouvelés, mais la méthode est au fond la même; l’esprit qui a conçu et réglé la mise en scène du drame a moins changé que le spectacle lui-même. Seulement il s’est affranchi de la superstition littérale de l’antique mal compris qui pesa si lourdement sur l’imagination de Poussin et sur toute notre école académique. Millet ne «mesurera» pas des statues romaines; il ne dressera pas entre la nature et ses yeux, le modèle rigide et dominateur de l’inflexible profil «antique», et quand il accrochera dans son atelier les moulages du Parthénon, il ne leur demandera d’autres conseils sinon sur une libre, large et vivante interprétation de la nature, hardiment simplifiée sous la dictée d’une pensée directrice...

Quelle qu’ait été d’ailleurs son intimité avec la nature, si longues qu’aient été ses muettes contemplations, si ardentes qu’aient pu être ses interrogations dans leur ininterrompu tête-à-tête, Millet n’a jamais fait le morceau; il est probable même qu’il n’a presque jamais travaillé d’après nature; il n’a pas voulu lutter de virtuosité ou de rendu avec elle et on a été en droit de lui reprocher, en dépit de quelques natures mortes charmantes, d’avoir peint trop souvent la terre et les étoffes, le fer et le bois, les chairs et les cailloux d’une même touche un peu monotone et cotonneuse. Tl vivait de la vie même de ses modèles; il était imprégné et comme saturé de réalité ; il en renouvelait sans cesse la sensation par un commerce assidu, mais à mesure que les apparences formelles entraient par ses yeux dans son cerveau et s’emmagasinaient dans sa mémoire, elles s’y subordonnaient à des groupes et à un ensemble préexistant dont sa pensée et la nuance de son émotion constituaient le mode et l’unité.

Par là, il était idéaliste — non pas à la manière des néo-classiques formalistes épris de la «beauté suprême» réduite en formules, — mais à la manière de tous les maîtres qui ont caractérisé plus particulièrement un des aspects du monde physique ou moral et se sont emparés de la réalité au profit de leur amour et de leur rêve. — Millet pensait, en vrai classique, que la dépendance mutuelle, la convenance réciproque de toutes les parties d’une œuvre est un des éléments de la beauté. «Quel est le plus beau d’un arbre droit ou d’un arbre tortu? celui qui est le mieux en situation.» Et il disait encore: «Ce n’est pas tant les choses représentées qui font le beau que le besoin qu’on a de les représenter. Point d’atténuation dans les caractères. Qu’Alcibiadc soit Alcibiade et Socrate Socrate. On peut dire que tout est beau pourvu que cela arrive en son temps et en sa place .» Et quand, le cœur plein de compassion pour les pauvres gens péniblement courbés sur la terre qu’ils fouillent et retournent sans cesse, mais aussi plein d’admiration pour la grandeur de la vie rustique et la beauté de la création, il voulait dire ses impressions dans sa langue de peintre, il ne se croyait pas tenu de «redresser les nez» et «d’embellir» les visages de ses paysans; mais il disait, avec quelle émotion persuasive! la splendeur du ciel qui les enveloppe de son aménité ; il montrait comment ils participent sans en avoir conscience de la magnificence du spectacle; il grandissait leurs silhouettes, il en faisait les héros, autant que les martyrs, de l’éternel labeur.

Dans chacun de ses tableaux, il semble avoir voulu fixer d’une manière définitive un des caractères essentiels, une des allures habituelles de ces ruraux qu’il aimait et en même temps de la terre qui les porte, à laquelle ils appartiennent comme la machine à l’usine, et dont ils sont comme des morceaux animés. On dirait autant de chants d’un vaste poème; des Géorgiques d’après le christianisme, sans invocation à la blonde Cérès, à Palès déesse des troupeaux, aux nymphes familières, — portant au frontispice, au lieu du «Fortunatos nimium», la tragique parole biblique: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.»

On a trop insisté sur la tristesse habituelle de son inspiration. Certes, comme il l’écrivait en réponse à ses critiques, ce n’est pas «le côté joyeux» qui lui apparaît. «Je ne sais où il est, je ne l’ai jamais vu. Ce que je connais de plus gai, c’est le calme et le silence dont on jouit délicieusement. » Niera-t-on qu’il ait exprimé ce calme et ce silence, et que la sérénité des blondes matinées, la gloire flamboyante des midis, la solennité grave et douce, l’apaisement délicieux des crépuscules ou des nuits ait passé dans son œuvre?

Et la paix des humbles intérieurs, l’intimité des veillées silencieuses, la tendresse maternelle pour les petiots, qui donc les a jamais plus profondément senties sans le moindre alliage de sensiblerie béate ou de sentimentalité de romance, avec un cœur plus évangélique et plus viril? Est-ce que la Veillée, est-ce que le Rouet ne font pas penser aux pages les plus intimes de l’école hollandaise, à je ne sais quel Van der Meer de Delft, plus ému, plus profond et plus fraternel?

Dégager des plus humbles spectacles de la vie la part d’émotion humaine et d’intime beauté qui s’y cache, — les aborder non plus avec la préoccupation pédantesque et la vaine curiosité du document tel que l’entendirent les manifestes tapageurs et si vite oubliés du naturalisme, mais avec cette sympathie révélatrice qui découvre sûrement parce qu’elle le désire ou le crée le sens idéal de toute réalité, — rendre sensible en des images claires aux yeux de la foule ce qui à portée de sa main est digne d’être aimé : — voilà, en dernière analyse, ce que Millet a appris aux peintres de son temps, prisonniers entre l’académisme stérile et le réalisme brutal.

Depuis le triomphe de l’École académique, l’art avait cessé d’être populaire au sens large et fécond du mot; il avait perdu presque tout contact avec le grand public anonyme, collaborateur essentiel et inspirateur inconscient des chefs-d’œuvre où le génie des races se manifeste et se reconnaît; il était devenu affaire d’initiés, de coteries, de mandarins savants... Aucun malheur plus grand ne pouvait lui arriver. Dans l’air raréfié des cénacles et des ateliers, avec le triomphe sans frein de l’individualisme, les fantaisies morbides se multiplient comme dans un bouillon de culture; l’esthétique des décadents n’est au fond que de l’académisme exaspéré et corrompu. La recherche du style, le formalisme triomphant, le dédain du «vulgaire», le culte d’un idéal de convention ayant abouti à la pire fadeur, — on se jette pour en sortir en des raffinements encore plus artificiels et bien vite malsains.

Quand on en est là, il n’y a plus de chances de salut que dans une invasion de «barbares». C’est à ces barbares, c’est aux grands artistes spontanés et instinctifs qui furent combattus comme les pires ennemis du Beau et comme des «sauvages», par tous les jurys officiels, que nous devons le renouvellement de notre art moderne. Grâce à eux, un travail d’affranchissement intérieur s’est fait en nous; nous osons avouer que la Famille du menuisier nous émeut tout autrement que la Sainte Famille de François Ier; — nous confessons avec le «barbare» Jean-François Millet que «ce n’est pas tant les choses représentées qui font le beau que le besoin qu’on a de les représenter», et tout cela est de grandes conséquences.

De cette disposition d’esprit, la peinture de mœurs et de caractères, si longtemps reléguée par les esthéticiens dans les catégories inférieures du genre, devait largement profiter. Pendant longtemps chez nous, comme à «l’homme né chrétien et Français» de La Bruyère, les «grands sujets» lui furent défendus; elle fut obligée «de se détourner sur les petits objets», «contrainte à la satyre», réduite à chercher l’intérêt dans l’anecdote, les sous-entendus plus ou moins spirituels ou égrillards, les romances sentimentales, les scènes de vaudeville et les jolis déguisements.

A mesure que ce «genre»-là et cet esprit dont Stendhal a si bien dit qu’il est un sùr préservatif contre le sentiment des arts tendent à disparaître, la peinture de mœurs ou de caractères élargit de plus en plus son horizon; elle entre en contact de plus en plus intime avec la vie. Si nous sommes capables d’ «entrer affectueusement», comme voulait Fromentin, «dans la manière d’être» de ceux qui n’ont pas d’histoire et qui participent aussi, sans le savoir, du mystère et de la majesté de la vie universelle, si nous saisissons et rendons sensibles les rapports délicats et les lois éternelles qui relient chaque existence au milieu qui la façonne et la modèle, si nous les évoquons, non pas en des actions transitoires et exceptionnelles, mais dans leur plus intime habitude, nous rentrerons dans la grande esthétique; avec les plus «pauvres» sujets nous ferons de grandes œuvres et nous serons fidèles aux plus précieux enseignements de Millet.

Notes sur l'art moderne

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