Читать книгу Notes sur l'art moderne - André Michel - Страница 7
V
ОглавлениеComment expliquer alors qu’il ait pu, dans le même temps, du même œil et de la même main, voir et peindre la nature de façons si différentes? Comment le peintre du Pont Saint-Ange ou de l’Ile San Bartolomeo est-il aussi l’auteur de ces paysages compassés, dont les rochers aux «cassures savantes», les arbres redressés comme par un appareil orthopédique, les premiers plans aux ombres lourdes se retrouvent encore, en 1841, dans le Démocrite et les Abdéritains du musée de Nantes? Était-ce timidité ? Avait-il foi vraiment, dans la candeur de son âme, à l’efficacité des règles et des formules qu’il voyait professer par les maîtres les plus élevés en dignités? et s’efforçait-il de s’en inspirer dans celles de ses œuvres qui devaient donner de lui-même, aux jurys et au public, l’opinion la plus «haute», dans celles où il mettait le meilleur de son application, sinon de son cœur?
Il lui fallut longtemps pour acquérir cette confiance dont, à la fin de sa vie, il faisait — il savait bien pourquoi — l’une des vertus cardinales de l’artiste, pour oser mettre d’accord les sollicitations intimes de son génie, les appels doucement impérieux de ses visions et de son rêve avec ce que la pédagogie lui avait inculqué. A suivre, de 1822 à 1845, les salons de Corot, on pourrait faire l’histoire de son «affranchissement», dire comment le souvenir et l’influence de ses libres études se fait de plus en plus sentir dans les constructions laborieuses et les «ajustements» de ses «grands» tableaux. En 1833, il avait fait, à Fontainebleau, une étude de chênes qui est aujourd’hui entre les mains assurément les plus dignes d’un pareil dépôt, chez M. Français. A ceux qui ne connaissent de Corot que les fameux «brouillards argentés» dont les littérateurs, les contrefacteurs, les marchands et Corot lui-même, peut-être, à la fin de sa vie, ont fait un grand abus, il faudrait montrer ce morceau. Il est enlevé d’autorité, d’une facture directe et décidée, corsé de ton, délicat autant que ferme. Deux ans après, Corot «utilisait» cette étude et la plaçait au second plan et à gauche, près du rocher au-dessus duquel descend un ange, dans son tableau d’Agar au désert (Salon de 1835). Le critique qui l’accusait alors «de sécheresse» et «d’un coloris sale et terreux» pourrait à peine être taxé d’excessive sévérité. De l’étude au tableau, d’autres préoccupations étaient intervenues: la vision s’était refroidie, la main alourdie, le charme envolé. On trouverait le même écart entre les admirables Études de moines appartenant aujourd’hui à son ami Alfred Robaut et le Saint Jérôme du Salon de 1837.
Cinq ans plus tard, un précieux tableau du musée de Metz, le Pâtre, nous montre déjà Corot plus d’accord avec lui-même. Nous ne saurions mieux faire que d’en emprunter la description à M. Émile Michel : «C’est vers la fin du jour; le soleil vient de disparaître d’un ciel clair et pur; la pâle silhouette des montagnes lointaines se délache à peine sur l’or du couchant. Les profondeurs des grands arbres sont pleines de mystère et déjà une ombre bleuâtre envahit les vallées. Un ruisseau rapide court au premier plan parmi les gazons qu’il anime. Des chèvres folâtrent et broutent çà et là, pendant qu’adossé au tronc élevé d’un jeune arbre, un pâtre jette dans le silence du soir sa rustique chanson. Il semble que le souffle d’un air pur vous anime et en même temps qu’une impression de calme et de recueillement, je ne sais quel parfum d’antiquité et de nature, vous pénètre peu à peu...» Corot, paraît-il, avait gardé pour ce tableau une prédilection particulière, comme s’il eût eu le sentiment qu’il avait marqué pour lui le commencement de l’émancipation.
Aucune de ses œuvres peut-être n’est, à ce point de vue, plus instructive que l’Homère et les Bergers du Salon de 1845, conservé au musée de Saint-Lô ; aucune ne montrerait avec la même persuasive évidence la juxtaposition des souvenirs de l’école et du sentiment personnel. C’est de l’école que procèdent les premiers plans et le groupe d’Homère et des bergers, mais tout pénétrés déjà des caresses de la lumière enveloppante; et la mer bleue qui sourit au fond sous un pan de ciel vermeil, surtout, à droite, entre des bouquets d’arbres, l’apparition de blondes architectures dans la lumière jeune, annoncent la présence du véritable Corot. Ce qu’il avait rêvé dans ses premières études d’Italie, on le retrouve là. L’heure de l’affranchissement a sonné... On conviendra qu’il était temps, si l’on veut bien se souvenir qu’en 1845, le bon Corot touchait à la cinquantaine.
A mesure que, sans rupture violente ni scandale, il s’était éloigné de Victor Bertin et de Xavier Bidault, il s’était rapproché d’un maître, naïf comme lui, plus digne de le conseiller et de le soutenir: Claude le Lorrain. Le même rêve au fond habitait leurs deux âmes; de leur habituelle contemplation de la nature, une impression se dégageait, dominante: la gloire du ciel profond, infini, dans son dialogue éternel avec la terre et les eaux. De l’un à l’autre, assurément, la différence des milieux et des temps se fait sentir: chez Corot, la sensibilité est plus agile; la rétine, plus tendre, semble emmagasiner plus de vibrations; il entre plus de consonances, des jeux plus compliqués d’harmoniques et de complémentaires dans la constitution de ses grands accords. A analyser ses ciels admirables, qui sont moins de la couleur que de la lumière et dont les sonorités sont tour à tour si légères et si riches, on y noterait la palpitation de plus d’atomes, et partout en même temps des sens plus aiguisés et plus exigeants, un métier moins simple, une main moins patiente. Mais chez l’un comme chez l’autre, les données essentielles se ramènent toujours à opposer la fluidité lumineuse des fonds aux constructions plus denses des premiers plans. Du Bain de Diane à Biblis, son dernier chef-d’œuvre, Corot, dans ce qu’on pourrait appeler sa grande manière classique, revient sans cesse au même motif: entre deux masses inégales de verdures ou de rochers s’appuyant de chaque côté aux deux montants du cadre, une grande trouée d’horizon fuyant, de ciel et d’eau est ménagée. Le moment choisi de préférence est aux heures indécises, surtout celles du crépuscule où les formes terrestres se silhouettent par grandes masses sur le firmament qui retient encore, dans un grave recueillement, une solennité tendre, la suprême splendeur du jour qui va mourir. Les figures qu’il se plaît à évoquer, dans ce décor auguste, n’y sont jamais qu’un accident pittoresque; elles animent de l’arabesque de leurs lignes ou des notes toujours savamment nuancées de leurs draperies flottantes, la grande symphonie orchestrale qui les enveloppe de sa puissance et de sa douceur. Quel que soit le sujet, les véritables acteurs sont moins ces figures elles-mêmes que le chœur des choses inanimées, des harmonies aériennes, où vient se condenser et se manifester, dans un état général de nature bien mieux que dans un souvenir historique ou mythique, cette «action sentimentale» que Valenciennes exigeait dans tout paysage .
D’autres fois, c’est aux fêtes du matin, à l’arrivée joyeuse du jour dans les clairières humides ou sur les eaux frissonnantes, que sa fantaisie nous convie; des bandes de nymphes dansantes accourent; elles forment des rondes ou bien enroulent des guirlandes au tronc de quelque hêtre ou à la gaine d’un dieu Terme rieur. Mais c’est là-haut, dans l’ivresse légère et le lyrisme des jeunes rayons, dans l’échange des reflets qui, de la terre heureuse au ciel bienveillant, montent et redescendent, dans les échos de notes gaies, rapides et chantantes qui, de toutes parts, à tous les coins de l’horizon s’éveillent, s’appellent et se répondent, que se célèbre la véritable fête. Il faut avoir analysé patiemment le détail technique de ces symphonies pastorales; elles sont merveilleusement orchestrées..... Corot, qui était passionné de musique, n’aurait pas désavoué cette assimilation de son art à un art voisin.