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III
ОглавлениеIl fallait insister d’abord sur les côtés de l’art qui, aux yeux de Millet, étaient de plus grande importance; mais après avoir dit ce que sa pensée et son cœur commandaient à sa main, il reste à dire comment sa main a obéi et comment, à la suivre dans son action et ses allures habituelles, elle a trahi ou servi l’inspiration du maître. On se rappelle l’inquiète interrogation posée par Fromentin dans une page célèbre. «Sa forme, sa langue, je veux dire cette enveloppe extérieure sans laquelle ies œuvres de l’esprit ne sont ni ne vivent, a-t-elle les qualités qu’il faudrait pour le consacrer un beau peintre et le bien assurer qu’il vivra longtemps? C’est un peintre profond à côté de Paul Potter et de Cuyp; c’est un rêveur attachant quand on le compare à Terburg et à Metsu; il a je ne sais quoi d’incontestablement noble lorsqu’on songe aux trivialités de Steen, d’Ostade ou de Brauwer. Comme homme, il a de quoi les faire rougir tous; comme peintre les vaut-il?» Écartons des comparaisons qui ne sauraient être un procédé utile de critique. Comment décider si un maître en vaut un autre? Faudra-t-il donner à chacun des notes sur sa composition, son dessin, sa couleur, puis établir des moyennes, comme le bon M. de Piles? Comment dire de Millet qu’il vaut ou qu’il ne vaut pas Paul Potter?
S’il fallait absolument chercher dans l’école hollandaise, un autre terme de comparaison, on penserait — non pas certes pour la composition de la palette, la conduite du pinceau ou l’entente de paysage, mais pour la nuance ordinaire de la rêverie et ce qu’on peut deviner de la qualité du cœur, — on penserait plutôt à Ruysdael. Encore serait-ce là un simple à peu près parfaitement inutile. Ne comparons donc Millet qu’à Millet lui-même, c’est-à-dire sa peinture à son idéal.
Accordons de suite qu’il n’est pas un «beau peintre», s’il faut entendre l’expression au sens où on l’appliquerait par exemple à Diaz. Aux heures troublées de son initiation professionnelle, Millet eut des curiosités et des ambitions de beau peintre; elles lui réussirent en somme assez médiocrement et il n’y révéla aucune aptitude. Aussi dut-il y renoncer de plus en plus à mesure qu’il sut mieux lire en lui-même et prendre conscience de l’œuvre qu’il avait à accomplir. Sa manière alla dès lors en se simplifiant et en s’accentuant avec une décision significative, jusqu’à ne garder que le strict nécessaire, un minimum de ressources, mais fortement appropriées.
Son dessin ne s’arrête jamais aux incidents, aux côtés anecdotiques de la forme; ce qui l’intéresse, ce sont les silhouettes largement exprimées, les lignes décisives qui caractérisent un mouvement et qui le rythment (car Millet, âme harmonieuse, eut au plus haut degré le sentiment du rythme). Qu’on regarde, entre cent autres, l’Homme traînant la brouette, les Voyageurs égarés, le Berger chassé par l’orage, les Bêcheurs, le Semeur, etc. Est-il possible de marquer d’un trait plus sûr, plus ample et plus sobre une attitude, un geste, une allure, une action? Cette façon de voir grand, simple et d’ensemble, chaque coup de crayon chez lui la révèle et l’on peut dire aussi que les moindres de ses pastels révèlent un œil d’une rare justesse et merveilleusement doué pour saisir la manière d’être des choses dans la lumière enveloppante. Du jour où il eut repris la vie de paysan et s’attaqua à des modèles qui posaient devant lui sans le savoir et qu’il pouvait toujours observer dans leur milieu naturel, il ne les isola jamais de ce milieu. Même sans emprunter le secours des crayons de couleur, rien qu’en ménageant son papier blanc, bleuté ou écru, il sait faire sentir les jeux de la lumière, établir les valeurs. Dans ses admirables pastels — parmi lesquels il faut chercher ses plus incontestables chefs-d’œuvre, — ce don tient du prodige et l’on reste confondu de la puissance et de la justesse de l’effet en même temps que de la simplicité des moyens. Avec quelques hachures rayonnantes largement posées, il exprime les vibrations de l’atmosphère, le flamboiement du ciel au couchant, le frisson de la plaine sous la caresse des rayons. Quelques rehauts de couleur, sur des fonds adroitement ménagés, et dont il a prévu et préparé la collaboration, lui suffisent pour fixer cette «grande harmonie» dont il s’entretenait souvent avec son voisin Théodore Rousseau, après la journée de travail. Sa palette est d’une extrême simplicité ; il n’emploie que les terres les plus ordinaires. Il ne raffine jamais; il résume et condense; mais comme il va tout droit à l’essentiel, ce qu’il dit est définitif.
On rencontre à tout moment chez lui, dans la notation des accessoires, une absence d’art, une naïveté et même une gaucherie de main — main de paysan lente et lourde, quelquefois empêtrée, — dont il est bien aisé de prendre son parti. Nous sommes si fatigués des habiles qui font la leçon à la nature! Mais si l’on examine la construction de ses terrains, le modelé de ses paysages, la sûreté de ses perspectives aériennes, les rapports et les dépendances de toutes les choses entre elles, on ne le prend jamais en faute et l’on reconnaît que nul œil ne fut plus familier aux différentes manières d’être de la nature....
Beaucoup de peintres, brillants, fêtés vous laissent l’impression qu’ils auraient pu faire autre chose aussi bien que leur œuvre accomplie. En présence de Millet, la pensée ne viendra à personne qu’il eût pu réaliser un idéal différent. C’est une infériorité peut-être aux yeux de quelques juges; nous pensons, au contraire, que c’est dans cette sorte de prédestination, qu’on doit chercher le principe de sa force et le secret de sa grandeur.