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§ II. L’habitude émousse le sentiment.

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Table des matières

Je dis d’abord que le propre de l’habitude est d’émousser le sentiment, de ramener toujours le plaisir ou la douleur à l’indifférence, qui en est le terme moyen. Mais avant que de prouver cette remarquable assertion, il est bon d’en préciser le sens. La douleur et le plaisir sont absolus ou relatifs. L’instrument qui déchire nos parties, l’inflammation qui les affecte, causent une douleur absolue; l’accouplement est un plaisir de même nature. La vue d’une belle campagne nous charmer c’est là une jouissance relative à l’état actuel où se trouve l’ame; car pour l’habitant de cette campagne, depuis long-temps sa vue est indifférente. Une sonde parcourt l’urètre pour la première fois; elle est pénible pour le malade; huit jours après il n’y est pas sensible; voilà une douleur de comparaison. Tout ce qui agit sur nos organes èn détruisant leur tissu, est toujours cause d’une sensation absolue; le simple contact d’un corps sur le nôtre, n’en produit jamais que de relatives.

Il est évident, d’après cela, que le domaine du plaisir ou de la douleur absolus, est bien plus rétréci que celui de la douleur ou du plaisir relatifs; que Ces mots, agréable et pénible, supposent presque toujours une comparaison entre l’impression que reçoivent les sens, et l’état de l’ame qui perçoit cette impression. Or, il est manifeste que le plaisir et la douleur relatifs sont seuls soumis à l’empire de l’habitude; eux seuls vont donc nous occuper.

Les preuves se pressent en foule pour établir que toute espèce de plaisir ou de peine relatifs, est sans cesse ramenée à l’indifférence par l’influence de l’habitude. Tout corps étranger, en contact pour la première fois avec une membrane muqueuse, y détermine une sensation pénible, douloureuse même, que chaque jour diminue, et qui finit enfin par devenir insensible. Les pessaires dans le vagin, les tampons dans le rectum, l’instrument destiné à lier un polype dans la matrice ou le nez, les sondes dans l’urètre, dans l’œsophage ou la trachée-artère, les stylets, les sétons dans les voies lacrymales, présentent constamment ce phénomène. Les impressions dont l’organe cutané est le siège, sont toutes assujetties à la même loi. Le passage subit du froid au chaud ou du chaud au froid entraîne toujours un saisissement incommode, qui s’affoiblit et cesse enfin si la température de l’atmosphère se soutient à un degré constant. De là les sensations variées qu’excite en nous le changement de saisons, de climats, etc. Des phénomènes analogues sont le résultat de la perception successive des qualités humides ou sèches, molles ou dures des corps en contact avec le nôtre. En général, toute sensation très-différente de celle qui précède, fait naître un sentiment que l’habitude use bientôt:

Disons du plaisir ce que nous venons de dire de la douleur. Le parfumeur placé dans une atmosphère odorante, le cuisinier, dont le palais est sans cesse affecté par de délicieuses saveurs, ne trouvent point dans leurs professions les vives jouissances qu’elles préparent aux autres, parce que chez eux l’habitude de sentir a émousse la sensation. Il en est de même des impressions agréables dont le siège est dans les autres sens. Tout ce qui fixe délicieusement la vue, ou frappe agréablement l’oreille, ne nous offre que des plaisirs dont la vivacité est bientôt anéantie. Le spectacle le plus beau, les sons les plus harmonieux sont successivement la source du plaisir, de l’indifférence, de la satiété, du dégoût et même de l’aversion, par leur seule continuité. Tout le monde a fait cette remarque, que les poètes et les philosophes se sont appropriée, chacun à sa manière.

D’où naît cette facilité qu’ont nos sensations de subir tant de modifications diverses et souvent opposées? Pour le concevoir, remarquons d’abord que le centre de ces révolutions de plaisir, de peine et d’indifférence, n’est point dans les organes qui reçoivent ou transmettent la sensation, mais dans l’ame qui la perçoit: l’affection de l’œil, de la langue, de l’ouïe, est toujours la même; mais nous attachons à cette affection unique des sentimens variables.

Remarquons ensuite que l’action de l’ame dans chaque sentiment de peine ou de plaisir, né d’une sensation, consiste en une comparaison entre cette sensation et celles qui l’ont précédée, comparaison qui n’est point le résultat de la réflexion, mais l’effet involontaire de la première impression des objets. Plus il y aura de différence entre l’impression actuelle et les impressions passées, plus le sentiment en sera vif. La sensation qui nous affecte le plus, est celle qui ne nous a jamais frappés.

Il suit de là qu’à mesure que les sensations se répètent plus souvent, elles doivent faire sur nous une moindre impression, parce que la comparaison devient moins sensible entre l’état actuel et l’état passé. Chaque fois que nous voyons un objet, que nous entendons un son, que nous goûtons un mets, etc. nous trouvons moins de différence entre ce que nous éprouvons et ce que nous avons éprouvé.

Il est donc de la nature du plaisir et de la peine de se détruire d’eux-mêmes, de cesser d’être, parce qu’ils ont été. L’art de prolonger la durée de nos jouissances, consiste à en varier les causes.

Je dirois presque, si je n’avois égard qu’aux lois de notre organisation matérielle, que la constance est un rêve heureux des poètes, que le bonheur n’est que dans l’inconstance, que ce sexe enchanteur qui nous captive auroit de foibles droits à nos hommages, si ses attraits étoient trop uniformes, que si la figure de toutes les femmes étoit jetée au même moule, ce moule seroit le tombeau de l’amour, etc. Mais gardons-nous d’employer les principes de la physique à renverser ceux de la morale; les uns et les autres sont également solides, quoique parfois en opposition. Remarquons seulement que souvent les premiers nous dirigent presque seuls; alors l’amour que l’habitude tente d’enchaîner, fuit avec le plaisir et nous laisse le dégoût; alors le souvenir met un terme toujours prompt à la constance, en rendant uniforme ce que nous sentons et ce que nous avons senti: car telle paroît être l’essence du bonheur physique, que celui qui est passé, émousse l’attrait de celui dont nous jouissons. Voyez cet homme que l’ennui dévore aujourd’hui à côté de celle près de qui les heures fuyoient jadis comme l’éclair; il seroit heureux s’il ne l’avoit point été, ou s’il pouvoit oublier qu’il le fut autrefois. Le souvenir est, dit-on, le seul bien des amans malheureux: soit; mais avouons qu’il est le seul mal des amans heureux.

Reconnoissons donc que le plaisir physique n’est qu’un sentiment de comparaison, qu’il cesse d’exister là où l’uniformité survient entre les sensations actuelles et les impressions passées, et que c’est par cette uniformité que l’habitude tend sans cesse à le ramener à l’indifférence: voilà tout le secret de l’immense influence qu’elle exerce sur nos jouissances.

Tel est aussi son mode d’action sur nos peines. Le temps s’enfuit, dit-on, en emportant la douleur; il en est le sûr remède. Pourquoi? c’est que plus il accumule de sensations sur celle qui nous a été pénible, plus il affoiblit le sentiment de comparaison établi entre ce que nous sommes actuellement, et ce que nous étions alors. Il est enfin une époque ou ce sentiment s’éteint; aussi n’est-il pas d’éternelles douleurs; toutes cèdent à l’irrésistible ascendant de l’habitude.

Recherches physiologiques sur la vie et la mort

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