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IV

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E sentais un besoin colossal de commencer ma vie. Or, la vie ne commence que le jour où l’on aime, peu ou beaucoup, mais où le cœur rencontre un partenaire. Pour quelques-uns, le début est un alphabet charmant de ces rêveries sans consistance, mais toutes parfumées, qui nous mène plus tard à la belle langue de la passion. Pour d’autres, la saison est hâtive et la floraison féconde; du premier coup l’aube de ce clair jour s’embrase de grandes clartés chaudes et engendre l’orage. Pour ceux-là, ils cueilleront peut-être encore des fleurs sur le tard; mais ces fleurs ne seront que le regain, empourpré toutefois par les brûlants rayons d’antan. Les premiers jouissent sans souci des primeurs de la floraison du cœur; les derniers ne trouvent dans les beaux jours d’automne qu’un reflet de leur journée d’été savourée au printemps et qui chasse encore la neige de leur hiver. Lesquels sont les plus heureux?

On était aux derniers jours d’août. J’avais parcouru toute la côte normande et je m’étais installé pour quelques jours à Trouville qui regorgeait de monde. Passer de l’isolement absolu à la vie tumultueuse, au milieu d’un va-et-vient continuel, coudoyer des milliers d’individus auxquels on est inconnu, passer des journées entières dans une société hétérogène agitée et bruyante sans rencontrer une main amie, c’est continuer son isolement, et le cœur demeure comme par le passé enseveli dans sa solitude. Les liaisons dans les villes d’eaux sont faciles pour ceux auxquels plaisent ces commerces aisés, agréables, qui importent fort peu dans la vie. On se rencontre au bain, à la promenade, à l’hôtel, au Casino, et l’on se prend de cette sympathie éphémère évanouie dès le lendemain quand les nécessités vous séparent souvent pour toujours. Si d’aventure on se retrouve, souvent ce rapprochement, dû au hasard, ne laisse pas davantage de traces. Tel individu a fait partie de votre paysage, comme vous vous avez ornementé dans une certaine mesure la vue de la plage ou tel concert. Vous êtes l’un et l’autre, l’un pour l’autre, un arbre de la route parcourue, et c’est tout; s’il arrive de revoir l’arbre on se ressouvient de la route. Je passai mes journées mêlé à cette foule rieuse et tapageuse, si occupée dans son oisiveté. Comme elle, je me trouvai fort affairé. Les jours s’écoulaient bien remplis depuis l’aube jusque longtemps après le couchant. C’étaient: la promenade du matin, le bain, le déjeuner, la promenade, la réunion sur la plage, le dîner, le Casino et les excursions. Je suivais avec un certain intérêt cette vie factice très fatigante. L’esprit se distrayait, mais le cœur demeurait dans sa somnolence habituelle.

Le soir, alors que cette journée laborieuse dans sa viduité était finie, que les hôtels se remplissaient, j’avais coutume de longer le rivage, allant au hasard, sans but, seul avec ma pensée souvent sombre, écoutant la plainte monotone de la vague qui, comme une âme en souffrance, ressemblait au bruissement incessant et plein d’appétits inconnus de mon cœur. Quelquefois je ne m’arrêtais qu’en voyant les quelques feux d’un village lointain. Il était tard, la nuit était avancée et la mer murmurait toujours sa plainte, et mon cœur, plus ardent à battre, à mesure que le calme extérieur augmentait, bondissait toujours dans ma poitrine et bramait douloureusement. Je rentrais.

Une de mes promenades les plus affectionnées était la route qui mène de Trouville à Honfleur. A partir de Villerville, un petit port de pêcheurs, le chemin s’encaisse entre des haies énormes odoriférantes; de temps à autre le terrain s’exhausse, la verdure s’échancre, et vous avez une échappée de la mer. Quelques pas plus loin, vous êtes de nouveau en pleine campagne. A droite et à gauche, des vergers dont l’herbe haute et épaisse monte à moitié des troncs des pommiers. Au sein de cette végétation luxuriante, sans tristesse aucune, je ressentais des impressions ineffables. Çà et là de petits cottages isolés, baignés de verdure et comme imprégnés eux-mêmes de la sève salutaire des grands arbres, faisaient mon envie. Qu’il ferait bon, me disais-je, vivre ici! Et je marchais toujours, regrettant le vide de mon âme que le charme du paysage accroissait encore en alanguissant ma pensée. On rencontrait bien des promeneurs; mais de cohue, point. La rêverie pouvait aisément tracer son sillon sans crainte d’être importunée. On ne se heurtait qu’au bruissement de la vie heureuse. Je chérissais cette solitude, mille fois moins solitude que celle de mon âme. Mon regard, en fouillant les haies, les prés, les massifs de verdure et l’air bleu, peuplait ma pensée d’une foule de visions. Je commençais à analyser l’inquiétude qui lassait mon être. Je voyais clairement quel était le motif de toutes ces lassitudes indéterminées et de tous ces caprices non justifiés. Le cœur a, comme le corps, une puberté. Ce nouvel état arrivait tard pour moi, la transition allait être d’autant plus brusque. Si je ne crois point à la fatalité dans le sens absurde du mot, je pense qu’à côté de la grande destinée pour laquelle l’homme est créé, il en est d’autres que j’appellerai secondaires et auxquelles on échappe difficilement, surtout quand l’homme inoccupé ne les aperçoit pas afin de se raidir contre elles. Cette route que je parcourais fréquemment, préférablement à toute autre, allait laisser dans ma vie un souvenir ineffaçable. Était-ce par instinct qu’involontairement je me portais de ce côté?


Moi et l'autre

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