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V

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N était à la fin d’août. Aux premières aubes matinales, j’étais parti de Trouville, longeant la mer jusqu’à Villerville. Je montai le rocher où se trouvent les ruches humaines qui forment ce hameau, et après une courte halte, je m’enfonçai dans la vallée pour retrouver le chemin d’Honfleur. Au tiers de la route, sur la gauche, à travers une large futaie, on aperçoit derrière des massifs d’un vert plus clair une de ces jolies maisons à briques rouges, à clochetons, sans architecture précise, que les bâtisseurs modernes ont mises à la mode. Ce n’est point le château, ce n’est point la maison ordinaire: on l’appelle pavillon, nom aimable qui peint bien son aspect de banderole rouge et noire, émergeant du milieu des bosquets. –Sur la droite, une large pièce d’eau, couverte de feuilles de nénuphars, serpente et semble, d’un côté, contourner l’habitation. A gauche, une pelouse, que les jardiniers classiques trouveraient fort mal entretenue, car elle est couverte de pâquerettes. Çà et là des bouquets d’Eucalyptus aux feuilles vert-de-gris. La nature exubérante brochait sur le tout avec ses sauvageries poétiques et ses irrégularités primesautières. Pour entrer, une simple barrière peinte en vert, scellée dans deux piliers en briques rouges. Plusieurs fois j’avais vu ce retiro, mais pas plus que d’autres il n’avait fixé absolument mon attention. Tout ce parcours de prédilection avait pour moi des enchantements vagues mais non précis. C’était en quelque sorte une lumière diffuse semblable au malaise moral de mon âme. Ce jour-là, je vis et remarquai les moindres détails de ce délicieux coin de nature qui semblait se dévoiler pour la première fois. Mon œil fouillait ces feuillages balancés par le vent; il s’égarait plaisamment dans ces bouquets fleuris et jusque dans cette maison inconnue. Un immense désir de pénétrer dans cet enclos m’envahit. La barrière était ouverte et on ne voyait personne. J’entrai. J’avais à peine fait une trentaine de pas dans cette futaie que des aboiements furieux me rappelèrent à la réalité; débusquant soudain d’une allée, un superbe chien des Pyrénées se dressa devant moi. Ses allures peu rassurantes me firent faire un pas en arrière. Mais à mesure que je reculais, le molosse avançait, l’œil étincelant et fixe, la crinière hérissée et redoublant ses aboiements. Il ne fallait point songer à faire volte-face; de plus, d’une seconde à l’autre, ce terrible chien pouvait me sauter à la gorge. La seule chose praticable était de ne point détacher mon regard du sien, ce que je fis. Tout d’un coup il recula d’un pas et regarda vers un bouquet de magnolia.–On l’avait appelé. Presque au même instant, je vis s’avancer une femme encore jeune, élégamment vêtue. Elle tenait à la main un bouquet qu’elle venait de cueillir. D’une voix si harmonieusement timbrée et si pleine de charmes que je l’entends encore, elle appela Lionne. La bête rompit l’arrêt sous lequel elle me tenait et bondit vers sa maîtresse. Celle-ci le flagella amicalement avec des branches de son bouquet et s’avança vers moi.

–Vous n’avez pas dû être trop rassuré, me dit-elle, car ma Lionne a, en vérité, des airs bien peu engageants. C’est que, voyez vous, ajouta-t-elle, c’est à elle seule qu’est confiée la garde de cette habitation, ce qui parfois la rend peu polie.

Je m’excusai de mon mieux en disant que Lionne avait fait son devoir et m’avait fort à propos rappelé que la curiosité est un vilain défaut.

–Je fréquente souvent cette côte, lui dis-je, et plusieurs fois déjà, en admirant ce cottage si bien encadré, j’ai été pris du désir d’y entrer. Cette fois, l’occasion, l’herbe tendre, et aussi quelque diable me tentant, j’ai succombé.

–Puisqu’il en est ainsi, reprit-elle, je vais réparer l’impolitesse de Lionne et lui faire voir que vous n’êtes pas un ennemi de la maison.

J’aurais eu mauvaise grâce à refuser. La belle inconnue me fit les honneurs de cette villa champêtre avec une grâce exquise. J’avais donc jusqu’alors entrevu des femmes et des poupées; pour la première fois, je voyais une femme! Quelques secondes avant, nous étions inconnus, et l’urbanité pleine de grâce et de familiarité de cette femme aimable me mettait tout d’un coup sur le pied d’une connaissance. Point de réticences, de réserves prudentes ou prétendues telles; point de mise en scène calculée pour chercher à produire un effet. Le hasard lui avait fait rencontrer sur le seuil de sa demeure un passant curieux, et, sans arrière-pensée, franchement, elle se faisait le guide de ce passant, sans se demander quel était ce passant. Si le décor extérieur avait frappé ma vue, l’ordonnancement intérieur était d’un charme bien autrement puissant. Une femme seule avait pu présider à la toilette de ce fouillis de verdure. Que d’imprévu, que d’échappées de lumière et comme de sentiment! Mais, à mesure que ma curiosité de passant se satisfaisait, une curiosité bien plus vive encore s’emparait de moi. Depuis quelques minutes, je vivais dans l’atmosphère de cette belle recluse, si recluse il y avait, et je me demandais quelle était cette femme! Un paysage, quelque beau qu’il soit, longuement contemplé, a quelque chose de mélancolique lorsqu’il n’est pas animé par une créature humaine. Alors il semble que la vie manque par un côté. La communication directe avec Dieu paraît interrompue; et cette espèce de solution de continuité finit par désoler l’âme. Il vous faut, par la pensée, peupler ce coin de nature. J’avais nettement compris cette petite féerie de la nature improvisée; il restait celle qui animait de sa vie rayonnante cette retraite inconnue jusqu’alors pour moi. Elle était près de moi, causant, débitant ces mille riens que l’on peut dire avec un inconnu, et elle donnait une couleur à ces mille riens. Toutes les indiscrétions d’une imagination vagabonde étaient donc pour elle. Elle seule peuplait cette oasis juchée comme un nid dans une falaise. Mais que pouvais-je demander à cette femme? Payer par des questions sa courtoisie! Elle aimait la campagne et la mer; elle venait toutes les saisons passer l’été sur cette côte, et c’était là qu’elle avait planté sa tante! Que pouvais-je, que devais-je savoir de plus? De temps à autre, je jetais les yeux, éperdu, sur cette beauté à la fois fière et douce, et je me surpris une fois à ne pas répondre à une parole qu’elle m’adressait, absorbé que j’étais dans ma pensée. J’aurais volontiers abrégé cette promenade improvisée; un sentiment que je ne m’expliquais pas me rendait plus timide alors que vraisemblablement j’aurais dû être plus à mon aise avec elle. Quant à elle, c’était la femme dans toute sa grâce, dégageant en paroles le charme dont elle était douée, sans savoir qu’elle le répandait à profusion. Je pris enfin congé. Sous la haute futaie qui conduit dans l’enclos, elle me dit:

–Si le hasard vous fait de nouveau refaire cette route, et que le désir de visiter ce verger vous reprenne encore, Lionne vous fera un meilleur accueil, soyez-en sûr! N’est-ce pas, bonne bête? ajouta-t-elle.

Pour réponse, Lionne se dressa et appuya ses grosses pattes sur le beau bras blanc de l’inconnue. Celle-ci la caressa et me donna le sourire pâle de l’adieu.


Moi et l'autre

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