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VI

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DIEU! Pourquoi pensai-je déjà au mot au revoir? N’étais-je pas le passant parmi tant d’autres passants? N’était-elle pas l’inconnue parmi tant d’autres inconnues? C’est ainsi que la foule se forme. Depuis trois années, j’avais passé très près d’un nombre infini d’inconnues, et jamais une fois je ne m’étais demandé si l’inconnue se retournerait. Qu’avait de romanesque cette rencontre fortuite? Rien assurément! Elle était aussi bourgeoise que possible, et les faiseurs de romans ne l’auraient certes point choisie pour leurs combinaisons. Cependant cette causerie de quelques minutes avec cette femme augmenta tout d’un coup le tumulte qui régnait depuis longtemps déjà dans mon âme. Je touchai du doigt le mal qui me rongeait. Je ne pouvais vivre l’âme vide, sans amour, sans espérance. Aller devant soi dans la vie sans y voir un asile, un cœur pour s’abriter, c’est l’anéantissement moral avant la dissolution physique. La solitude du cœur est affreuse! Or, à l’heure présente, tous mes désirs inavoués, pour ainsi dire inarticulés, et par cela même inféconds, se dressèrent âpres et mordants. J’avais la soif d’aimer! Or, cette inconnue qui s’était subitement trouvée sur ma route, eh bien! je l’aimais déjà. Je l’aimais vaguement et comme dans la pénombre; mais je l’aimais, ou plutôt je la préférais à toute autre. Dût ma passion être méprisée, dussé-je me meurtrir et échouer avant de prendre le large, il me fallait voguer vers ce phare, lumineux sans doute pour bien d’autres que pour moi. Cette femme fixait les incertitudes de mon cœur ballotté et circonscrivait mes aspirations.

Cette route charmante que tant de fois j’avais parcourue, m’arrêtant pour ainsi dire à toutes les pierres, fouillant du regard tous les buissons, m’extasiant sur ses impromptus magiques, je la fis ce jour-là sans rien voir, isolé dans ma pensée, me souciant fort peu de ce qui me charmait encore le matin même. La configuration d’une femme était entrée dans ma vie. Tout le monde extérieur n’ayant point rapport à cette forme flottante, perçue dans le diorama vivant qui m’entourait, n’existait point. Mais, que cachait cette forme? Qu’était cette femme qui absorbait mon esprit? Je rentrai à Trouville et je m’enfermai à l’hôtel. Tout le reste du jour je vécus avec moi-même, me nourrissant de ce souvenir. Je ne me sentais plus seul. Je pensais à quelqu’un. Mon désir était défini. Déjà, avec les frêles pièces d’un passé de quelques secondes, je bâtissais un avenir. Qu’allait-il être? Y aurait-il seulement un premier chapitre à ajouter aux premières lignes du prologue? L’homme qui a longtemps vécu seul a généralement plus de ressort dans la volonté que ceux qui ont gaspillé leurs facultés aux mille riens de la vie ordinaire. Quand cette volonté est mise au service d’une passion, d’autant plus profonde qu’elle est unique et, quelquefois, la première, elle se triple et cela sans déperdition de forces pour l’individu. J’avais vu: la passion était née. Mais il fallait revoir cette inconnue dont l’image déjà remplissait, sinon mon cœur, du moins mon esprit. Mais comment? Attendre tout du hasard? Il y avait trop d’impatience dans mon désir pour m’en remettre aux occasions fortuites. Ceux qui ont vécu presque isolés au sein même de leur famille, et dans leur enfance et dans leur jeunesse, comprendront seuls cet empressement de l’âme à voler au-devant de celle qu’elle croit devoir être née sa sœur. C’est la clarté fugitive qu’entrevoit celui qui a passé toute une nuit sombre à chercher sa route. Il lui faut à tout prix revoir cette clarté, qui est pour lui la vie, au milieu des ténèbres. Or, tout avait été ténèbres au dedans comme autour de moi. Pendant deux jours, je parcourus la plage à toutes les heures et en tous sens. J’allai au concert, au bal, partout où je supposais que je dusse rencontrer l’inconnue. Si elle venait s’enfermer l’été dans ce nid de verdure, ne devait-elle pas souvent prendre sa volée pour revoir ce monde de plaisir auquel, je n’en doutais point, elle appartenait. Je regardai toutes les femmes qui égayaient d’une façon si pittoresque la vie quotidienne de la station balnéaire, et je ne la vis pas. Entre cent je l’eusse reconnue dans la plus brillante réunion. N’était-ce pas la première femme que j’avais regardée, en ayant vu tant d’autres? Il y avait à Trouville un certain Georges d’Argynes, garçon de trente à trente-huit ans, que l’on rencontrait à chaque pas, et que j’avais un peu connu dans la petite ville de D…, où je faisais mon droit. De loin en loin, je l’avais revu, mais sans m’en faire une relation. Il était fort lancé, disait-on; attaché à un journal auquel il envoyait des nouvelles du high life, il courait les villes d’eaux. Toujours très affairé, il causait à tous et de tout. Il saluait le prince de X…, s’inclinait devant la duchesse A…, se plaçait à la table des célébrités, soupait avec les actrices, tutoyait les filles, avait ses entrées partout, en un mot, était très répandu. Je ne dis pas qu’on l’appréciait dans le sens réel de l’expression, mais on le trouvait un garçon précieux. Décoré d’un ruban gagné à la suite d’un voyage de souverain, il portait sur ses cartes un casque de chevalier, ce qui fait bien auprès de la valetaille. Très au courant du petit scandale du jour; inventant au besoin des nouvelles pour paraître bien informé, il avait toujours à la bouche un renseignement prêt sur tous et sur toutes. Que de fois j’avais pris en pitié ce métier de fureteur, d’inquisiteur-joli cœur, dont les aimables révélations font sourire le Parisien au réveil, et donnent si souvent lieu à des drames qui, pour être parfois invisibles, n’en sont pas moins poignants. Tout à coup, je me pris à penser à ce pionnier du journalisme contemporain: le sot métier, ordinaire refuge d’impuissants doués d’une flexibilité extrême de caractère, m’apparut subitement sous un nouveau jour. Georges pouvait et devait connaître cette femme qui touchait, par un côté au moins, aux élégances de la vie. Cette espèce de policier mondain avait subitement acquis à mes yeux une importance réelle. Et cependant j’hésitais à lui demander un renseignement qui allait peut-être en faire comme un complice. Lui aussi ne chercherait-il pas à connaître cette femme, l’objet unique de mes préoccupations! Comment ne pas le faire participer à mon secret en le questionnant? La passion l’emporta, et je me liai avec lui. Un déjeuner en fit les frais. Je l’emmenai en promenade à Villerville, et l’engageai à venir avec moi sur cette route de Honfleur. J’agissais comme un collégien. Arrivés devant l’ermitage de mon inconnue, nous nous arrêtâmes, et je lui demandai s’il savait à qui il appartenait. Je ne viens jamais par ici, me dit-il, le véritable monde ne dépasse jamais Villerville. Sa réponse me froissa plus qu’elle ne me donna de dépit. J’en étais pour mes frais d’investigation; mais elle venait de jeter comme une défaveur sur celle que je brûlais de revoir. N’était-elle donc point du monde cette femme charmante dont la voix, le regard avaient fait sur moi une si profonde impression? Nous continuâmes notre route quelques pas encore, et nous revînmes vers Trouville. A quelques cents mètres du cottage, une calèche nous croisa; une femme occupait seule la voiture. C’était elle! Je la saluai; j’étais profondément ému. Nul doute qu’elle n’eût reconnu le passant, car elle me répondit avec une inclinaison de tête presque amical.

–Ah! me dit Georges, vous connaissez cette femme?

J’étais fort embarrassé de répondre.

–Oui et non, répondis-je. Je l’ai entrevue au bal à Trouville, et j’ai causé avec elle; mais je ne sais pas son nom.

–Elle n’habite aucun des hôtels de la plage, ajouta Georges, car je l’aurais rencontrée.

Il se retourna, et vit la voiture s’arrêter devant la barrière verte que je connaissais si bien. La dame en descendit et disparut sous la futaie. Comme la voiture revenait à vide, nous sautâmes dedans pour revenir à Trouville. En sa qualité d’indiscret patenté, Georges s’enquit au cocher de ce que pouvait être cette jolie inconnue. L’automédon ne la connaissait que pour l’avoir déjà ramenée deux fois de Trouville au Chalet. Une fois, elle était accompagnée d’un monsieur d’un certain âge. Il avait charge de venir la prendre le lendemain à deux heures pour la conduire à Trouville. Voilà tout ce qu’il en savait. Elle viendrait le lendemain, je la verrais. Mais viendrait-elle seule? Quel était cet homme qui l’avait accompagnée? Déjà la jalousie m’étreignait le cœur.


Moi et l'autre

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