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Des langues mortes.

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DEPUIS que l’on commence à revenir aux bons usages comme aux bons principes, on s’aperçoit que l’étude des langues mortes n’est pas moins nécessaire à l’homme du monde qu’au savant, et que sans elle on se trouve étranger à une foule de connaissances, qui seules annoncent un personnage bien élevé, et digne de figurer dans une assemblée de gens d’esprit.

Mais cette étude est nécessaire à l’homme de lettres et à celui qui fait profession de vivre dans la haute société ; elle est indispensable au vrai gourmand: sans elle il ne paraîtra qu’un mangeur vulgaire, qu’un glouton sans discernement, qu’un goulu sans délicatesse; vices, comme l’on sait, qui font avec la gourmandise par excellence un contraste plus tranchant encore qu’une sobriété sans prétention.

En effet, que penser d’un gourmand qui, n’ayant jamais fait des langues mortes l’objet de ses solides études, demeurerait sans voix lorsque la conversation tomberait sur ce sujet intéressant, et paraîtrait absolument étranger à tout ce qui peut y avoir rapport?

Quelle opinion prendre d’un homme, aspirant à la réputation de gourmand, qui resterait court en entendant parler des langues de bœuf, des langues de veau, des langues de cochon, des langues de mouton, des langues d’agneau et des langues de carpe, avec lesquelles il doit être familiarisé autant par état que par inclination?

Est-il parmi les idiômes vivans rien de comparable à une langue de bœuf fourrée, fumée et parfumée selon les grands principes de l’art; à une langue de cochon fourrée, ou seulement à la braise; à une langue de mouton en caisse, en hatelettes, ou seulement en papillotes; à une langue de veau à la broche, farcie, ou au parmésan?

Trouvez-vous parmi les dialectes européens les plus déliés, sans même en excepter celui qu’on parle avec tant de grâce et de pureté sur les rives de l’Arno, une langue plus délicate que celles de carpes, dont il faut, à la vérité, un grand nombre pour composer une entrée raisonnable, mais qui font passer tout à coup au rang des Lucullus l’heureux Amphytrion en état de les servir à ses convives plus heureux encore?

Il est donc démontré jusqu’à l’évidence que l’étude des langues mortes l’emporte en tous points sur celle des langues vivantes.

En écartant toute métaphore, en revenant à l’acception pure et simple de ce mot si précieux en gourmandise, enfin, en considérant notre sujet en moraliste, il nous sera tout aussi facile de prouver que les langues de bœuf, de veau, de cochon, de mouton, de carpe, d’agneau, etc., l’emportent de beaucoup sur les nôtres.

Qui peut ignorer tous les maux que la langue humaine a produits dans ce bas-monde! Blasphèmes, imprécations, calomnies, médisances, mensonges, basses flatteries, injures, démentis, etc.; tous ces outrages, et beaucoup d’autres encore, sont les fruits de son intempérance. S’il faut en croire Planude, «elle est la mère

» de tous les débats, la nourrice des procès, la source

» des divisions et des guerres; elle est l’organe de l’er-

» reur; par elle on détruit les villes, on persuade de mé-

» chantes choses.» Nous pourrions ajouter que, par elle aussi l’avocat nous étourdit, le bavard nous excède, le mauvais poète,

Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,

En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles,

nous annule jusqu’à l’impatience, nous excède jusqu’au dégoût, et nous poursuit jusqu’à nous faire déserter les sociétés les plus aimables.

La langue d’un bœuf au contraire n’a que d’excellentes choses à nous apprendre; jamais monotone, puisqu’on peut en varier de cent manières l’apprêt; jamais importune, puisqu’elle est muette; jamais trop piquante entre les mains d’un artiste habile, elle a l’heureux don de plaire à tout le monde, et elle est assez sage pour ne se faire jamais d’ennemis.

Nous pouvons en dire autant de celles de veau et de mouton, si bonnes sur le gril, de celles de cochon, qui avaient paru tellement importantes au dix-huitième siècle, qu’on avait institué des officiers en titre d’office, qui n’avaient d’autres fonctions que de s’assurer de l’état de leur santé , et qui joignaient à leur titre de langueyeurs de porc la qualité de conseillers du roi ; de celles d’agneau si innocentes et si douces; enfin de celles de carpe, tellement précieuses, que le plus riche amphytrion n’en sert une entrée qu’une seule fois dans sa vie.

Aucune de ces langues n’a menti, aucune n’a ennuyé personne, aucune n’a d’offense à se reprocher; et ce n’est pas d’elles que l’on peut dire qu’un coup de langue vaut un coup d’épée. Qui peut se plaindre de leur indiscrétion de leur bavardage, de leurs faux rapports? Personne. Nous avons donc eu raison de préférer les langues mortes aux langues vivantes. Tous les professeurs de l’ancienne université de Paris partageaient cette opinion; et nous osons croire que nous ne serons démentis par aucun gourmand de notre âge.

G. D. L. R.

Le Gastronome français, ou L'art de bien vivre

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