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Discours préliminaire.

Table des matières

LES préjugés ont une telle influence sur les têtes faibles; il s’est établi tant d’erreurs sur les ruines des vérités les plus naturelles, qu’il n’est peut-être pas inutile d’examiner sérieusement si l’opinion des sobres sur la gourmandise a d’autres fondemens qu’un mauvais estomac.

De même que les premiers apôtres de la continence furent indubitablement des hommes mal conformés, les premiers apologistes de la sobriété pourraient bien être des gens sans appétit.

Aristipe remarque que les philosophes qui affichaient le mépris des richesses ne possédaient pas une obole. Diogène était sans ressource quand il se fit cynique; Anaximandre eût laissé l’école de Cratès pour celle d’Épicure, s’il eût eu un moyen plus prompt de se faire remarquer.

Il en est ainsi des détracteurs de l’appétit, de ce penchant inhérent aux hommes bien nés et heureusement constitués. Ce n’est pas la première fois que des charlatans, digérant mal et parlant bien, sont parvenus à faire considérer comme une vertu un vice d’organisation.

On aurait dû cependant se défier dans tous les temps de ceux qui avaient le ventre vide: quiconque jeûne est bien préside divaguer. Personne ne conteste l’avantage d’un homme bien repu, et faisant libéralement ses fonctions animales, sur le valétudinaire le plus spirituel. Le vide de l’estomac produit le vide du cerveau. Notre raison, toute indépendante qu’elle se croie, respecte les lois de la digestion; et l’on pourrait dire, peut-être avec autant de justesse que La Rochefoucauld l’a dit du cœur, que les bonnes pensées viennent du ventre.

C’est encore un problème à résoudre que celui de savoir si l’esprit a plus de capacité avant qu’après le repas. Beaucoup d’auteurs n’ont eu de verve qu’à table. Il y a des gens qui ne traitent les affaires sérieuses qu’après boire. On a vu des ministres s’enivrer le soir, pour que leur tête, ranimée pendant le sommeil par les fumées d’un vin généreux, fût plus propre aux conseils, et conçût des idées plus lucides. Ce fut la méthode de l’honorable M. Pitt .

Mais s’agit-il de qualités morales, c’est alors que le Gourmand triomphe avec éclat.

La franchise est presque identique au titre de bon convive. Depuis le banquet des Sept Sages et la table ronde des Chevaliers, le dîner est le rendez-vous des têtes les plus fermes, des cœurs les plus héroïques, des esprits les plus indépendans.

La table est un lieu d’union, de joie, de fraternité ; elle joint aux délices de la paix l’ardeur du courage et des vertus guerrières. Le soldat le plus intrépide perd de sa valeur quand il a faim; on remplit le ventre des braves avant la bataille; et quiconque n’aurait peur de rien avant dîner, ferait tout trembler après.

Qu’y a-t-il de plus tendre qu’un buveur? de plus disposé à la libéralité qu’un convive joyeux? Demandez à la petite marchande qui circule dans la salle d’un restaurateur, à qui elle adressera sa requête, ou de l’homme mesquin qui noie deux gouttes de vin dans un verre d’eau, ou de celui qui, entouré de flacons et d’assiettes, s’exerce avec le plus d’activité.

Défiez-vous des gens sobres, dit un ancien: qui refuse de se livrer à table, qui ne boit pas avec ses frères, qui compte ses morceaux, est un traître ou un méchant.

César ne redoutait rien de ces hommes bien nourris, au visage coloré, dont l’aspect annonçait une digestion libérale et une franchise de convive; mais il se défiait de ces spectres au teint blême, au front sombre, au ventre creux, dont l’air mécontent annonçait deux choses inséparables: une mauvaise digestion et de mauvaises pensées.

Les Romains, à la fin du repas, se faisaient apporter la coupe magistrale, et buvaient à la ronde autant de coups qu’il y avait de lettres dans le nom de leurs maîtresses. Gruter nous apprend, dans ses Inscriptions page 609, qu’ils avaient coutume de s’écrier dans leurs festins: Amici, dum vivimus vivamus! C’est-à-dire: «Amis, pendant que nous vivons, jouissons de la vie;» car Raderus a très-bien fait voir, par des exemples tirés de Catulle, Clécilius, Varron, Anacréon et d’autres anciens auteurs, que vivere signifie se réjouir, s’abandonner au plaisir de la bonne chère, au vin, etc.

Voici une autre inscription que nous prenons encore dans Gruter, page 699:

Vive, hospes, dum licet; atque vale.

«Réjouis-toi, tandis que tu en es le maître, et porte-toi bien.»

Nous n’en finirions pas si nous voulions citer tous les grands hommes qui, par leurs exemples ou par leurs vœux, ont encouragé la gourmandise.

L’un des traits le plus généralement senti de la bonté du grand Henri, c’est le vœu de donner à tous ses sujets la poule au pot. Un bon dîner était, à juste titre, aux yeux du héros, le signe le moins équivoque de la prospérité publique et du contentement des peuples.

La plupart des rites religieux sont des actes de dégustation. Les prêtres anciens consommaient les offrandes, et les victimes n’étaient que des viandes succulentes, dévouées à l’appétit des sacrificateurs. La récompense du néophite était l’admission au banquet.

Saint Césaire, évêque, d’Arles, dit que de son temps, lorsqu’on ne pouvait presque plus boire, on adressait, pour s’y exciter encore, des santés aux anges et à tels saints qu’on jugeait à propos.

Les grandes époques de la religion rappellent les plaisirs et la franchise de la table. La gourmandise s’associe à toutes les solennités; elle fait le fond de toutes les cérémonies, elle est de toutes les fêtes: l’Épiphanie est dédiée aux gâteaux, la Circoncision aux dragées, Pâques à l’agneau, aux jambons et aux œufs, la Saint-Martin aux oies grasses, etc. On jeûne la veille de toutes les fêtes pour préparer son estomac; et, pour un gourmand régulier, c’est une sorte d’obligation de se donner, dans le grand jour qui se prépare, une sainte indigestion. Cela s’appelle se décarêmer; et il n’appartient qu’aux connaisseurs de savourer tout ce que ce mot a de sensuel.

/ Ce n’est point vers une perfection chimérique et contraire à ses œuvres; ce n’est point vers des privations contre nature, que le père des humains élève les désirs de ses enfans; c’est à des besoins journaliers, à des plaisirs qui leur sont propres qu’il rattache les devoirs qu’il leur impose.

Buvez et mangez, croissez et multipliez: c’est ce qu’il a dit à la postérité d’Adam, depuis l’origine des siècles, et ce qu’il leur répète par la voix de leur estomac.

La gourmandise n’est donc pas aussi profane que quelques sophistes le soutiennent. Combien se sont abusés les partisans de la sobriété lorsqu’ils ont osé faire un crime d’une chose non-seulement licite, mais autorisée; non-seulement autorisée, mais conseillée; non-seulement conseillée, mais recommandée; non-seulement recommandée, mais prescrite!

Le plaisir de manger, la destination la plus évidente de nos organes, la fonction la plus habituelle de notre corps, le besoin le plus impérieux de notre être, a donc été consacré par ce qu’il y a de plus vénérable et de plus spirituel.

Il n’y a qu’un faux orgueil, une ridicule prétention à la perfectibilité , qui aient pu intervertir l’ordre établi par le Créateur.

Les sources de l’intelligence et de la vie ressemblent à celles du Nil. Des curieux les placent aux montagnes de la lune; mais le ventre a sa place bien déterminée, sa destination bien évidente. Que ceux-ci placent l’âme dans le cerveau, ceux-là dans le cœur; les uns dans les poumons, les autres dans la glande pinéale; tous se réuniront pour dire que le ventre est le vaste atelier où s’élaborent tous les ressorts de notre existence.

Pourquoi n’a-t-il été donné qu’une étroite habitation à notre cerveau, tandis que le ventre a plus de capacité, de souplesse et de puissance que tout le reste de notre corps? N’est-ce pas parce qu’il est le sanctuaire où sont recélés tous les mystères de la vie, le réservoir de toutes nos sensations, le principe de toutes nos idées, l’œuvre dans laquelle s’est complu l’artiste éternel? Nous appartient-il de négliger ce qui lui a coûté tant de soins? Rougirions-nous de ce qu’il a fait en nous de plus apparent et de plus nécessaire?

Il y a sansdoute autant d’élévation, plus de bonne foi, et non moins de jouissance à cultiver nos dispositions naturelles, et à perfectionner l’art’alimentaire, qu’à affecter un dédain présomptueux pour notre maître, et nous croire supérieurs à notre ventre.

Que ces réflexions ne soient pas perdues pour l’appétit des fidèles; elles sont le fruit de longues méditations. Que ceux qui ont été infidèles à nos doctrines rentrent avec une nouvelle ferveur dans les temples de Comus, et méditent avec un saint recueillement les leçons gastronomiques que nous allons leur donner.

L’AUTEUR DE CET ARTICLE.

Le Gastronome français, ou L'art de bien vivre

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